C'est l'ensemble du système qui était en surcapacité, pas seulement le nucléaire : si toute la production avait été d'origine nucléaire, il n'y aurait pas eu de surcapacité. La conséquence gênante de la surcapacité était la nécessité d'arrêter certaines centrales nucléaires sous peine de gaspiller l'énergie produite ; arrêter une centrale thermique ne pose en revanche aucun problème puisque la fonction de ces centrales est d'être en pointe en cas de besoin. Il est préjudiciable économiquement de suspendre l'activité de certaines unités, donc il faut l'éviter.
Quand j'étais aux commandes, les investissements ont été fortement relancés, et mes successeurs ont poursuivi cette politique. Nous n'avons donc pris aucun risque sur l'entretien du parc. En 1974, EDF, alors présidée par Marcel Boiteux, a décidé de fabriquer toutes les centrales nucléaires sur le même modèle. J'étais membre d'un cabinet ministériel à l'époque et je me souviens que cette option avait été débattue car elle comportait un danger. En effet, elle permettait d'opérer des économies d'échelle et d'aller plus vite mais elle présentait un risque systémique : si un problème survenait dans une centrale, il y avait un risque de le retrouver partout. Tout le monde était obsédé par cette menace en 1974 et après. On a tout de même décidé de prendre cette voie, car le risque ne s'était matérialisé ni en France ni ailleurs, notamment aux États-Unis. La survenue du problème n'est, à mon avis, pas liée au montant des investissements, mais vous devez vous faire votre propre opinion dans cette commission d'enquête. Si la filière était plus forte, si elle comptait plus d'entreprises et plus d'ingénieurs, nous aurions pu traiter plus rapidement cette difficulté, mais nous n'aurions pas éliminé tous les risques.
Entre Flamanville et Le Havre, nous nous sommes privés d'une production qui représente environ celle qui nous manque actuellement. Il ne me semble pas que les décisions prises à cet égard aient été rationnelles.
Dans le graphique que vous avez évoqué, les investissements sont exprimés en milliards d'euros alors que les tarifs le sont en pourcentage, donc la comparaison n'est pas pertinente. Néanmoins, il est vrai que le flux de trésorerie généré par l'activité en France devenait insuffisant pour investir – même si l'entreprise continuait à gagner de l'argent. La variable d'ajustement était donc l'endettement, mais celui-ci était voué à devenir permanent.
Quel est le système permettant de fixer de manière optimale le prix de l'électricité, ce que l'on appelle le market design ? De nombreux débats ont actuellement lieu sur cette question. Deux modèles s'opposent, et il me semble qu'il convient de trouver un compromis entre les deux. Le modèle libéral, celui de l'économie de marché, s'applique au pétrole : tout le monde trouve normal que le prix du baril explose à certains moments et chute à d'autres ; les entreprises perdent de l'argent dans certaines périodes, mais, le plus souvent, elles en gagnent beaucoup, donc elles ont les reins solides et peuvent investir. Il n'y a pas de pénurie d'investissements dans le pétrole même si certains coups de frein sont donnés pendant quelque temps. Il est délicat de transposer ce modèle au nucléaire car la durée des investissements est très longue : on ne peut pas escompter de rentabilité avant vingt ou trente ans. Il faut donc instaurer une garantie de prix. L'État l'a fait et cela a très bien marché, mais je n'ai pas réussi, à la fin de mon mandat, à convaincre les pouvoirs publics d'augmenter les tarifs. Entre ces deux systèmes, il y en a un qui fonctionne bien, que l'on retrouve au Royaume-Uni et qui est mis en place pour les énergies renouvelables : l'État garantit le prix à un niveau négocié contractuellement au moment de l'investissement ; si le prix est au-dessus, l'entreprise exploitante verse une contribution à l'État et le contraire se produit si le prix devient inférieur. Il convient de transposer ce modèle au nucléaire, mais Bruxelles le refuse au nom de l'interdiction d'aider un monopole.
Il existe d'autres formules, et il y a un consensus pour reconnaître que le système actuel ne fonctionne pas. Je comprends les gens comme vous, madame, qui souhaitent revenir à la fixation des prix par l'État, mais celui-ci ou la Commission de régulation de l'énergie (CRE) ne sont pas toujours raisonnables. Voilà pourquoi de nombreuses réflexions sont menées pour trouver le meilleur mécanisme hybride possible.