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Intervention de Emmanuel Chiva

Réunion du mercredi 30 novembre 2022 à 11h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement :

C'est un plaisir pour moi de venir pour la deuxième fois en tant que délégué général pour l'armement devant votre commission.

Il faut effectivement prendre certaines précautions afin d'éviter des conclusions hâtives, mais certaines observations peuvent déjà être faites. Le retour d'expérience (retex) que je vous présenterai concerne uniquement les questions propres à la DGA, à savoir les enjeux capacitaires et les leçons à tirer sur le plan de l'équipement et de la politique industrielle de défense. Le retour d'expérience sur le plan opérationnel ne relève pas de la DGA, même si nous échangeons beaucoup sur cette question avec les forces. Par ailleurs, je peux tout de suite vous dire que la qualité des matériels livrés par la France est unanimement saluée.

Le conflit en cours est finalement assez classique. Il nous apporte des confirmations quant aux équipements que nous avions déjà identifiés comme des facteurs de supériorité opérationnelle. Il y a tout de même eu quelques surprises : on s'attendait à voir un peu plus de ce matériel russe hautement sophistiqué dont on nous avait vanté pendant des années les capacités redoutables. Je pense en particulier au char T-14 Armata, que l'on n'a pas encore vu, à ma connaissance, sur le théâtre d'opérations.

La guerre en Ukraine est marquée par une combinaison d'armements assez classiques et de démarches ou d'outils plus innovants, comme la désinformation et les attaques cyber, qui viennent en coordination ou en soutien des actions cinétiques sur le terrain. Certains équipements militaires se distinguent, sans que cela constitue pour autant des surprises.

Tout d'abord, les drones jouent un rôle majeur, comme dans d'autres conflits que nous observons depuis des années, ce qui a d'ailleurs conduit à une accélération de l'équipement et de l'entraînement des forces françaises en la matière. En Ukraine, les minidrones et les microdrones servent d'œil déporté, d'outil en matière de renseignement, d'alerte, d'observation, d'orientation du commandement et de conduite des feux, en combinaison avec des manœuvres qui constituent davantage une surprise – mais j'imagine que l'état-major des armées vous a éclairés sur ce sujet. Les drones tactiques armés jouent aussi un rôle important, notamment ceux utilisés sous forme de munitions rôdeuses, les Shahed iraniens et les Switchblade. C'est le premier conflit au cours duquel on observe un usage aussi important de ces munitions rôdeuses, téléopérées, qui ont l'avantage de ne pas coûter très cher mais ne sont pas d'une grande précision.

Par ailleurs, on voit bien l'importance de la défense sol-air, dont le caractère multicouches permet d'assurer une protection performante des points les plus sensibles et de créer une incertitude permanente pour l'adversaire, au plus près de ses forces, ce qui rend fortement risqué et complexe l'emploi de ses moyens, grâce à une combinaison entre des solutions de défense sol-air statiques et d'autres qui sont mobiles. Les capacités de frappe sol-sol, dans la profondeur, sont largement utilisées. Tout cela nous incite à entamer une réflexion sur nos moyens en vue de combiner les effets sol-sol et les effets air-sol.

Les écoutes électroniques et le brouillage sont utilisés d'une manière généralisée, des deux côtés, pour perturber les outils de positionnement par GPS, de navigation et de communication, notamment par satellite, ainsi que pour réaliser des interceptions. On a vu aussi, surtout du côté russe, l'importance que revêtent les moyens logistiques, dans tous les domaines – le transport par voie routière ou fluviale, le stockage et sa protection, la réparation rapide du matériel et l'aménagement du terrain.

Enfin, il y a la guerre cognitive et la désinformation, dont nous avions déjà parlé lorsque je dirigeais l'AID (Agence de l'innovation de défense). La dimension que prennent les manœuvres d'influence et de saturation des réseaux sociaux met en évidence la nécessité pour la France de disposer de ses propres moyens d'analyse, de compréhension et de réfutation – ce qu'on appelle la lutte informatique d'influence – qui permet notamment de lutter contre les fake news opérationnelles.

On a également assisté, je l'ai dit, à des surprises. Nous nous attendions à un usage bien plus important de la robotique terrestre du côté russe. Les engins les plus sophistiqués n'ont pas non plus été utilisés, alors qu'on identifiait il y a quelques années le T-14 Armata comme la menace ultime.

Ce qui apparaît comme un facteur différenciant est plutôt la robustesse des systèmes, puisque la guerre en Ukraine marque le renouveau des conflits qui génèrent une forte attrition des matériels. Cette attrition n'est pas une surprise, s'agissant d'un conflit de haute intensité, mais elle constitue un défi majeur. Pour y faire face, il faut jouer sur plusieurs facteurs : le volume des forces, leur protection, la robustesse et la disponibilité des systèmes – qui ne sont pas incompatibles du tout avec leur sophistication ; un système sophistiqué peut être robuste, alors qu'une partie du matériel russe a été abandonnée en raison de pannes, de manque de carburant ou d'embourbement par exemple – ou encore la capacité à faire des réparations au plus près des unités et enfin la disponibilité de l'outil de production pour reconstituer les masses, ce qui constitue un véritable défi pour notre base industrielle et technologique de défense (BITD).

