Intervention de Emmanuel Chiva

Réunion du mercredi 30 novembre 2022 à 11h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement :

Commençons avec le canon électromagnétique. Pour ceux qui ne seraient pas entièrement au fait, je précise que, très grossièrement, il s'agit d'envoyer un projectile entre deux rails dans lesquels on fait circuler une différence de potentiel électrique très importante. La charge n'est pas explosive mais elle va tellement vite qu'elle ionise l'atmosphère – c'est pour cela que l'on voit une traînée de flammes. Elle peut parcourir jusqu'à 600 kilomètres. J'ai assisté à une démonstration : un petit palet en caoutchouc sort du canon avec une force de 100 000 G, ce qui lui permet de percer un blindage épais à l'arrivée.

C'est donc une arme extrêmement intéressante, qu'un nombre restreint de pays sont capables de développer. La France en fait partie, avec les États-Unis et le Japon – nous avons d'ailleurs entamé une coopération avec ce dernier. Un prototype a été réalisé à l'Institut franco-allemand de recherches de Saint-Louis (ISL). Cet organisme est un joyau dans plusieurs domaines, dont la détonique et la pyrotechnie.

Le défi, s'agissant de l'avenir de cette technologie, réside dans le passage à l'échelle. Plusieurs déclinaisons du canon électromagnétique peuvent être envisagées. Celle dont je vous ai parlé serait plutôt placée sur une plateforme navale. En effet, lorsqu'on a besoin d'un mur entier de condensateurs pour pouvoir stocker et libérer une grande quantité d'énergie de manière quasi instantanée – comme c'est le cas, d'une façon générale, pour les armes à énergie dirigée, qu'il s'agisse de lasers ou de systèmes électromagnétiques – cela suppose des infrastructures adaptées. Toutes les pistes sont à l'étude, y compris celle du nouveau nucléaire.

En revanche, quand on cible plutôt des objectifs situés à une trentaine de kilomètres, on peut envisager l'intégration de cette arme sur une plateforme terrestre, autrement dit sur un camion. Il est possible d'utiliser comme munitions des obus flèches classiques non explosifs, ce qui facilite la fabrication. Un projet est en cours à l'ISL. Cela fait partie des démonstrateurs « signants », des dispositifs que nous souhaitons introduire dans la nouvelle loi de programmation militaire, qui a certes pour objet de permettre la remontée en puissance de nos armées, mais aussi d'éclairer l'avenir : il s'agit de préparer les guerres du futur avec du matériel de demain et non d'hier ou d'aujourd'hui. Nous aimerions accélérer un peu la feuille de route en la matière.

Madame Colombier, je vous confirme que certaines fragilités ont été observées concernant le matériel. Cela dit, on ne saurait comparer un char Leclerc et un T-72 ou un T-80. Les chars utilisés par les Russes n'ont pas de système de protection hard kill - soft kill. Ce ne sont pas des T-14 Armata : les blindés détruits sont des appareils anciens, rustiques et dont les vulnérabilités sont connues – notamment des Ukrainiens, qui ont les mêmes…

Il n'en demeure pas moins que la loi de programmation militaire pourra être amenée à réévaluer certains dispositifs à l'aune de ce retour d'expérience.

L'élaboration de la LPM nous occupe énormément en ce moment. À ce stade, toutes les pistes restent ouvertes. Nous n'en sommes pas à décider si tel ou tel programme sera accéléré ou bien ralenti. Les travaux sont en cours, il appartiendra au Président de la République de valider les grandes orientations. Ensuite, nous nous occuperons de la mise en œuvre, sous l'autorité du Ministre des Armées.

La composante sol-air est un autre domaine dans lequel la guerre en Ukraine impose une réévaluation. Plusieurs programmes sont en cours. L'un d'entre eux répond aux besoins de la défense antiaérienne terrestre et navale.

En ce qui concerne les compétences, certains métiers sont critiques. Hier, par exemple, à DGA Techniques hydrodynamiques, j'ai rencontré un modeleur, qui confectionne les maquettes des futurs systèmes sous-marins et navals. C'est une compétence qui se perd et cette personne, qui travaille pour la DGA depuis trente ans, essaie désormais de former de nouveaux arrivants. Nous nous efforçons, dans certains domaines, de compenser les pertes de compétences, notamment en utilisant les technologies nouvelles, par exemple la fabrication additive. Nous avons également engagé une réflexion concernant une « réserve industrielle », qui serait un renfort en ressources humaines. Les travaux relatifs aux différentes réserves existantes au ministère des Armées ont été lancés il y a deux semaines dans le cadre du groupe de travail ad hoc auquel le Parlement participe. Un second groupe de travail rassemblant l'EMA, la DGA et les industriels de l'armement a été créé pour envisager la création d'une réserve industrielle.

