Intervention de Gilles Babinet

Réunion du mercredi 7 décembre 2022 à 9h05
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique :

Il y a une dizaine d'années en France, le ministère de l'Économie et l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ont adopté le plan de connectivité qui a fait de la France l'un des pays les plus connectés au monde. Beaucoup d'entre vous sont issus de territoires où la connectivité pose encore problème. Nous finalisons actuellement la construction des infrastructures qui permettront d'atteindre des niveaux de capillarité de pénétration de cette connectivité très significatifs. Il me paraît en effet nécessaire de rappeler l'importance de la volonté politique en la matière, car la réflexion sur ces sujets doit s'inscrire dans le temps long.

Dans ma dernière tribune parue dans les Échos la semaine dernière, j'ai parlé du passage d'une vision utopique à une vision dystopique du numérique. Dans les années 1990, suivant l'esprit des théories de Fukuyama, nous étions tous convaincus qu'internet contribuerait à apporter la démocratie et l'éducation à tous, notamment dans les pays émergents, et que l'économie se développerait sans inflation. Nous constatons désormais le contraire. Pourtant, ce narratif était très puissant. Son point d'orgue — et son point d'arrêt — a probablement été l'affaire Snowden, lorsqu'un analyste de la National Security Agency (NSA) a révélé que des centaines de millions de personnes dans le monde étaient écoutées par les États-Unis. La dystopie a été accentuée depuis par le déclenchement de nombreuses autres affaires, notamment Cambridge Analytica. Peu à peu, les plateformes qui s'étaient présentées comme des acteurs du bien commun se sont révélées avoir des intérêts particuliers, qui s'opposaient de manière parfois significative avec ceux du bien commun.

Nous assistons désormais à une électrisation du débat dans son ensemble, et à une résonnance entre réseaux sociaux et chaînes d'informations. Les travaux de recherche américains, notamment ceux menés par le Pew Research Center, montrent que ce ne sont pas uniquement les réseaux sociaux qui participent à la diffusion de fake news, mais également la capacité de nombreux canaux à gagner facilement de l'audience. Le modèle est le même que celui des plateformes, et s'appuie massivement sur la publicité. Plus que la qualité du discours, c'est la quantité du trafic qui compte. Cette logique est problématique. Elle pose la question du modèle et de l'indépendance de l'ensemble de ces plateformes et de ces médias, mais aussi de la logique de marché que peuvent adopter ces acteurs par rapport à l'information. Ces dynamiques s'observent en France, aux États-Unis, et dans de nombreux pays occidentaux. Les rares pays qui arrivent à s'extraire de ces logiques sont ceux où le financement de la presse est autonome et consistant, comme le Japon.

Reprenant les termes de Jean-Yves Le Drian, Mme Mhalla s'est demandé si nous assistions à un changement d'échelle ou de nature. La logique n'est pas incrémentale, mais plutôt de rupture. Nous pourrions même parler de nouvelle épistémologie. Le rapport à la vérité et au savoir est profondément affecté par cette dynamique. Les sachants ont en effet perdu l'aura dont ils jouissaient.

Les incidences sur le modèle de la démocratie sont très fortes. La marchandisation de la démocratie est problématique. Toutefois, les pères fondateurs, de la démocratie aux États-Unis, tels qu'Adam Smith ou Alexis de Tocqueville, eux-mêmes, ont rappelé la nécessité de s'appuyer sur des régulateurs très puissants. Pour ma part, je ne crois pas que la nature même du libéralisme contienne une forme de dévoiement naturel des principes démocratiques. Au contraire, Smith et Tocqueville nous mettaient en garde contre les dangers de pouvoirs économiques débridés.

La diffusion de contenus polémiques sur les réseaux sociaux entraîne six fois plus de trafic naturel que le développement des contenus plus complexes témoignant d'une pensée critique. Selon un think tank américain, la suppression d'une grande partie de la modération sur Twitter par Elon Musk a entrainé une augmentation de 40 % des discours de haine et de 60 % des discours antisémites. Ces chiffres rappellent la nécessité de disposer de contre-pouvoirs puissants. Vous avez évoqué le DSA. Cependant, ces régulations ne font pas encore effet.

