L'énergie a toujours été au centre de mes préoccupations, et je me propose de vous retracer mon parcours afin de vous expliquer quelle a été la stratégie de Total dans le monde de l'énergie et comment l'entreprise est devenue le groupe TotalEnergies que l'on connaît.
Au début de ma carrière, j'ai passé quelques années au ministère de l'équipement et au ministère des finances. Trouvant la maille française trop petite et attiré par l'international, je suis ensuite entré dans l'industrie, d'abord dans la chimie puis chez Total, où je ne me suis consacré au monde de l'énergie qu'en 1997. Le pétrole était alors l'activité majeure de Total, mais le secteur du gaz commençait à croître. Lorsqu'on lançait des forages à la recherche d'hydrocarbures, on ne savait pas s'ils donneraient du gaz ou du pétrole – en général, c'était les deux. Le gaz était plus coûteux à transporter que le pétrole parce que sa densité énergétique est faible. Avant de commencer à le produire, il fallait avoir identifié un marché pour savoir quel type d'infrastructure développer pour l'y acheminer : par gazoduc, c'est une affaire de tuyaux ; par bateau, cela nécessite une usine de liquéfaction, un gros réfrigérateur qui coûte plusieurs milliards de dollars pièce, des méthaniers pour transporter le gaz à moins 160 degrés et des terminaux de regazéification pour le réchauffer. En 1997, cela ne faisait que quinze ans que l'on savait liquéfier le gaz pour le transporter par la mer. Dans ces années-là, la croissance est telle que tous les pays libéralisent leur marché énergétique et les monopoles d'importation sont en train d'être supprimés. Les groupes pétroliers recherchent donc des marchés gaziers pour pouvoir développer leur production en amont.
J'entre dans cette aventure en développant des accès aux marchés pour nos productions de gaz. Ce faisant, nous sommes également entrés dans l'électricité : la moitié du gaz consommé sur la planète servant à produire de l'électricité, nous nous sommes constitué une clientèle à qui nous vendons de l'électricité fabriquée avec notre gaz. Toutefois, ce mode de production n'est pas optimal car il arrive que le prix du gaz soit plus élevé que celui de l'électricité, rendant les centrales à gaz non rentables. Nous étudions donc d'autres types d'énergies électriques, notamment les énergies renouvelables. Total développe l'électricité solaire là où cela a du sens, particulièrement en Afrique. Lorsque le climat commence à devenir un sujet de préoccupation, nous envisageons d'investir dans le nucléaire. Nous aurons une aventure avec Suez et EDF à Abou Dabi, qui ne sera pas un succès. Puis Fukushima nous convaincra que l'énergie nucléaire, même si elle peut être développée dans des pays où le niveau technologique de contrôle est élevé, n'est pas forcément adaptée à tous les pays du monde. Étant un acteur mondial, nous renonçons donc à investir dans le nucléaire.
Jusqu'à la crise financière de 2008, la croissance de la consommation énergétique dans le monde est incroyable. C'est le moment où l'Asie sort de la pauvreté et consomme de plus en plus d'énergie, en particulier la Chine. Celle-ci se tourne vers le gaz non pour des raisons climatiques mais pour lutter contre la pollution de l'air, cette dernière, provoquée par le charbon, étant devenue un fait environnemental majeur.
Durant cette période de croissance, Total s'intéresse à toutes les énergies – même au charbon, je le confesse. Le groupe se lance ainsi dans les renouvelables grâce aux incitations publiques qui, en Europe, permettent de démarrer des projets, par exemple de fermes solaires, avec des prix de reprise garantis sur vingt ans. Cela reste cependant de la diversification, les renouvelables représentant une partie relativement limitée de la production électrique.
La crise financière de 2008-2009 met un coup d'arrêt à cette croissance très forte de la consommation énergétique dans le monde, avec des prix de l'énergie qui s'envolent. La plupart des États ayant des soucis d'équilibre budgétaire, ils réduisent leur soutien aux énergies renouvelables, entraînant la faillite de beaucoup d'entreprises dans ce domaine. Nous avons essayé de sauver un des champions de l'industrie, la société américaine SunPower, qui avait la meilleure technologie en matière de panneaux solaires, mais c'était une période très difficile pour les énergies renouvelables. Beaucoup de pays s'en sont désintéressés.
