Madame Lauvergeon, vous avez très bien exposé la stratégie du lobby nucléaire qui s'exprimait lors de la constitution d'Areva, avec deux visions : celle de la Cogema, focalisée sur ses activités historiques, et celle qui visait à orienter l'entreprise vers l'export et l'international. La logique industrielle en jeu dans la création d'Areva relevant d'une autorisation du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, la ministre de l'environnement de l'époque, chargée uniquement de la sûreté et de la radioprotection, n'avait pas à donner son aval ou son avis. Le succès n'ayant pas été au rendez-vous, notamment sur le plan international, s'agissait-il d'une bonne stratégie ?
Quant à la perte du contrat d'Abou Dhabi, qui semblait imperdable, M. Henri Proglio, président d'honneur d'EDF, a eu, lors de son audition par notre commission d'enquête, des mots assez durs à votre égard. Mme Brégeon a également souligné un manque de cohésion au sein de « l'équipe de France du nucléaire », décrite aussi par plusieurs des personnes que nous avons auditionnées. Comment expliquez-vous les relations déplorables entre Areva et EDF, son principal client ? Comment cela a-t-il affecté la filière nucléaire française ? Cette dernière a-t-elle tiré des leçons de cet échec ?
Nous avons vu EDF et Areva se déchirer sous le regard médusé de la communauté internationale, puis nous avons vu le fiasco de l'EPR finlandais, puis enfin celui d'UraMin. Je me fonderai donc sur le slogan que vous avez adopté lors de votre arrivée à la tête d'Areva et selon lequel vous n'avez « rien à cacher » pour espérer que nous pourrons obtenir des éclaircissements sur différents points.
Après cette série de scandales, la France est-elle encore un partenaire crédible dans le domaine du nucléaire, ou son image et la réputation de son savoir-faire sont-elles durablement entachées dans le monde ?
Pour ce qui est de la dépendance énergétique, 90 % de l'uranium utilisé dans nos centrales provenant de zones sous influence russe ou chinoise, la création de nouveaux EPR et la guerre en Ukraine ne risquent-elles pas de faire fortement augmenter la demande, et donc le cours de l'uranium ? En évoquant les prix de ce dernier, vous avez indiqué que le rachat d'UraMin s'expliquait notamment par un souci de sécuriser l'approvisionnement, mais certaines études démontrent que nous disposions alors de trente ou quarante ans de stock d'uranium. Pourquoi donc cette précipitation ? Selon certaines des personnes que nous avons auditionnées, les stocks seraient de cent à cent vingt ans, mais ne peut-on pas craindre, compte tenu du développement du secteur et de l'évolution préoccupante des coûts, une dépendance préjudiciable à notre souveraineté ?
Votre stratégie de développement tournée vers l'extérieur n'a-t-elle pas augmenté notre dépendance envers des pays peu démocratiques et enclins à des pratiques douteuses ? Vous avez en effet rappelé qu'il n'était pas question pour vous – et vous aviez certainement raison – d'installer une centrale nucléaire dans la Libye de Kadhafi, pays qui ne possédait pas d'autorité de sûreté nucléaire et dont le directeur d'une telle institution, si elle avait existé, aurait pu être mis en prison ou exécuté s'il avait décidé d'arrêter une centrale. Areva a cependant été liée à des pays ou à des consortiums qui peuvent susciter des interrogations – a notamment été évoqué, à cet égard, un consortium saoudien dirigé par le demi-frère de Ben Laden. Il importe que vous puissiez éclairer la commission d'enquête sur ces points que nous découvrons.
Le manque d'investissement de l'État français dans notre nucléaire est fréquemment critiqué. La stratégie tournée vers l'international et l'export, avec les divers projets évoqués et qui représentent plusieurs milliards d'euros, a-t-elle été menée au détriment de l'investissement dans le nucléaire en France et de la sécurisation de cette filière ?
Pour ce qui concerne l'uranium brut, vous avez vanté les mérites de l'usine de retraitement de déchets de La Hague, que le monde, selon vous, nous envierait, en ajoutant que les écologistes devraient être spontanément favorables au recyclage. Ce dernier point est certes vrai, mais vous omettez de dire que le taux de retraitement de 96 % du combustible que vous avancez n'est pas conforme à la réalité, car les technologies actuelles permettent seulement un monocyclage et nous attendons depuis maintenant un certain temps des réacteurs d'une autre génération, capables d'absorber ces déchets nucléaires – qu'il faudrait peut-être, comme le préconise la Cour des comptes, requalifier précisément en tant que déchets
Par ailleurs, depuis 2010, plusieurs alertes ont fait état de la saturation du site de La Hague et souligné que nous n'avions construit aucune autre installation de ce type. De fait, si même nous décidions immédiatement de le faire, un tel équipement ne pourrait ouvrir, au plus tôt, qu'en 2034. Se pose donc la question de la sécurisation de la filière française du nucléaire en matière de déchets, car il se trouve actuellement sur notre sol des matériaux radioactifs en attente d'une technologie dont nous ignorons si nous parviendrons à la développer.
Enfin, ce serait, selon vous, le lancement non concerté et un peu brutal de la filière nucléaire française, sans assez de concertation et d'explications, qui aurait suscité le développement d'un mouvement antinucléaire et écologiste. Or, la filière nucléaire est, malgré les propos que vous avez tenus sur la transparence que vous auriez voulu instaurer lorsque vous avez pris la tête du consortium, marquée par une certaine culture d'opacité, que nous découvrons progressivement. Pensez-vous donc vraiment que c'est le manque de cette transparence qui a provoqué des mouvements antinucléaires dans notre pays et, plus largement, en Europe ?