Cette logique d'asymétrie profite avant tout aux acteurs — dont certains sont étatiques ou paraétatiques —, qui diffusent de fausses informations. Leur stratégie s'inscrit dans le temps long plus que dans des périodes de crise, lors desquelles les individus ont davantage tendance à se fier à des informations officielles. Ainsi, la diffusion de fausses informations s'est révélée très efficace pour infléchir les politiques énergétiques européennes. L'achat en masse de gaz russe a été appuyé par des opérations traditionnelles d'influence avec des outils de lobbying actif, mais également par la construction d'un narratif sur les réseaux sociaux faisant du gaz un acteur central de la décarbonation.

Paradoxalement, j'estime que les régimes autoritaires sont généralement perdants à cet égard. En Chine, la diffusion de discours selon lesquels il n'était pas nécessaire de se vacciner a engendré une baisse de 40 % de la production industrielle. La Russie, quant à elle, semble engagée dans une voie sans issue. La capacité de contrôler l'information est souvent bien plus dangereuse que le fait de la libérer.

Aussi, pour ma part, je ne crois pas que la technologie soit dotée d'une conscience propre qui la rendrait plus forte que toute autre forme de système, y compris démocratique. Le DSA et le Digital Markets Act (DMA) s'inscrivent dans cette veine. Ils représentent une avancée majeure en introduisant dans les textes des notions ex ante. La délégation du pouvoir de régulation aux plateformes signe notre entrée dans une nouvelle ère post-westphalienne, qui remet partiellement en cause la notion de prééminence des États, et durant laquelle nous devrons cohabiter avec ces acteurs. Dans ce contexte, l'action politique et l'institution démocratique seront appelées à prendre davantage d'importance, afin d'être en mesure de contrôler ces plateformes. Dans le temps long, l'Europe devrait pouvoir agir sur les deux fondements de la souveraineté que sont les fondateurs des Gafam et les agrégateurs de data — les terres rares, les processus de transformation, les réseaux de transport et les data centers apparaissant comme des facteurs secondaires.

Deux paris sont essentiels pour y parvenir. Le premier est celui de l'Europe. L'échelle nationale est en effet insuffisante pour interpeler et réguler les plateformes, qu'elles soient américaines, chinoises, ou européennes à l'avenir. Les textes qui ont poussé ces plateformes à s'adapter, tels que le règlement général sur la protection des données (RGPD), le DSA et le DMA étaient d'ailleurs à l'échelle européenne.

Le second pari concerne la nature de la régulation. Comme le disait le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg, lors des attentats qui ont touché la Norvège dont il était alors premier ministre, ce n'est pas avec plus d'autoritarisme, mais bien en s'appuyant sur les principes démocratiques, qu'il est nécessaire de réagir. Par ailleurs, bien que la multitude soit à l'origine de l'accélération de la propagation des fake news, elle doit elle-même être introduite comme facteur de régulation. Il est vain de s'enfermer dans une logique dystopique et de chercher à répondre avec des régulations plus théoriques qu'autoritaires, en raison de l'enchevêtrement profond de tous les éléments de ce système.

Je conclurai sur l'intégration du hard power et du soft power. Dans les pays autoritaires, elle s'apparente à une déformation de la réalité, que l'on peut qualifier de propagande. Depuis la guerre d'Algérie, la France a veillé à l'indépendance de ses médias pour éviter que l'Exécutif ou le pouvoir militaire ne puissent s'approprier la construction du narratif. Ainsi, en Afrique de l'Ouest, où la France est en difficulté, ce n'est pas le hard power, mais bien le soft power, qui a failli. Contrairement à la BBC, France Médias Monde a échoué à créer des outils qui, sur le plan numérique, pouvaient engager les sociétés civiles et diffuser les valeurs qui nous sont chères.

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