Intervention de Général de division Aymeric Bonnemaison

Réunion du mercredi 7 décembre 2022 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense :

Nous le voyons nous-mêmes sur les réseaux sociaux, Monsieur Jacques : chaque utilisateur développe autour de lui des sphères de proximité ou d'affinité, notamment idéologique, avec d'autres utilisateurs auxquels il envoie des messages et qui vont surenchérir. C'est d'ailleurs tout le problème de la radicalisation par le biais des médias. Dans le cadre d'un conflit, c'est un peu la même chose : chaque partie active les relais qui lui sont proches. Pensez-vous qu'un message russe parviendra à persuader un Ukrainien ou même un Occidental que cette guerre est une bonne chose ? Je ne suis pas sûr que les Russes s'investissent beaucoup dans ce genre de contestation, qui leur ferait perdre beaucoup trop d'énergie. Pour eux, l'enjeu est peut-être plutôt de convaincre les autres pays, ceux qui ne sont pas occidentalisés ou qui rejettent une forme de domination de l'Occident, qui pourraient leur servir de relais dans les enceintes internationales. Il y a une tendance naturelle à constituer des bulles, et notre étude a permis de constater que ces différentes bulles ne se parlent pas, ne se contestent pas. On observe malheureusement la même chose à l'échelle de notre pays : si le débat a lieu à l'Assemblée nationale, il est en réalité assez peu présent sur les réseaux sociaux.

Madame Martinez, je découvre ce chiffre de 65 % que vous avez cité, qui me surprend et m'inquiète un peu. Je ne pensais pas que nous en étions là. Dépendant du ministère des armées, je ne représente pas l'État dans son ensemble et ne peux donc répondre que partiellement à votre question mais, comme je le disais, nous devons mener un gros travail d'acculturation et d'éducation des différents acteurs concernés par ces problématiques. Nous nous heurtons toutefois au principe de réalité : certaines entreprises n'ignorent pas qu'elles peuvent être attaquées mais n'ont pas d'argent pour financer leur protection et ne savent pas comment s'organiser. C'est ici qu'intervient l'Anssi, qui a entrepris de labelliser des sociétés chargées d'apporter aux entreprises des conseils, voire de petites solutions. Il en émerge beaucoup en ce moment. Dans l'écosystème français du numérique qui est en train de se constituer, de nombreuses solutions pratiques sont ainsi développées pour donner aux entreprises, y compris petites – car les grands groupes ne sont pas les seuls à devoir se protéger – une première capacité de réponse. Par ce biais, nous améliorons notre résilience globale.

Madame Serre, j'ai l'impression que beaucoup de gens sont conscients du rôle des Gafam et de la nécessité d'exercer sur eux un contrôle politique. L'Union européenne s'est un peu réveillée à ce sujet. S'il est difficile de déstabiliser ce monopole, je vois aussi émerger, depuis cinq ou six ans, des capacités françaises dans ce domaine – j'ai encore pu le constater récemment à l' European Cyber Week ou aux Assises de la cybersécurité à Monaco. Des jeunes ayant la fibre nationale, dont certains ont d'ailleurs déjà servi dans notre ministère, montent des boîtes, des « jeunes pousses », sans chercher à se faire racheter tout de suite par un grand groupe américain, comme de nombreux entrepreneurs le souhaitaient auparavant. Ils sentent certes qu'il y a un marché à conquérir, mais ils sont aussi sensibles à la nécessité d'une souveraineté française, voire européenne dans ce domaine. Nous devons accompagner ces pépites, notamment dans le cadre des levées de fonds, et les protéger de la prédation.

