Je vous félicite parce que cette présentation rappelle de nombreux faits importants, dont certains ne sont pas très connus – tels les travaux de la commission Roulet.
Je ne suis pas étonné d'être là et je trouve tout à fait légitime qu'on m'interroge.
Comme vous l'avez rappelé, j'ai beaucoup travaillé au sein d'EDF et de GDF. À l'époque où j'étais à GDF, les deux entreprises étaient très proches. Elles étaient toutes deux nationalisées, avec un capital à 100 % public, et avaient en commun l'activité de distribution, c'est-à-dire les réseaux et la commercialisation auprès des particuliers, ainsi que toute la gestion du personnel. Je garde un très profond attachement à ces entreprises et je suis avec attention leur évolution. C'est donc avec beaucoup de tristesse que je constate la dégradation depuis dix ans du modèle français que j'ai connu.
Quand on m'a demandé de devenir président d'EDF en 2004, j'avais déjà passé dix-sept ans à GDF – ce qui souligne combien le management de l'entreprise était alors stable. J'y étais très heureux, la santé de l'entreprise était tout à fait satisfaisante et je n'étais pas candidat à la présidence d'EDF. Je comptais poursuivre mon activité à GDF jusqu'à la retraite.
Mais j'ai été appelé car EDF faisait face à une situation un peu difficile sur un certain nombre de plans. On arrivait à la fin du grand programme d'investissement et de développement du nucléaire. Le monde entier admirait ce programme qui faisait référence et avait été lancé de manière extraordinaire par le plan Messmer, annoncé le 6 mars 1974 – juste avant le décès du président Pompidou. Le président Giscard d'Estaing en a en quelque sorte hérité et l'a engagé de manière effective.
Sa réalisation est une réussite absolue, mondialement reconnue, avec cinquante-huit réacteurs construits sur une période de vingt-cinq ans et une capacité de soixante-deux gigawatts. À la fin de ce cycle d'investissement, le parc, qui avait été construit pour l'essentiel en sept ans, était très largement excédentaire.
C'est un fait oublié mais très important : la technologie américaine de Westinghouse a alors été utilisée. À la suite de grands débats, EDF a en effet retenu une technologie existante, qui avait fait ses preuves avec des dizaines de réacteurs en fonctionnement aux États-Unis. Nous avons ensuite, et c'est une grande réussite de politique industrielle, francisé cette licence américaine. La licence a d'abord été rachetée par le biais d'une structure que l'on a nommée Framatome, dont tout le monde a oublié que cela voulait dire « France-Amérique-atome ». Puis deux hommes que je respecte beaucoup, André Giraud – alors administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) – et Marcel Boiteux, ont réussi à franciser complètement la licence, grâce à l'intelligence et à la complicité des pouvoirs publics. Depuis lors, la France maîtrise complètement cette technologie et il n'y a plus aucun lien avec Westinghouse. Il reste que nos centrales sont rigoureusement les mêmes que celles de Westinghouse aux États-Unis. Il n'y a pas un boulon qui est différent !
Les centrales étaient construites au rythme de cinq par an, dans un contexte de croissance annuelle de la demande d'électricité de 7 %, soit un doublement tous les dix ans. Cette demande a ensuite commencé à ralentir. Il y avait trop de capacité et on a complètement arrêté de construire des centrales nucléaires pendant pratiquement dix ans. Lorsque je suis devenu président d'EDF, l'excédent de capacité était d'environ 20 %.
J'ai eu l'honneur d'être nommé président d'EDF le 15 septembre 2004.
Vous m'avez demandé dans le questionnaire quels avaient alors été mes constats sur la situation de l'entreprise.
Premier constat : la réussite fabuleuse du programme nucléaire. Elle ne faisait aucun doute et était mondialement reconnue. Nous étions le leader incontesté du nucléaire. Malgré cela, il y avait une dégradation importante de la trésorerie, alors que l'entreprise était rentable. La commission Roulet avait enquêté sur l'origine de ces difficultés. Elles provenaient pour l'essentiel d'investissements malheureux à l'étranger – tous ne l'étaient pas. En Argentine et au Brésil, les tarifs avaient été bloqués et les entreprises chargées des réseaux de distribution étaient complètement déficitaires. En outre, une tentative de reprise d'Edison s'était heurtée à l'opposition du gouvernement italien. EDF s'était retrouvée dans la situation de ne détenir que 3 % des droits de vote mais de devoir potentiellement payer 50 % des actions si son coactionnaire – à l'époque Fiat – exerçait son option de vente. Ce qu'il a fait dans la semaine de mon arrivée. Nous risquions de devoir dépenser près de 10 milliards d'euros uniquement de ce fait.