Monsieur Lachaud, si j'ai demandé le huis clos, ce n'est pas pour révéler des informations classées secret défense, mais pour disposer d'une certaine liberté de ton et aller beaucoup plus loin que je ne le ferais si l'audition était retransmise en direct. Nous avons fait la même chose au Sénat. Vous avez donc raison de souligner que, malgré le huis clos, je ne saurais fournir des réponses classifiées.

J'en viens au Scaf, qui m'occupe également énormément. Nous ne sommes pas très éloignés d'une convergence s'agissant du premier pilier, à savoir le New Generation Fighter – l'avion de nouvelle génération, à l'intérieur d'un système d'armes de combat aérien, c'est-à-dire avec des drones accompagnateurs et un cloud de combat, l'ensemble constituant le Scaf : New Generation Weapon System (NGWS) within a Future Combat Air System (FCAS).

Pour le premier pilier, la France est leader. Je ne blâme pas les industriels qui travaillaient ensemble à parvenir à un équilibre cohérent dans la répartition de la charge de travail.

L'enjeu est de signer le sous-contrat du premier pilier, qui a des rapports avec le troisième et le quatrième pilier, à savoir le démonstrateur de drones d'accompagnement et le cloud de combat. Les discussions entre Airbus et Dassault ont repris au début du mois de septembre. Selon moi, elles ont abouti. Des discussions supplémentaires ont eu lieu avec les motoristes. Là encore, à mes yeux, elles ont abouti. D'autres discussions concernant le troisième et le quatrième pilier, avec Thales, MBDA et Dassault, notamment, sont sur le point d'aboutir. La notification du contrat me paraît donc imminente. Nous ne sommes pas à l'origine de la communication qui a été déployée au cours des deux dernières semaines. La France met tout en œuvre pour que la signature intervienne de façon imminente.

La lettre d'intention, ou Intention to proceed, permet à l'industriel de se préparer : on lui indique qu'il recevra la commande d'un certain type de matériel au plus tard à telle ou telle date. Il ne s'agit pas d'une garantie d'ailleurs ce n'est pas la demande des industriels, ce que les industriels nous avaient demandé, c'était de la visibilité. Nous leur en avons donné, après une concertation, tout en leur demandant expressément de faire en sorte que tous leurs sous-traitants en profitent également, y compris ceux de troisième ou de quatrième rangs – car des groupes comme Thales, MBDA ou Nexter vont jusqu'à ce niveau. Nous souhaitons aussi que la DGA en bénéficie aussi en retour, c'est-à-dire qu'elle ait une vision en profondeur de la chaine de sous-traitance qui travaille avec le maître d'œuvre industriel. Nous avons beaucoup travaillé sur la question, notamment avec le Cidef. Après les lettres d'intention, il y aura les lettres de commande, qui permettront d'accélérer les dépenses prévues par la LPM 2019-2025.

J'en viens à l'alternative entre robustesse et masse. Si l'on opte pour la masse, il convient effectivement de diminuer les coûts et de réaliser des systèmes plus simples. Toutefois il ne faut pas opposer les deux notions.

Par exemple, deux appels à projets ont été lancés, Colibri et Larinae, visant à explorer l'usage de munitions téléopérées ou rôdeuses – pour Colibri : neutralisation d'une menace blindée à 5 kilomètres de distance avec une autonomie sur zone de 30 minutes, et pour Larinae : neutralisation à 50 kilomètres avec une heure d'autonomie. Nous voulions des systèmes simples, pas trop chers, avec lesquels il serait facile de s'entraîner et rapidement opérationnels, à horizon respectif de douze et dix-huit mois pour une première démonstration.

Tel est le cahier des charges qui a été communiqué aux industriels. Il s'agit d'une nouvelle manière de faire, dont je souhaite qu'elle se poursuive : un cahier de clauses techniques de mille pages s'impose certes quand on commande un sous-marin nucléaire lanceur d'engins, mais pour des munitions rôdeuses ou des capacités plus simples, de façon générale, il nous faut des modes d'actions plus souples et efficaces. Nous laissons la créativité aux entreprises – et les PME en ont beaucoup. Aux industriels de s'unir et de nous faire des propositions ! Cela a très bien marché : nous avons reçu au total une trentaine de réponses. J'ai bon espoir de renouveler ce type de démarche dans d'autres domaines afin de renforcer l'analyse de la valeur.

L' European Sky Shield Initiative (ESSI) est effectivement un projet un peu surprenant. La France est en mesure de répondre à plusieurs domaines de protection visés par l'ESSI : très courte, courte et moyenne portée, et intercepteurs endo-atmosphériques. Je ne reviens pas sur les capacités d'alerte avancée.