C'est ce constat qui a conduit le ministre des armées à lancer, dès septembre, des travaux relatifs à l'économie de guerre, dans un format assez inédit, réunissant des représentants des industries de la DGA, les états-majors et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, pour poser les bases de la discussion. Plusieurs groupes de travail, auxquels participent l'état-major des armées, la DGA et le Conseil des industries de défense françaises (Cidef) ont vu le jour, sur cinq thèmes : la conduite des opérations d'armement ; la chaîne de sous-traitance et la constitution de stocks, qui vont de pair avec la relocalisation des filières ; les ressources humaines ; la simplification des réglementations et des normes ; et enfin la question de nos vulnérabilités, en particulier à l'égard des attaques cyber et du sabotage. Les objectifs étaient d'améliorer la réactivité de notre outil industriel, de recompléter nos parcs de munitions et systèmes d'armes, d'être en capacité de répondre aux besoins des armées dans le cadre d'un conflit de haute intensité et de remettre les enjeux de production au cœur des préoccupations du ministère et des industriels, tout en maîtrisant l'impact sur la programmation militaire.

Nous avons identifié des équipements prioritaires pour lesquels des efforts particuliers doivent être faits. J'en suis désolé, mais la liste de ces équipements n'est pas publique, et je ne pourrai donc pas répondre précisément à vos questions sur ce point. Il s'agit principalement de matériels terrestres et de munitions.

Des solutions ont d'ores et déjà émergé dans certains domaines. Un plan commun a ainsi été établi entre la DGA, le Cidef et l'état-major pour simplifier la conduite des opérations d'armement. Il commence à s'appliquer, mais ne pourra aboutir que si l'industrie nous suit et qu'elle est fortement impliquée à nos côtés. Nous avons identifié les opérations d'armement pouvant faire l'objet de mesures de simplification – réduction des exigences, limitation de la documentation et relâchement, toujours prudent, car il existe quand même des lignes rouges, de certaines contraintes réglementaires. Un objectif de réduction de la documentation de 20 % nous semble ainsi tout à fait atteignable pour certains programmes. Nous essayons de trouver des solutions concrètes, rapides et simples à mettre en œuvre.

À moyen terme, nous ferons un retour d'expérience commun sur plusieurs aspects de la conduite des opérations d'armement, en particulier la mise en œuvre de l'instruction ministérielle n° 1618 et l'analyse de la valeur. Nous continuerons aussi à explorer de nouvelles possibilités en matière contractuelle : la mise en place de jalons de décision dans les contrats ; l'exploitation de certaines dispositions du code de la commande publique, comme les lettres de commande en cas d'urgence et les accords-cadres pour des approvisionnements de long terme, qui peuvent favoriser la montée en cadence de l'outil de production ; l'utilisation de clauses relatives à la sécurité de l'approvisionnement, aux pénuries de composants ou à l'augmentation imprévisible de certains coûts ; et la possibilité, en cas d'urgence, d'un allègement des clauses de réception. Tout cela concerne aussi bien les industriels que le ministère.

J'en viens au renforcement de la résilience de l'outil productif. Notre objectif est d'aider les industriels. Le service des affaires industrielles et de l'intelligence économique (S2IE) est ainsi chargé de cartographier la BITD et de mener, aux côtés des industriels, des travaux d'identification en profondeur des sous-traitants critiques et des dépendances qu'aurait la chaîne de sous-traitance à l'égard d'approvisionnements étrangers. Il s'agit de sécuriser les chaînes, d'identifier les nœuds limitants dans les délais de production des systèmes et de déterminer les investissements à faire si on veut accélérer. Il ne sert à rien de donner de la visibilité à nos industriels si un acteur critique, au deuxième ou troisième rang de la chaîne de sous-traitance, est incapable de fournir en temps et en heure ce qu'on attend de lui ! Or, je le dis en toute transparence, certains grands maîtres d'œuvre industriels ne connaissent pas suffisamment leurs chaînes de sous-traitance. C'est notre rôle de les aider à y parvenir et de donner de la visibilité aux sous-traitants.

En ce qui concerne la sécurisation des approvisionnements, la cartographie que j'ai évoquée vise notamment à identifier les dépendances étrangères en matière d'approvisionnement et de production. La réponse est dans la diversification des sources. La création de l'Observatoire français des ressources minérales pour les filières industrielles, grâce à un financement venant à 60 % de France 2030 et à 40 % des industriels, en particulier le Gifas (Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales), devrait nous permettre d'avancer.

La constitution de stocks industriels était encore considérée il y a peu comme relevant d'une mauvaise gestion. C'est donc un pivot de leur raisonnement que nous demandons aux industriels de changer. Le Gifas est en train de constituer un stock de six mois pour le titane, sur financement industriel, et nous sommes en travailler sur la constitution d'autres stocks.

Nous nous efforçons également de relocaliser, dès que possible, certaines filières. Je pense en particulier à la poudre noire servant à la fabrication de nos obus de gros calibre, aux corps de bombe et, même si cela peut paraître assez ésotérique, aux baguettes de soudage pour les aciers de plateformes navales.

Je termine par la mise en place d'une équipe d'excellence industrielle au sein de la DGA. Dès la fin de cette année, en cohérence avec notre plan de transformation, qui fait actuellement l'objet d'intenses travaux, nous mobiliserons les équipes du S2IE pour vérifier que les mesures décidées pour améliorer notre réactivité en matière de production ont bien été mises en place par les industriels et que les améliorations prévues pour renforcer les chaînes de sous-traitance trouvent une traduction concrète. Outre son rôle d'accompagnement et de soutien, la DGA peut en effet avoir une mission de surveillance de notre BITD. De même que les banques réalisent des stress tests, nous allons aussi procéder à des tests de montée en cadence, afin de vérifier que l'ensemble de la chaîne de production est capable de répondre aux accélérations qui pourraient être nécessaires.

Toutes les mesures prises visent à renforcer nos capacités industrielles pour nous permettre de répondre, à la lumière du retex d'Ukraine, aux besoins des forces dans un contexte d'engagement majeur de haute intensité. À cette fin, nous allons mobiliser toutes nos équipes sur le long terme.

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