Par ailleurs, EDF avait baissé d'environ 20 % les tarifs de l'électricité au cours des cinq années précédentes. Ceux-ci avaient régulièrement augmenté jusqu'en 1987, afin de financer le programme d'investissement dans le nucléaire. Mais il a ensuite été décidé de baisser les tarifs en faisant le choix ou le pari qu'on allait arrêter d'investir. De fait, les investissements de production ont pratiquement disparu. Cela correspondait certes à la fin du programme nucléaire, mais quand je suis arrivé seulement 500 millions d'euros étaient consacrés à l'investissement.
Lorsque j'ai pris mes fonctions, je suis allé visiter les différents types d'installations – hydrauliques, thermiques et nucléaires – et j'ai pris conscience du retard et du besoin gigantesque d'investissements. Mon premier choc a eu lieu lorsque j'ai découvert les extraordinaires installations hydrauliques construites pour canaliser la Durance dans l'après-guerre, avec dix-sept barrages entre le lac de Serre-Ponçon et la mer. Tous sont commandés de manière coordonnée et, en quelques secondes, on peut produire 3 000 mégawatts. C'est une prouesse formidable de la France. Mais à l'intérieur des usines les tuyaux n'étaient pas en très bon état…
Au cours des cinq années où j'ai conduit la gestion de l'entreprise, j'ai défini quatre priorités. La première a été précisément de relancer l'investissement. Lorsque je suis parti, les investissements de production avaient été multipliés par dix. J'ai aussi augmenté ceux destinés au réseau, mais il était convenablement tenu et en moins mauvais état.
J'ai aussi décidé d'investir, parallèlement à la maintenance, dans la construction de turbines à combustion. EDF était alors en situation de monopole, et nous nous sentions responsables de la sécurité d'approvisionnement. Les turbines à combustion, qui coûtent cher en coûts variables, mais très peu en coûts fixes, permettent précisément de faire face aux pointes de consommation et ne fonctionnent que quelques heures par an – contrairement aux centrales nucléaires qui produisent en permanence.
Ma deuxième priorité fut de relancer la compétence nucléaire – cela a été un point majeur. Certes, on n'avait pas besoin de capacités supplémentaires. Mais cela faisait quinze ans que nous n'avions pas lancé la construction de nouvelles centrales et si, comme le prévoyaient les analyses, cela pouvait attendre encore vingt ans, un tel délai risquait d'avoir de lourdes conséquences. Le tissu industriel se serait en effet délité et les compétences n'auraient pas été entretenues, au sein d'EDF comme dans toute la filière.
La durée de vie prévue pour nos centrales était de quarante ans. Or, aux États-Unis, pour des centrales identiques, la durée d'exploitation autorisée était de soixante à soixante-dix ans. Nous étions tombés d'accord avec l'ASN, avec laquelle j'avais des relations étroites de confiance : étendre la durée de vie de nos centrales de quarante ans à soixante ans était évidemment de loin l'investissement le plus rentable pour la France. Cependant, cela retardait d'autant la construction de nouvelles centrales. Certes, le tissu industriel serait en partie mobilisé grâce à l'extension de la durée de vie des centrales en service. Mais les travaux importants que cela supposait – on a parlé par la suite de « grand carénage » – n'étaient pas du même niveau que la construction de nouvelles centrales. Pour disposer des compétences nécessaires le moment venu, il fallait trouver de quoi justifier une filière industrielle.
J'ai réussi à convaincre les pouvoirs publics – j'ai bénéficié à cet égard d'un soutien à 100 % du Président Sarkozy et de toute l'équipe – qu'il était nécessaire de fabriquer une centrale tous les deux ans, en dépit de capacités excédentaires. J'ai obtenu le feu vert pour construire le plus vite possible la centrale de Flamanville et ensuite celle de Penly, mais aussi pour exporter notre compétence nucléaire, car nous étions le leader incontesté en la matière.
Après un arrêt lié à Tchernobyl, le nucléaire reprenait en effet « du poil de la bête » dans l'opinion internationale et plusieurs pays s'y intéressaient. J'en ai ciblé quatre : la Grande-Bretagne – qui va sauver la filière nucléaire –, la Chine – où nous avons développé la centrale de Taishan –, les États-Unis – grâce à un partenariat avec la société Constellation Energy – et, enfin, l'Italie. Enel, qui était notre partenaire italien, avait pris une participation dans le projet de Penly, avant de s'en retirer.
Comme le nucléaire est toujours un sujet très politique et très sensible, je considérais qu'il fallait s'appuyer sur un partenaire local reconnu – China General Nuclear Power Corporation (CGNPC) en Chine et British Energy en Grande-Bretagne. Il s'agissait de nouer un partenariat avec cette dernière, dont nous avons fini par prendre le contrôle du capital à 100 %. Enel n'avait pas encore réussi à convaincre les pouvoirs publics italiens de réinvestir, mais cette société souhaitait développer des compétences. Je l'avais associée au chantier de Flamanville.
