Il y a quelques mois, l'Assemblée nationale, dans cette même salle, entendait le témoignage du journaliste Victor Castanet, qui revenait sur les mois d'enquête qu'il avait menés au sein du groupe Orpea, gestionnaire de centaines d'établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) dans notre pays. Vous entendiez, médusés, les réponses des dirigeants de ce groupe, minimisant ce qui, très vite et à juste titre, a été qualifié de scandale.
En tant que parlementaires, vous vous êtes immédiatement emparé du sujet, soutenant de nombreuses propositions, dont celle que je défends aujourd'hui. Celle-ci pourrait être mise en œuvre très simplement, très rapidement, ne coûte pas un centime et ne se substitue à personne. Elle n'aura pas non plus besoin d'attendre la prise de décrets pour s'appliquer pleinement. Cette proposition, c'est le droit de visite des parlementaires dans tous les établissements sociaux et médico-sociaux, sans préavis.
Comme représentants de la nation, nous sommes, vous êtes, souvent les premiers sollicités en cas de signalement de situations dangereuses, tant dans les Ehpad que dans les foyers de l'aide sociale à l'enfance (ASE). Nous jouons un rôle très particulier d'interface entre des familles désemparées, qui ne savent plus vers qui se tourner, et les autorités locales compétentes pour agir, que nous connaissons bien du fait de notre mandat.
Je tiens évidemment, d'emblée, à vous dire que cette proposition ne vise pas à exonérer ces autorités, notamment les conseils départementaux et les agences régionales de santé (ARS), d'un contrôle effectif de ces établissements, voire d'un contrôle renforcé au vu des révélations de ces dernières années. Il s'agit simplement d'ajouter « un étage à la fusée », une garantie supplémentaire que le respect de la dignité est bien assuré dans ces établissements qui accueillent des personnes vulnérables.
Cette proposition de loi n'a absolument pas pour objet de jeter le discrédit sur les personnels de ces établissements, qui travaillent durement, avec professionnalisme et humanisme, dans l'immense majorité des cas. J'entends les remarques qui ont pu être faites lors des travaux préparatoires que j'ai menés, selon lesquelles mettre en lumière la mauvaise gestion de ces établissements pourrait décourager les jeunes de s'engager dans cette voie professionnelle. Et pourrait ainsi nuire à l'attractivité de ces métiers de première ligne, essentiels au bon fonctionnement de notre société. Je crois, pour ma part, que c'est l'inverse et que c'est précisément en dénonçant les abus et les manquements, parfois très graves, que nous pourrons, en quelque sorte, faire place nette et redorer l'image de ces beaux et indispensables métiers.
Ce sont d'ailleurs très souvent les professionnels eux-mêmes qui ont tiré la sonnette d'alarme quant à leurs horaires intenables, leurs salaires trop bas, les postes vacants ou les recrutements de mauvaise qualité. Ils étaient les premiers à témoigner de ce quotidien professionnel invivable lors du scandale Orpea.
Il y a consensus aujourd'hui pour dire que l'évaluation et le contrôle des établissements sociaux et médico-sociaux sont défaillants, au regard des enjeux de bienveillance et de bientraitance des personnes fragiles qu'ils accueillent.
S'agissant des Ehpad, la loi de 2015 sur l'adaptation de la société au vieillissement a commis une véritable erreur en ne permettant plus aux ARS et aux conseils départementaux de reprendre les dotations non consommées, en tant qu'autorité de contrôle et de tarification. Les éventuels excédents sont désormais laissés à la main des établissements qui, rappelons-le, ont une démarche lucrative. Résultat : des dérives parfaitement prévisibles, motivées par l'appât du gain.
Pour ce qui est du manque de personnel dans les établissements de l'aide sociale à l'enfance, l'Observatoire national de la protection de l'enfance ne cesse d'alerter quant aux risques psycho-sociaux auxquels les professionnels peuvent être exposés. À la faiblesse des moyens s'ajoutent d'énormes disparités de prise en charge selon les départements. La Haute Autorité de santé (HAS) nous a ainsi alertés sur la difficulté de définir une politique de l'enfance homogène, lorsque celle-ci est décentralisée. Par exemple, la notion d'information préoccupante, qui doit conduire au signalement de la mise en danger d'un mineur auprès du département, n'est pas entendue de la même manière par tous les conseils départementaux. Par conséquent, un mineur pris en charge dans un département ne le serait peut-être pas dans un autre, à quelques kilomètres seulement. Cette disparité empêche aussi de produire une donnée nationale structurée, qui permettrait de rendre compte de la situation de l'ASE.
Qu'il s'agisse des Ehpad ou des foyers d'accueil des enfants en danger, les résidents, comme les professionnels, ne sont pas assez écoutés. Comment ne pas se sentir désarmés lorsqu'on entend certains témoignages, comme celui de l'Association parents et enfants en détresse, qui nous a dit avoir signalé à de nombreuses reprises les dérives parfois extrêmement graves subies par leurs enfants et trouvé porte close ?