Actuellement les Arrow 3 israéliens et des Iris-T allemands ne peuvent pas répondre aux besoins, dans la mesure où il n'y a pas d'interface permettant d'interconnecter ces systèmes opérationnels avec une structure unifiée en termes de C2, contrairement aux solutions françaises, qui disposent déjà des interfaces de programmation nécessaires.

Même si d'autres États ont choisi de signer la lettre – ce qui ne constitue d'ailleurs pas un engagement en soi – la France a décidé de ne pas le faire. L'exigence d'interconnectivité suppose de revenir vers la Commission européenne et l'Otan. Je rappelle à ce propos que l'interopérabilité, ce n'est pas une « ITAR-opérabilité » (International Traffic in Arms Regulations) et que nous ne sommes pas obligés de prendre du matériel américain pour répondre à cet impératif.

Il importe donc de pouvoir proposer des solutions, non seulement françaises mais européennes, et de construire ensemble un système de défense aérienne souverain et interopérable. Nous verrons si l'ESSI peut répondre à cette ambition.

Concernant le passage à l'échelle des innovations, un certain nombre de progrès ont été accomplis, notamment à grâce à la sécurisation de flux financiers, consacrés au passage à l'échelle dans les programmes budgétaires 146 et 178. En 2022 tous les crédits alloués ont été consommés.

Je rappelle que la décision de passage à l'échelle, est prise dans le cadre d'une instance qui s'appelle le Comité de gestion du passage à l'échelle qui réunit l'AID, l'EMA et la DGA. Les projets susceptibles de passer à l'échelle font ainsi l'objet d'une décision collégiale après une instruction portant non seulement sur leur intérêt mais aussi sur les obstacles réglementaires et normatifs qui pourraient se présenter. Nous disposons donc de nouveaux outils pour amplifier le passage à l'échelle.

Nous souhaitons développer les démonstrateurs signants que j'ai évoqués tout à l'heure, qui permettront le passage à l'échelle des technologies innovantes. L'actuelle LPM a fait passer les crédits pour l'innovation de 730 millions à 1 milliard mais nous devrons aller plus loin. Là encore, l'urgence de la crise que nous connaissons ne doit pas nous empêcher de préparer l'avenir, ce qui est aussi la mission de la DGA.

Je ne sais pas ce qu'il en sera précisément du crédit d'impôt recherche (CIR) vert mais, en tant qu'ancien entrepreneur, je peux vous assurer de l'utilité d'un tel dispositif, bien qu'il y ait eu des abus. Pourquoi pas un CIR défense, en effet ? Mais nous cherchons également d'autres solutions, tant il importe de trouver des moyens pour financer les entreprises de défense. Peut-être pourrons-nous d'ailleurs revenir sur la taxonomie car, pendant que nous regardons vers l'Ukraine, quelques lobbies œuvrent à Bruxelles pour expliquer que les armes, c'est la mort et qu'il n'est pas possible de financer la mort, ni donc nos industriels. Une grande banque a encore refusé récemment de financer une PME sous prétexte qu'elle contribue à un programme d'armement.

Je ne pourrai guère répondre aux questions concernant le ravitaillement, qui relèvent du domaine opérationnel. Un certain nombre de moyens permettent d'assurer la continuité des chaînes d'approvisionnement et de ravitaillement. Il est certes possible de faire mieux, par exemple avec le ravitaillement par drones

S'agissant des concepts d'emploi et d'opérationnalité, nous attendons des éclairages de la part de des forces armées, avec lesquelles nous souhaitons accroître nos échanges. Je n'ai évidemment pas la légitimité pour parler au nom de l'état-major des armées mais la DGA souhaite continuer à envoyer des ingénieurs au sein des forces armées, à faire venir des industriels en son propre sein et à faire en sorte que ces nombreux allers soient accompagnés de retours, ce qui n'est pas nécessairement le cas pour le moment.

Nous réfléchissons également à des mesures complémentaires. Par exemple, des sous-officiers ou officiers mariniers, mis à disposition en troisième partie de carrière, pourraient irriguer les différents centres et les équipes de programmes. Il importe que les jeunes ingénieurs, qui n'ont pas fait de service militaire, puissent être confrontés aux réalités du terrain.

Je ne me prononcerai pas sur les propos auxquels vous faites référence.