Ma troisième priorité a consisté à développer un pôle consacré aux énergies renouvelables. À l'époque le renouvelable était contesté mais commençait à apparaître comme crédible. J'étais arrivé à la conclusion que ces énergies allaient devenir un complément du nucléaire. Il était donc absolument nécessaire pour EDF de disposer de ce volet. Mais j'estimais aussi que nous n'avions pas au sein de l'entreprise les compétences nécessaires pour réussir à développer ce secteur. À l'époque, la force d'EDF c'était l'ingénierie – hydraulique, thermique et nucléaire. On savait faire des barrages et des usines, mais cela supposait des qualités qui n'étaient pas celles requises par le renouvelable.
Je me suis alors tourné vers une société qui s'appelait à l'époque SIIF Énergies, dirigée par un brillant entrepreneur, Pâris Mouratoglou, dont le bras droit était David Corchia. Nous avons mis en place un partenariat. La société était cotée et nous la cogérions. EDF possédait 50 % de cette société à la fin de ma présidence. L'idée était d'en prendre le contrôle à terme – ce qui s'est produit.
J'avais vite compris que dans le domaine des énergies renouvelables, les compétences consistaient tout d'abord à recueillir des subventions importantes, ces énergies étant très subventionnées. Ensuite, il s'agissait d'obtenir les autorisations d'implantation, ce qui est très difficile pour l'éolien, mais aussi pour le solaire. Il faut disposer d'un réseau et être capable de convaincre les populations et les élus.
Dernière priorité : trouver les moyens de financement. Comme je l'ai dit, je prévoyais une forte augmentation des investissements dans les moyens de production afin d'entretenir les installations existantes mais aussi de développer des capacités nouvelles. Nous avions commencé à réfléchir au renouvellement des centrales nucléaires, avec une démarche en deux étapes. S'agissant de la prolongation des installations existantes, le coût était estimé à environ 500 millions d'euros par centrale. En fait, nous en sommes plutôt à un milliard d'euros – je reviendrai sur les causes de ce dérapage incontestable. Ensuite, il fallait envisager la construction des nouvelles centrales. Tout cela représentait des montants importants.
J'ai donc essayé de trouver des moyens de financement. À court terme, l'augmentation de capital réalisée en novembre 2005 a rapporté 7,5 milliards d'euros à EDF. Il s'agissait bien d'argent supplémentaire pour financer le développement d'EDF, et non d'une cession de titres par l'État. Ensuite, il fallait absolument prévoir des rattrapages de tarifs. En effet, ceux-ci avaient été calculés lorsque l'entreprise n'avait plus besoin d'investir. Or cela devait être corrigé. Enfin, il fallait développer la productivité. Nous savions bien qu'il faudrait faire face à une concurrence accrue avec l'ouverture des marchés. Il fallait donc que notre activité soit la plus efficace possible.
Comment se portait EDF quand je suis parti en novembre 2009 ?
La capacité de production était stable, puisqu'elle n'avait pas été développée de mon temps. Mais le parc était en bon état et le taux de disponibilité, de l'ordre de 80 %, était satisfaisant. Je dois dire cependant qu'il y avait eu une alerte au cours de mon mandat : le taux de disponibilité avait tendance à baisser, ce qui justifiait pleinement les efforts consentis en matière d'investissement pour entretenir les centrales.
La prolongation de la durée de vie des centrales pendant vingt ans apparaissait comme parfaitement possible. L'Autorité de sûreté nucléaire, alors présidée par M. André-Claude Lacoste, était intéressée par une telle perspective permettant de diminuer les coûts tout en maintenant la sûreté.
De plus, l'implantation en Grande-Bretagne avait été un succès. Une anecdote à ce propos illustre l'importance des relations entre le politique et l'entreprise. Je m'étais rendu en Angleterre avec l'idée de prendre une participation minoritaire au sein de British Energy. Le Premier ministre Tony Blair m'avait assuré qu'il préférait que nous en prenions le contrôle. Il n'avait pas même été gêné lorsque je lui avais proposé de nommer la société EDF Energy tant il avait confiance en EDF. Lorsqu'il m'a invité à aller voir son successeur, Gordon Brown, celui-ci m'a confirmé le soutien total du Gouvernement britannique et m'a conseillé de voir l'opposition. J'ai donc rencontré M. Cameron, qui m'avait fait attendre six mois pour être sûr que les conservateurs seraient élus, et qui m'a confirmé que ces derniers soutiendraient le développement du secteur nucléaire et… le soutien politique du Gouvernement anglais à EDF s'est en effet révélé sans faille. Lorsque j'ai quitté mes fonctions, j'étais confiant : nous pourrions alimenter une filière nucléaire à Hinkley Point et à Sizewell.