Les résidents des Ehpad n'ont pas davantage leur mot à dire quant à l'organisation et au fonctionnement de ce qui, pourtant, sont leurs lieux de vie. Quand un scandale surgit, qu'est-ce qu'on entend ? Tout le monde savait. Orpea ? Tous les professionnels savaient. Alors pourquoi ne parlent-ils pas ? Parce qu'ils savent qu'ils ne seront pas suffisamment entendus, parce qu'il est trop difficile de briser l'omerta.
C'est précisément pourquoi nous pensons que le regard extérieur des parlementaires, votre regard, peut permettre de briser le silence. Autoriser les parlementaires à constater, de leurs propres yeux, les dysfonctionnements des établissements sociaux et médico-sociaux ne pourra qu'apaiser les préoccupations de nos concitoyens, inquiets pour leurs proches vulnérables pris en charge dans ces établissements.
Pour ce faire, le dispositif que nous proposons est simple et s'inspire à la fois du dispositif prévu à l'article 719 du code de procédure pénale régissant le régime légal de visites de lieux de privation de liberté et de l'article L. 3222-4-1 du code de la santé publique, s'agissant des établissements psychiatriques.
Je précise qu'il ne s'agit en aucun cas de faire l'amalgame entre les établissements visés par cette proposition de loi et les lieux d'enfermement. Néanmoins, les personnes qui y vivent sont dans une situation de dépendance telle qu'elle peut les exposer à la négligence, voire, dans les cas les plus graves, à la maltraitance. Malheureusement, l'opacité qui règne parfois dans ces établissements les rend aussi fermés au public que nombre de lieux de privation de liberté.
Les débats que nous allons avoir aujourd'hui sur l'opportunité pour les députés, les sénateurs et les députés européens de se rendre dans de tels lieux ne sont pas nouveaux. Un rapport sur l'ASE, présenté par M. Ramadier et Mme Perrine Goulet, préconisait, en juillet 2019, « un droit de visite législatif dans les structures de la protection de l'enfance » au regard « des difficultés d'accès à ces lieux ». Cette proposition avait été reprise par amendement lors de la discussion du projet de loi relatif à la protection des enfants, en 2021. Le Gouvernement avait alors donné son accord pour une visite des parlementaires, annoncée dans un délai de prévenance au conseil départemental. Malheureusement, cette disposition n'a pas survécu à la navette parlementaire.
Concernant les Ehpad, une autre proposition de loi transpartisane, déposée en février 2022par Mme Christine Pires Beaune, présentait un dispositif proche de celui que nous proposons aujourd'hui et s'inspirait lui-même du dispositif existant pour les lieux de privation de liberté.
Dans le détail, nous prévoyons que les visites puissent s'effectuer à tout moment et sans préavis. Il nous semble évident que seul un contrôle inopiné permet de véritablement voir comment les choses fonctionnent dans un établissement. Nous voulons que les parlementaires découvrent la situation telle qu'elle est et non tel qu'on voudrait la leur montrer. C'est le dispositif prévu pour la visite des prisons et des établissements psychiatriques. Il est tout à fait logique de le reproduire pour les établissements de santé.
Les directeurs d'établissement ou les conseils départementaux souhaiteraient sans doute un délai de courtoisie, mais il nous semble que le risque de dissimulation de la réalité est trop grand. Sans doute ne repeint-on pas une salle de repas en piteux état en quelques jours – quoique –, mais on a, en revanche, le temps de faire revenir des éducateurs au repos ou de cacher quelques enfants pour améliorer, fictivement, le taux d'encadrement.
Nous souhaitons également que les élus puissent être accompagnés par un ou plusieurs journalistes titulaires de la carte de presse, comme cela est possible pour les lieux de privation de liberté, depuis 2015. Nous pensons que c'est un progrès démocratique que la presse puisse rendre compte, en toute transparence, des dysfonctionnements de ces établissements. Nous ne serions d'ailleurs peut-être pas là aujourd'hui pour discuter de ce texte si M. Castanet n'avait pas alerté le grand public sur les agissements d'Orpea. Il nous semble normal d'aider le travail des journalistes en leur rendant l'accès à ces lieux plus faciles.
J'entends les craintes potentielles que vous pourriez nous opposer s'agissant du droit à l'image d'enfants mineurs, susceptibles d'apparaître dans des reportages. Je répondrai que le droit en vigueur est suffisamment solide pour encadrer strictement la diffusion de ces images.
Nous vous présentons, aujourd'hui, une proposition de loi consensuelle, qui répond aux préoccupations de nombre de nos concitoyens. J'espère donc qu'elle recueillera votre aval aussi largement qu'elle le mérite.