Cette période est aussi celle qui marque le développement, que l'on n'avait pas vu venir, du gaz et du pétrole de schiste aux États-Unis, qui change complètement la donne. Durant toute la décennie précédente, on était obnubilé par le peak oil, voire le peak gas, persuadé que les hydrocarbures allaient décliner très vite et qu'il fallait trouver d'autres énergies. Le climat n'était pas une préoccupation de long terme, car la fin de la production d'hydrocarbures entraînerait celle des émissions de CO2. Avec le développement du gaz et du pétrole de schiste par les États-Unis, les réserves en hydrocarbures ne sont plus un souci : la planète regorge d'énergies fossiles.
Puis est survenu l'accident nucléaire de Fukushima, qui a été un véritable traumatisme au Japon. Ce pays sophistiqué, doté de très bons ingénieurs et dont le souci de sécurité est au moins égal au nôtre, a soudainement compris que le risque zéro n'existait pas. Il a alors décidé d'arrêter toute sa production nucléaire, qui représentait un tiers de sa capacité de production électrique. Par chance pour lui, il était diversifié et a pu fonctionner avec deux autres énergies, à savoir le charbon et le gaz. Cela a néanmoins déclenché un besoin de gaz supplémentaire ; nous avons donc relancé des projets de gaz naturel liquéfié pour alimenter le Japon.
Fin 2014, notre président, Christophe de Margerie, décède dans un accident d'avion. Patrick Pouyanné devient directeur général avant de devenir PDG du groupe Total. Il me demande de le remplacer et d'entrer au comité exécutif pour diriger le raffinage et la chimie. C'est une période intéressante pour le groupe parce qu'avec un nouveau président et un nouveau comité exécutif, va se reposer la question de sa stratégie de long terme.
Au même moment, en 2015, se tient la COP21 à Paris. Notre siège étant en France, nous sommes aux premières loges pour mesurer l'unanimité des pays sur le climat et leur réelle intention de réduire leur empreinte carbone. Total engage donc toutes ses équipes de par le monde dans une réflexion stratégique. Il en ressort la volonté de faire du groupe non plus seulement un producteur d'hydrocarbures, mais d'orienter son intérêt vers les énergies nouvelles, en particulier l'électricité, non seulement celle issue du gaz, mais aussi celle issue des moyens les plus économiques et les plus appropriés – éolien ou solaire – pour répondre à la demande de ses clients et leur assurer un approvisionnement fiable. C'est ainsi que nous décidons de changer la stratégie du groupe et de créer une nouvelle branche « Gaz, renouvelables et électricité », dont Patrick Pouyanné me confie la direction. Il me demande également d'être, pendant un temps, le patron de la stratégie du groupe afin de rendre cohérent le virage opéré dans la stratégie globale.
Pour réduire les émissions de CO2, il n'y a pas d'énergie idéale : plusieurs types d'énergie y contribuent et le gaz fait partie de la panoplie. Tous les scénarios élaborés pour respecter la trajectoire définie par la COP21 reposant sur un remplacement rapide du charbon par le gaz, nous décidons de développer le gaz, qui constitue, à nos yeux, le moyen le plus économique, le plus rapide et le plus sûr pour réduire l'empreinte carbone – c'est aussi le choix qu'ont fait bien des pays sur la planète. Nous privilégions le gaz naturel liquéfié parce que les gisements de gaz sont épuisés dans la plupart des pays en Europe. Il faut donc faire venir le gaz de régions de plus en plus éloignées, et la liquéfaction est le moyen de lui faire traverser les océans. Pendant cette période, nous nous développons au Moyen-Orient, notamment au Qatar, en Russie – deuxième détenteur de réserves gazières au niveau mondial –, en Australie, pour diversifier nos sources d'approvisionnement.