Sur le plan financier et tarifaire, en revanche, je n'ai pas été suivi. Lorsque j'ai quitté mes fonctions, nos activités en France n'étaient plus autofinancées : les ressources de cash-flow ne permettaient pas de financer les investissements – ce qui explique, en partie, les fluctuations boursières. Peu avant mon départ, j'ai eu le malheur de déclarer qu'une hausse tarifaire d'environ 20 % en quatre ans s'imposait. Le « buzz » qui s'en est suivi a contribué à expliquer mon non-renouvellement à la tête de l'entreprise, ce qui m'a attristé tant j'étais certain qu'EDF deviendrait un leader mondial et que, lorsque les prix remonteraient, la performance financière de l'entreprise serait brillante – lorsque je suis parti, elle était encore tout à fait saine. Je précise également que l'entreprise a versé d'importants dividendes à l'État, pour 80 %, et aux autres actionnaires à hauteur, environ, de 4,5 milliards par an.
J'ajoute que les groupes anti-nucléaires, alors, n'étaient pas nombreux mais très violents, comme nous l'avons vu à Creys-Malville, lieu d'implantation du surgénérateur, et à Roscoff, pour un projet de développement. Mon prédécesseur, Marcel Boiteux, avait même été victime d'un attentat. En même temps, le nucléaire faisait l'objet d'un consensus dans l'opinion publique et parmi les politiques, à tel point que ce n'était pas un sujet. D'ailleurs, lors du débat du second tour des élections présidentielles, en 2007, ni Ségolène Royal, ni Nicolas Sarkozy ne savaient quelle était la part du nucléaire dans la production d'électricité en France. Les réponses – 13 et 50 % – se sont éloignées de la réalité, de l'ordre de 80 %. À l'époque l'énergie et le nucléaire étaient des sujets consensuels et les candidats n'avaient pas pensé qu'ils devraient se confronter sur ce plan.
La dynamique de relance du nucléaire lancée en 2004 a été cassée. Sans doute votre commission d'enquête permettra-t-elle d'analyser les raisons de ce manque de soutien et de cet abandon mais je pense qu'une telle dynamique est à nouveau souhaitable et possible.
En effet, la situation est largement comparable à celle de 1974 : l'opinion publique et les politiques ont conscience des enjeux et de la nécessité, pour la France, de retrouver sa compétence dans ce domaine.
De plus, plus personne ne pense que la consommation d'électricité va diminuer. Les scénarios de Réseau de transport d'électricité (RTE) sont désormais beaucoup plus réalistes et envisagent une hausse de 50 % de la consommation dans les vingt ans à venir.
Reste à surmonter le déclin des compétences et la désindustrialisation de notre pays, mais nous avons des atouts. L'expérience de Flamanville a certes été douloureuse mais il est possible d'en tirer les leçons, comme les Chinois l'ont fait à Taishan et comme nous aurions pu le faire avec la centrale de Penly qui, si le chantier avait été lancé, serait aujourd'hui en activité. Flamanville, Taishan, Hinkley Point, Sizewell sont autant de références. Nous disposons donc d'un noyau de compétences – qu'il convient de développer – alors que ce n'était pas le cas en 1974, lors du démarrage du programme nucléaire, même si nous avons su les multiplier en quelques années. Aujourd'hui, des ingénieurs français travaillent sur les quatre projets de centrales d'Hinkley Point et de Sizewell. Les Chinois, qui ont construit la centrale de Taishan en sept ans, en construisent désormais quatre à cinq par an. En Russie, trente ans après Tchernobyl, Rosatom est le premier exportateur de centrales nucléaires au monde.
Pour ce faire, trois conditions me paraissent néanmoins indispensables.
Tout d'abord, nous devons faire preuve de fermeté vis-à-vis de Bruxelles afin que nous puissions assurer un financement grâce à des contrats à long terme et à la garantie de l'État. La Grande-Bretagne l'a obtenu pour le marché anglais, pas nous. C'est d'ailleurs la seule raison qui peut justifier une nouvelle nationalisation d'EDF. Par parenthèse, il convient également de revoir le market design, le système de fixation des tarifs de l'électricité étant absurde. Il est possible de trouver des mécanismes mais, faute d'un consensus européen, il faudra peut-être accepter des différences entre pays, où les conditions sont variables.
Ensuite, il faut accélérer les procédures. Du temps du Président Giscard d'Estaing, sept ans étaient nécessaires ; il en faut quinze désormais. Les procédures, les concertations sont évidemment légitimes mais elles doivent être encadrées.
Enfin, il faut un engagement politique déterminé dans la durée. La relance du nucléaire ne peut pas se faire en cachette et par le seul vecteur du marché.