Je ne vais pas vous dire que la période était idyllique de ce point de vue. Il n'est pas illégitime que le CEA fasse des énergies renouvelables, du fait de sa capacité d'ingénierie, des personnes solides que l'on y trouve, de ses dispositifs, d'une culture de projet qui y est assez saine et robuste. Mais il y a eu un moment, en France, où l'IFP (Institut français du pétrole) est devenu Ifpen (Institut français du pétrole et des énergies renouvelables), le CEA s'est rebaptisé CEAEA… bref, tous ceux qui voyaient passer des financements destinés aux énergies renouvelables disaient : « Et moi, et moi, et moi ! » C'était d'autant plus légitime de la part du CEA que les énergies renouvelables vont devoir cohabiter avec le nucléaire – et c'est une vraie question : comment un parc électronucléaire, qui n'est par nature pas si flexible, peut-il coexister avec un parc d'énergies renouvelables par nature fluctuant ? J'ai rendu un rapport sur les recherches à conduire au CEA pour y parvenir, et la dernière thèse que j'ai encadrée au CEA était une analyse systématique des besoins de stockage liés à des pénétrations plus ou moins importantes du parc.
Le cœur de mission du CEA est bien défini. Il y a un moyen pour cela qui s'appelle le décret relatif à l'organisation et au fonctionnement du CEA, réécrit en 2016 ; n'importe quel gouvernement peut y identifier des missions prioritaires, ou bien le modifier, mais le CEA ne peut pas le faire.
Alors, une force motrice poussait vers le développement à tout crin des énergies renouvelables, de sorte que n'importe quel projet destiné à cela avait la bénédiction du ministère tandis que, pour le nucléaire, on traînait un peu les pieds. Le nucléaire coûte très cher à développer. Faire des matériaux irradiés, est une tâche ardue. On trouvait donc qu'il y avait beaucoup trop d'argent investi dans le nucléaire et pas assez dans les énergies renouvelables. On aurait aussi pu prendre la quantité d'argent investie, la diviser par la puissance fournie, et la question se serait alors posée différemment. A manqué une vision systémique, globale, au niveau gouvernemental, pour déterminer la feuille de route du CEA pour le développement conjoint d'une filière énergies renouvelables – avec les conséquences que cela entraîne sur l'indépendance, l'outil industriel, etc. – et de la filière nucléaire existante. Cette ligne n'a jamais été définie. Du coup, tout le monde se précipitait là où il y avait des opportunités de financement, au CEA, particulièrement doué pour aller en chercher, mais aussi dans les universités ou au CNRS.
Je vous ai parlé de la réflexion menée aux États-Unis autour de Barack Obama, avec le DOI (Department of Interior), pour élaborer les rapports Quadrennial Energy Review (QER) et Quadrennial Technology Review (QTR). Nous, nous avons fait un « machin » qui s'appelait Ancre ( Alliance nationale de coordination de la recherche pour l'énergie) et qui consistait à asseoir à la table une bordée d'apparatchiks du CEA, du CNRS, de l'Ifpen et des universités pour qu'ils discutent de ce qu'il fallait faire. Il en est résulté tout sauf un plan stratégique, car chacun a expliqué que c'est ce qu'il faisait chez lui qu'il fallait absolument promouvoir. Bref, on partage un gâteau qui n'existe pas au lieu de le fabriquer ensemble. Là aussi, il y a un dysfonctionnement grave. Pourtant, si nous avions été capables de regarder un peu plus loin que notre nombril, nous saurions que ce n'est pas une fatalité : il est possible de faire une analyse sérieuse. Mais elle n'est pas faite.