Nous évitons les gazoducs, pour des raisons techniques mais aussi pour la fiabilité de nos livraisons. En effet, la livraison de gaz à l'Europe a été interrompue au moment de la crise entre l'Ukraine et la Russie, en 2006-2007 : les Russes et les Ukrainiens ne parvenant pas à se mettre d'accord sur le prix facturé à l'Ukraine, la Russie a décidé de lui couper le gaz. Or, les tuyaux acheminant le gaz aux Européens passant par l'Ukraine, les Ukrainiens ont décidé de saisir ce gaz. Cette crise a rappelé, s'il en était besoin, qu'un gazoduc est extrêmement dépendant de tous les pays de transit. Les Russes ont bien retenu la leçon et c'est pourquoi ils ont voulu développer le fameux Nord Stream directement vers l'Europe.
Nous développons, donc, nos marchés gaziers, principalement en Asie et en Europe, ainsi que la production d'électricité à partir de gaz et de renouvelables. Notre incursion dans le solaire, avec la société SunPower, s'était soldée par des pertes à la suite du retrait des subventions aux énergies renouvelables entre 2010 et 2015 dans la plupart des pays développés. Aussi avons-nous décidé de repartir de zéro, cette fois en tant que producteur d'électricité et non plus producteur d'équipements. Nous avons remis d'aplomb SunPower, avec un partenaire chinois, et nous avons développé la production de solaire et aussi d'éolien, auquel nous revenions après une première expérience peu concluante, faute d'acceptabilité de cette technologie en France.
En 2016, nous avons racheté Saft, un fabricant de batteries possédant une technologie remarquable, car il nous semblait important de développer les batteries pour pallier une partie de l'intermittence des énergies renouvelables solaire et éolienne. Nous avons également investi dans le projet ACC, une gigafactory européenne de batteries destinées aux véhicules électriques.
Nous allons également nous intéresser à des énergies de nouvelle génération, en développant des biotechnologies, en particulier le biogaz – nous achèterons d'ailleurs le groupe Fonroche, qui en était le leader français. Nous nous intéressons aussi à l'hydrogène vert, même si la technologie est complexe et coûteuse. L'hydrogène n'est pas un gaz facile à manipuler mais la planète aura besoin de gaz. Les liquides se transportent facilement et possèdent une forte densité énergétique. Le gaz est plus délicat à déplacer et sa densité énergétique est plus faible, mais il est tout de même stockable durant six mois. En revanche, les électrons se stockent très difficilement. Les batteries coûtent très cher et il ne sera jamais possible de stocker de l'électricité en grande quantité. Il faudra donc toujours passer par des molécules. Les molécules décarbonées peuvent être du biogaz ou de l'hydrogène vert – le problème étant que de l'électricité est nécessaire à sa production, ce qui suppose de disposer d'une surcapacité en électricité. L'hydrogène est une énergie d'avenir, amenée à se développer d'ici à dix ou quinze ans. Nous en aurons besoin si nous voulons respecter la trajectoire climatique.
Vous avez évoqué les puits de carbone pour assurer la neutralité carbone de la planète. Il y aura encore des besoins en hydrocarbures, car de nombreuses industries ne peuvent s'en passer, comme la chimie ou l'industrie pharmaceutique. Le carbone qui sera émis par ces industries devra pouvoir être stocké. Deux méthodes existent : le stockage géologique – le premier projet de stockage industriel, Northern Lights, a démarré en Norvège juste avant que je ne quitte le groupe Total – ou les puits de carbone naturels, par la plantation de forêts. C'est bien plus compliqué qu'on ne le pense, car il ne s'agit pas simplement de faire pousser des arbres, il faut aussi s'assurer que la population locale n'aura pas la tentation de les couper. Il faut construire un écosystème complet, ce qui suppose de comprendre l'agronomie – nous avions du reste engagé des ingénieurs agronomes.
En 2021, j'ai pris ma retraite pour laisser la place aux jeunes, au moment où le groupe prenait le nom de TotalEnergies et où, grâce à sa branche Gaz, renouvelables et électricité, il était devenu le cinquième acteur mondial dans les énergies renouvelables et sans doute le leader mondial dans l'énergie solaire. Cette branche représentait alors plus du quart des investissements du groupe Total, ce qui en faisait l'un des premiers investisseurs mondiaux dans les renouvelables.