La reconstitution d'un certain nombre de stocks, notamment de munitions, est l'enjeu de l'économie de guerre. Cela n'est pas facile, comme nous avons pu le constater avec le Président de la République lors de la visite de l'usine Nexter. Comment faire en sorte d'aller plus vite ? Les étapes de coulage constituent forcément des goulots d'étranglement ; les matériels sont très onéreux et constituent autant de points de passage complexes. Le doublement des chaînes d'assemblage et de montage nécessiterait plusieurs dizaines de millions d'euros d'investissement, mais à la charge de qui ? La question n'est pas encore tranchée. Nous réfléchissons également à l'utilisation d'autres chaînes de production, à l'étranger, pour accélérer les cadences en France.

Je rappelle que, ces vingt dernières années, les questions liées aux stocks et à la production n'étaient pas à l'ordre du jour de la politique industrielle. Les stocks étaient synonymes de mauvaise gestion. Quant à la production, elle ne présentait pas autant d'intérêt que les enjeux de recherche et développement. Nous nous rendons compte aujourd'hui que la production a été délaissée. Le chantier sur l'économie de guerre ouvert par le Ministre des armées nous permet de remettre ce sujet sur le devant de la scène.

Quelques exemples de commandes de munitions pour 2023 : 20 missiles Exocet MM40, 200 missiles moyenne portée, 118 missiles Aster et 100 missiles Aster 30 pour FDI. Parmi les livraisons : des missiles de croisière Scalp-EG rénovés, une vingtaine de torpilles lourdes Artémis, des missiles Exocet, des postes de tir MMP et les munitions associées, 77 missiles air-air Mica – missile d'interception, de combat et d'autodéfense – remotorisés. Des commandes sont également en cours de notification, en particulier s'agissant du missile Mistral.

Quid de la relocalisation de la filière de munitions de petits calibres ? Pendant des années, la réponse a été négative puisqu'il était possible de recourir à des fournisseurs facilement accessibles. Aujourd'hui, avec la guerre en Ukraine, le Ministère des Armées considère qu'il est temps au moins de se poser à nouveau la question.

Plusieurs systèmes de drones sont armés ou en passe de l'être. Des essais de tir de Reaper se sont déroulés il y a un mois sur la base de la DGA Essais en vol de Cazaux. À ce propos, nous sommes très fiers de nos deux spationautes, Sophie Adenot et Arnaud Prost, qui sont issus ou passés par la DGA – car je précise que l'armée de l'air ne dispose pas de centre d'essais en vol !

Des travaux sont également réalisés dans le cadre du programme Eurodrone.

Enfin, le système de drone tactique (SDT), qui remplace le système de drone tactique intérimaire (SDTI), cible la réalisation de cinq systèmes opérationnels. La crise actuelle nous pousse à en accélérer la phase d'armement. Ce programme a été un peu ralenti suite à un crash lors d'un essai industriel. Il est certes toujours possible de simplifier les certifications et les conditions d'essais, mais à condition de ne rien sacrifier à la sécurité.

Bref, nous ne sommes pas du tout en retard en matière d'armement des drones.

DGA Techniques terrestres mène aussi un certain nombre d'études sur des projets innovants, notamment dans le cadre du programme Avatar : il est ainsi possible d'armer des microdrones avec des HK416 en capacité déportée et téléopérée. Des essais sont en cours de réalisation.

Enfin, s'agissant des munitions, leurs conditions d'utilisation ne sont pas toujours « bijectives » avec celles qui ont été imaginées lors de la spécification des systèmes. Nous sommes donc amenés à remettre en question tout le processus d'analyse de la valeur que nous souhaitons réaliser. Ainsi, il existe un processus de muratisation des munitions, qui vise à faire en sorte qu'en cas de chute par exemple, elles ne puissent pas exploser ni être dégradées. Toutes les munitions doivent-elles être pour autant muratisées ? Dans le domaine naval, c'est une évidence. Dans le domaine terrestre, tout dépend du concept d'emploi : dans une guerre de très haute intensité, préfère-t-on ne pas avoir de munitions ou prendre le risque, parfois, d'un accident ? Ce n'est pas à moi de répondre. Ce risque, quoi qu'il en soit, doit être partagé entre l'autorité technique – la DGA – et l'autorité d'emploi – le ministère des armées. D'où la nécessité d'accroître notre surface d'échange.

L'analyse de la valeur doit aussi nous permettre de remettre à plat nos exigences. Un certain système d'armes a ainsi été conçu pour être parfaitement optimal et fonctionner de manière nominale jusqu'à – 35°. Est-ce important s'il fonctionne nominalement jusqu'à – 25° et qu'entre – 25° et – 35°, il fonctionne moins bien ? Si cela ne l'est pas, nous réaliserons en l'espèce une économie de production de 30 %. Il importe donc de systématiser ce questionnement pour l'ensemble de nos systèmes afin de connaître les lignes rouges et les compromis possibles. Il en est de même pour les essais, les certifications et les normes.

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