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Intervention de Asma Mhalla

Réunion du mercredi 7 décembre 2022 à 9h05
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Asma Mhalla, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques du numérique, enseignante à Sciences Po et à l'École polytechnique :

Je n'ai jamais dit que les mesures proposées pour remédier aux problèmes évoqués ne fonctionnaient pas pour faire barrage aux fausses informations, mais que la norme et la loi étaient des conditions nécessaires, mais insuffisantes.

L'architecture opérationnelle de gouvernance du DSA est encore à l'étude. Pour avancer correctement en ce sens, il me paraît nécessaire de distinguer différents niveaux d'intervention. Le premier est celui de la Commission européenne, qui, pour documenter ses dossiers, s'appuiera sur les régulateurs nationaux et s'interroge sur l'acteur qui prendra la direction de ce travail. Il pourrait s'agir de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ou d'une gouvernance interrégulateur. Cette question soulève celle de l'interrégulation. En France, plusieurs instances de régulation coexistent, et leur coordination est fondamentale. J'ai évoqué les opérations hybrides ; M. Babinet a parlé de la lutte d'influence entre la Russie et la France au Sahel, qui a donné lieu au discours du Président Macron aux ambassadeurs en septembre dernier, sur le rôle des réseaux sociaux comme outil pour la diplomatie publique française. Cette « twitter diplomatie » est déjà pratiquée par de nombreux pays. En France, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) est chargé de surveiller les opérations d'ingérence étrangère. Depuis septembre, le Quai d'Orsay réfléchit à établir une cellule destinée à identifier les stratégies de désinformation, et, surtout, à définir la riposte.

Ces initiatives et acteurs sont donc multiples. En découle la question des liens qui leur permettront d'adopter une vision, non pas en silo, mais globale. Le manque d'agilité dans ces relations, d'une part, et de transparence, d'autre part, mérite donc notre réflexion. Si la transparence ne peut être totale, en effet, certains éléments d'ingérence mériteraient d'être portés à la connaissance de l'opinion publique, et de faire l'objet de communications entre les instances de régulation, voire, de cyberdéfense. Aussi la question de la coopération se pose-t-elle tant au niveau national qu'à l'échelle des relations entre la Commission européenne et la France.

S'agissant du droit national, internet n'a rien d'un Far West. Le droit national à ce titre date d'avant l'émergence des réseaux sociaux, puisqu'il s'appuie sur la loi de 1881, le code pénal et l'ensemble des lois relatives à ce sujet. La France est fortement dotée du point de vue normatif. La question est davantage celle de l'application de la loi, et, partant, des moyens humains et des moyens techniques qu'elle nécessite.

J'ai rappelé l'importance de considérer la chaîne de l'information sur l'ensemble de sa production, de l'amont à l'aval. Nous avons évoqué la réception, la régulation et la modération de l'information. Plus encore, l'aval de cette chaîne soulève la question de la résilience collective et individuelle, qui repose notamment sur l'éducation. Les modèles canadien et finlandais sont des sources d'inspiration que nous peinons pourtant à appliquer. En France, le Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (Clemi) travaille sur la sensibilisation à la désinformation dans les écoles et les collèges. Ces modules devraient être dotés de moyens plus importants afin d'être systématisés, en ciblant non seulement les plus jeunes, mais aussi l'ensemble de la population – puisque les propagateurs de théories complotistes ne sont généralement pas des adolescents. Cette éducation aux usages ne doit surtout pas être techniciste : il ne s'agit pas seulement d'une injonction à mieux s'informer, mais d'armer collectivement les jeunes générations à comprendre le monde en s'appuyant sur la géopolitique, la philosophie ou l'histoire. La modération ne sera jamais suffisante, car il sera impossible de contrôler l'ensemble des contenus – au risque de basculer du côté de la censure. Il faut donc apprendre à chaque citoyen à naviguer en eaux troubles. Cet effort collectif, en réalité, est bien plus complexe à appréhender qu'une forme de solutionnisme juridique – qui ne relèverait que de la norme – ou technologique – en nous en remettant aux algorithmes.

Mme Amiot a évoqué le cas d'Elon Musk. Musk est lui-même un objet politique, géopolitique et industriel, qui cristallise la crise américaine, et face auquel nous devons mieux nous appuyer sur l'Europe. La question de la relation entre les États-Unis et l'Europe – ou la France – est fondamentale. Or, les États-Unis sont un allié instable en matière de politique intérieure. Il est difficile de prédire leur positionnement futur vis-à-vis de la France et de l'Europe. C'est la raison pour laquelle Elon Musk est intéressant : l'idéologie que sous-tend son projet industriel dépasse l'application du modèle de liberté d'expression maximaliste prôné dans le premier amendement de la constitution américaine. Le système Musk, qui englobe une partie de l'élite technologique californienne, qui est de plus en plus attirée par l' alt-right américaine, structure au travers de Twitter un agenda politique qui prépare une forme de post-trumpisme. Ainsi, le candidat plébiscité par Elon Musk et Peter Thiel, cofondateur de PayPal, est Ron DeSantis, plutôt que Donald Trump.