Lors de la présidence française de l'Union européenne, mon prédécesseur a organisé la première rencontre de tous les cybercommandeurs européens. Nous nous réunissons désormais une à deux fois par an : vous voyez donc que nous sommes à la manœuvre pour faire émerger des solutions européennes. Nous aimerions aussi créer des capacités d'intervention européennes : lorsqu'un pays rencontrerait une difficulté, l'un de ses partenaires pourrait mobiliser un groupe d'intervention cyber (GIC) pour lui venir en aide. Cela nous permettrait d'empêcher les Américains d'occuper l'espace vide. Les États-Unis sont en effet venus aider des pays ayant besoin d'une réassurance, notamment certains pays frontaliers de la Russie ; dès lors, il sera compliqué de les faire partir… Quoi qu'il en soit, il est important de développer une offre de services, une capacité à aider d'autres pays – c'est aussi une forme de diplomatie d'accompagnement et une contribution à la construction européenne –, ce qui nécessite évidemment des moyens. J'ai aujourd'hui une capacité comptée de GIC, qui doivent déjà traiter nos problèmes nationaux et pourraient être mobilisés pour renforcer l'Anssi en cas de crise majeure dans notre pays.

Monsieur Fiévet, il existe déjà une Agence européenne de cybersécurité, l'Enisa. Beaucoup d'initiatives et de travaux sont en cours. Je l'ai dit, le cyber avait autrefois un petit côté secret, régalien, mais les notions de partage et d'entraide dans la lutte informatique défensive sont aujourd'hui largement admises.

Vous vous demandez, Monsieur Berteloot, si nous n'avons pas surestimé le cyber. Personnellement, je ne le pense pas. Nous l'avions déjà écrit dans notre livre, qui n'est pourtant pas récent, et je crois vous l'avoir démontré tout à l'heure : le cyber ne fait pas tout, mais cela ne l'empêche pas d'être présent avant les conflits, pendant, même si c'est un peu moins, et enfin après, sous la forme de l'espionnage, voire du pillage. Même s'il ne permet pas de résoudre toutes les guerres, le cyber est un véritable outil de puissance : il faudra donc intégrer à la LPM tout ce dont nous aurons besoin pour devenir plus résilients dans ce domaine. Je me reconnais d'ailleurs dans presque tous les objectifs déclinés dans la revue nationale stratégique : au-delà de l'objectif stratégique n° 4, intitulé « une résilience cyber de premier rang », je suis concerné par l'intégration du combat, les nouveaux champs, la liberté de manœuvre multimilieux. Le cyber intéresse l'ensemble de la société. Quand les armes parlent, il est un petit peu moins prépondérant, mais il reste un acteur.

S'agissant des réserves, Monsieur Blanchet, je ne peux pas vous apporter de réponse immédiate car nous sommes en train d'y travailler. Nous ne découvrons pas le sujet : nous avons déjà de belles expertises, notamment une réserve de compétences qui vient renforcer notre Cassi (centre d'audit de la sécurité des systèmes d'information) et notre Calid (centre d'analyse en lutte informatique défensive). Il est sans doute possible d'aller plus loin, d'agréger des compétences, mais je ne voudrais pas vous livrer des réflexions qui ne sont pas encore tout à fait consolidées en interne. La constitution de réserves permettra aussi de renforcer, dans les territoires, la nécessaire acculturation dont je parlais tout à l'heure. Nous commençons à tenir un tel discours aux entreprises, qui sont nombreuses à se sentir concernées par ce sujet.

S'agissant de la mobilisation de la réserve citoyenne et des influenceurs, je suis partagé. Cette démarche pourrait s'avérer tout à fait bénéfique mais, comme je l'ai déjà dit tout à l'heure, l'influence se manie avec prudence. En général, l'influenceur est un homme très libre ; mais s'il intervient en tant que réserviste, il porte la parole des armées, il me représente, et je devrais assumer tout ce qu'il dira en dehors du champ de la réserve. Nous avons pensé à solliciter des influenceurs pour le recrutement : la réserve citoyenne telle qu'elle avait été initialement conçue par l'amiral Coustillière a engagé un travail à ce sujet, et je vous avoue que j'ai moi-même déjà commencé à étudier la question. Encore une fois cependant, la mobilisation d'influenceurs engagera notre parole.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion