Quelques imprécisions méritent d'être corrigées. Historiquement, il n'est pas faux de dire que le nucléaire a été créé par des individus exceptionnels – deux heures de discussion avec Marcel Boiteux, alors âgé de 90 ans, m'ont convaincu de sa grande intelligence stratégique. La filière s'est construite sur un terreau d'avant-guerre, autour du Centre polytechnicien d'études économiques ou « X-crise » et de personnalités comme Louis Armand. Ces ingénieurs et ces hauts fonctionnaires avaient pour fonction de travailler pour le bien de l'État.
Construire une filière électronucléaire n'était pas facile : les cinq premières années de construction du parc, de grandes difficultés ont dû être surmontées. Il a fallu apprendre le métier, notamment construire les forges, instaurer une logistique permettant de transférer les pièces à une centrale en avance, lorsque l'une des cinq à six centrales en construction, était en retard. Tel a été le génie de Michel Hug, dont j'ai été le seul à écrire l'éloge, alors qu'il a été l'architecte de tout le parc électronucléaire français.
Ce terreau de personnes qui reconstruisaient le pays a trouvé, en marchant, les compétences dont la France avait besoin. Il y avait une volonté, pas seulement politique, mais du pays de se redresser. Cela peut exister à nouveau : reconstruire une filière est possible. C'est une question de volonté, non simplement de financements
J'ai suffisamment écrit sur la disqualification des experts, une question qui dépasse le cadre de cette audition. Nous en sommes arrivés à un point où il suffit qu'une personne soit compétente pour être soupçonnée de conflit d'intérêts et voir son avis disqualifié. En conséquence, un physicien ne pourra pas parler de nucléaire, un immunologue, de vaccin, ou un généticien, d'organismes génétiquement modifiés (OGM). Malheureusement, cela dépasse le nucléaire : notre pays est en train de perdre l'héritage des Lumières.
Disposer d'une autorité de sûreté indépendante comme l'ASN est un atout. Mais la concurrence médiatique à laquelle se livrent l'ASN et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) n'est pas une bonne idée.
Le nucléaire est le seul domaine où l'on considère qu'une instruction sera meilleure si elle est réalisée sur la place publique. Le secret de l'instruction vise au contraire à mener un examen critique dépassionné des sujets. Autant il semble sain que les dossiers instruits sortent sur la place publique, autant exposer le problème revient à encourager le catastrophisme, ce qui a des conséquences délétères.
En tant qu'ingénieur, lorsque je suis confronté à un défaut dans les matériaux des centrales, je m'interroge non sur la non-conformité au règlement, mais sur la dangerosité du défaut, pour estimer s'il appelle une action immédiate, avant l'hiver. Puis, j'essaie de le reproduire pour en trouver les causes. Cela se fait calmement, hors de l'arène, de façon à parvenir à une décision qui tienne debout.
Cela vaut par exemple pour les fissures sous revêtement dans les réacteurs belges. Quant aux taux de carbone élevés dans les couvercles de la cuve des centrales, il faut rappeler que les couvercles ne sont pas irradiés. On doit donc déterminer si les taux changeront de manière drastique les conditions de fragilité de la tête de centrale. Ils révèlent toutefois une perte de compétences dans l'élaboration des calottes, donc un défaut de fabrication. C'est la vraie question à régler : ces taux montrent que l'on ne maîtrise plus correctement la fabrication des lingots.
À la demande d'Emmanuel Macron, à l'époque ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, j'ai passé en revue toutes les usines d'Areva, pour présenter les points qui méritaient d'être redressés. C'est ce que je fais maintenant en tant que président du conseil scientifique de Framatome. Les mêmes personnes que j'ai étrillées dans une série de rapports me demandent de les aider à reconstruire le dispositif. Nous sommes à des années-lumière des histoires de conflits d'intérêts ou de manque de confiance dans les compétences. Il faut que les choses marchent, et qu'elles marchent bien.
J'étais un grand partisan de la cogénération, mais pas partout : la cogénération n'a de sens que lorsqu'il existe un réseau de chaleur à proximité. Aujourd'hui, la logique d'EDF est de produire de l'électricité, non d'être plombier. Le groupe n'est donc pas enclin à faire de la cogénération. L'État reste toutefois l'actionnaire principal : si, en ayant analysé la situation, il décide que la cogénération est pertinente pour certaines villes et centrales, sa décision s'impose.
S'agissant des petits réacteurs, ils peuvent être arrêtés, mais pas redémarrés rapidement, du fait de l'effet xénon, qui empoisonne le fonctionnement du réacteur. De plus, changer les conditions de fonctionnement d'un objet de manière cyclique crée de la fatigue thermique, qui accélère le vieillissement. Ces problèmes s'analysent et se gèrent ; ce n'est pas tout blanc ou tout noir, il faut déterminer l'adaptation aux fluctuations du réseau admissible.
Pour améliorer la quantité d'électricité produite par un même réacteur, il faut soit augmenter la température à laquelle fonctionne la turbine, soit voter une autre loi que la loi de Carnot – malgré tout le respect que j'ai pour le Parlement, cela me semble difficile ! Sortir la vapeur à plus haute température n'est pas impossible mais il faut requalifier tous les matériaux et leur vieillissement. Ce sont de fausses bonnes solutions, des « y'a qu'à, faut qu'on ».
Les 50 % magiques du rapport RTE, c'est la doxa, du « en même temps » avant l'heure. Lorsque j'étais professeur à Grenoble et proche du parti socialiste (PS), j'avais reçu une explication selon laquelle, comme les Allemands qui sortaient du nucléaire, les Français pourraient faire fonctionner vingt centrales de moins que les soixante qui produisaient 75 % de leur électricité. Avec quarante centrales, la part du nucléaire dans le mix atteindrait alors 50 %. Je n'ai jamais entendu de raisonnement plus explicite, mais j'ose espérer qu'il s'agit d'une blague. À ce chiffre s'ajoute l'idée récurrente selon laquelle il ne faut pas mettre tous nos œufs dans le même panier. Ce n'est pas la peine d'avoir fait l'ENA pour en arriver là…