Peter Thiel a ainsi injecté des millions de dollars dans le réseau social alternatif Rumble, repaire de QAnon, qui fait prospérer de nombreuses thèses conspirationnistes aux États-Unis. Ainsi, au prétexte de maximiser la liberté d'expression, le rachat de Twitter par Elon Musk s'est doublé d'une ambivalence sur l'agenda politique défendu par ce dernier. L'écosystème sur lequel il s'appuie n'est pas totalement réfractaire au narratif antisystème, et reste alimenté par les narratifs russes et chinois. Lors des dernières élections de mi-mandat, Facebook a démantelé une vaste opération d'ingérence chinoise à l'origine de la diffusion de narratifs concernant Taiwan. L' alt-right, financée par une partie des conservateurs nationalistes et de l'élite technologique américaine, vise un repli interne aussi éloigné que possible des préoccupations internationales, telles que l'Ukraine ou la situation à Taiwan. Or, ce positionnement pourrait se révéler dangereux, à terme, pour l'Europe.

Le numérique et les médias forment un continuum : les émissions de télévision s'organisent par exemple pour diffuser des séquences faisant l'objet d'une viralité maximale sur les réseaux sociaux. À ce sujet, la concentration des médias soulève la question du modèle économique, de la gouvernance, de l'indépendance éditoriale, mais également celle du lien de confiance éditoriale entre lecteurs et médias. Le but recherché n'est pas une vérité absolue, mais un lien de confiance qui se construit et qui permet d'instaurer une forme de transparence puisque le lecteur sait que l'information est traitée sous un angle particulier.

La question des médias m'invite également à mentionner le modèle d'Arte, qui parvient à développer des contenus qualitatifs en circuit court. Le modèle numérique n'est pas toujours celui du gigantisme. D'autres modèles d'informations reposent sur des chaînes plus courtes, plus humaines, et mieux contrôlées. Outre Arte, les programmes de territoires intelligents et de smart cities en sont de bons exemples.

Les discussions sur le droit voisin sont révélatrices de notre capacité à faire appliquer le droit et la loi. Certes, les plateformes ne jouent pas toujours le jeu. Cependant, nous devrions aussi nous interroger sur notre propre responsabilité, et sur celle des médias à repenser leurs modèles économiques et de diffusion. Par ailleurs, l'un des arguments défendus par la presse pour rappeler la nécessité du respect du droit voisin concerne la confidentialité des données, ce qui semble paradoxal, au vu du nombre de cookies sur ces sites. En effet, le modèle de la gratuité repose nécessairement sur une monétisation – en l'occurrence, celle de nos données. C'est précisément ce qu'Elon Musk propose de casser, en suggérant la possible fin de la gratuité sur internet. De même, Meta expérimente la monétisation de certains de ses services.

Je préfère employer l'expression de souveraineté technologique, plutôt que de souveraineté numérique. Elle est effectivement bien plus large. En effet, la souveraineté doit s'appuyer sur les trois couches du cyberespace. La première, industrielle, est constituée par les infrastructures solides. La deuxième couche du cyberespace, formée par les systèmes d'information et les protocoles, est celle dans laquelle se logent généralement les cyberattaques. Enfin, la dernière couche, sémantique, cognitive, permet le contact avec les interfaces, comme les réseaux sociaux. C'est dans cette couche que nous produisons nos données. Or, l'Europe connaît des fragilités à ces trois niveaux.

Dans le débat public, la souveraineté a souvent été confondue avec le souverainisme ou une indépendance totale. Dans le champ technologique, eu égard à la construction technique du réseau interdépendant, et des matériaux nécessaires, l'indépendance totale est une utopie. En revanche, notre autonomie stratégique, qui désigne notre capacité à soutenir des rapports de force, doit s'appuyer sur une politique techno-industrielle plus fine et ciblée. Les investissements permis par France 2030 ne devraient pas être saupoudrés sur quelques domaines : à partir du peu de moyens disponibles, nous devons nous interroger sur la meilleure allocation des ressources possible, ce qui nécessite un diagnostic de nos filières critiques.

Enfin, pour viser cette souveraineté, nous devrons sortir de l'utopie de la mondialisation et du libéralisme heureux, en observant notamment la situation aux États-Unis où en Chine, mus par un capitalisme politique et un interventionnisme puissant de l'État, appuyés sur une vision et une stratégie à long terme. Sur leur modèle, nous devons construire les filières critiques. Il est par exemple regrettable que les chercheurs qui travaillent dans ces domaines soient finalement happés par les États-Unis.

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