Intervention de Asma Mhalla

Réunion du mercredi 7 décembre 2022 à 9h05
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Asma Mhalla, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques du numérique, enseignante à Sciences Po et à l'École polytechnique :

Depuis très longtemps, le droit à l'information fait l'objet d'une grande quantité de travaux menés par des chercheurs, des think tanks, ou encore des élus du Sénat et de l'Assemblée nationale ou des membres du Conseil d'État. Pourtant, il est fondamental de poursuivre ces débats, car ce sujet n'est pas statique. Le droit à l'information, notamment, nous interroge sur la nature des réseaux sociaux, objets polymorphes, évolutifs, hybrides et complexes à appréhender, en particulier lorsqu'ils sont américains. Le rachat de Twitter par Elon Musk soulève ainsi des questions politiques et idéologiques majeures.

L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH), qui porte sur la liberté d'expression, définit cette dernière par trois volets : le droit d'informer, le droit de s'informer et le droit de s'exprimer. Or, l'économie numérique et les réseaux sociaux soulèvent des problématiques majeures dans ces trois dimensions.

Lors des élections présidentielles de 2017, qui ont constitué le premier grand théâtre de l'ingérence russe dans un scrutin, Jean-Yves Le Drian se demandait si l'économie numérique signait un changement de nature, ou un changement d'échelle. Nous devrions continuer à nous poser la même question : les réseaux sociaux sont-ils une amplification de l'exercice démocratique, ou sont-ils devenus, par nature, antidémocratiques ? Selon moi, les réseaux sociaux, en raison du modèle économique qu'ils promeuvent, par les biais algorithmiques qui les caractérisent et par la captation cognitive qu'ils entraînent, sont devenus antidémocratiques. Les réseaux sociaux en France sont aujourd'hui américains. Or, la pensée américaine conçoit la démocratie comme un marché dans lequel les idées doivent être mises en concurrence de manière pure et parfaite. C'est de cette concurrence que naît le débat public. Cette hypothèse suppose donc une libre concurrence des idées. Or, l'architecture technologique et économique des réseaux sociaux, qui s'appuie sur un système de recommandations, de viralité, et d'économie de l'attention qui survibilise un certain nombre de contenus au détriment d'autres, les rend par nature antidémocratiques. Les enjeux de l'économie numérique reposent en effet sur ce triptyque idéologique, technologique et économique.

Vous avez évoqué la dimension hybride du numérique. Les réseaux sociaux sont devenus des lieux d'influence, de pouvoir et de puissance, et, partant, des espaces d'ingérence, d'opérations cyber et de désinformation, dont les acteurs — à la tête desquels figurent la Russie et la Chine — adoptent des stratégies sophistiquées. La guerre hybride implique le politique, l'armée et la société civile. Elle s'inscrit dans une zone grise permanente entre guerre et paix. Les opérations hybrides visent à créer de l'érosion, de la dissonance et de la polarisation entre chaque angle de ce nouveau triptyque. La guerre d'Ukraine, bien avant 2022, a été un laboratoire à ciel ouvert de ces pratiques.

La désinformation couvre un spectre bien plus large que les seules fake news, comme le montre notamment le dernier rapport de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem). Il distingue cinq grandes étapes dans la construction des fausses informations. La première repose sur une connaissance très fine du contexte socioculturel et économique de la cible. Elle est suivie par la création de narratifs. Les contenus, partant d'informations réelles qui sont décontextualisées, sont envoyés à des cibles identifiées comme fragiles sur des réseaux sociaux microcommunautaires, comme Rumble, avant d'être essaimés, par capillarité, sur les réseaux sociaux grand public. La récupération par les médias traditionnels de ces informations, qu'il s'agisse de les accréditer ou de les discréditer, contribue à leur donner de la visibilité. Ces opérations hybrides accompagnent des opérations plus conventionnelles, cinétiques, et se jouent sur le temps long et à bas bruit.

C'est la raison pour laquelle se pose la question de la modération, bien qu'il ne puisse s'agir de l'unique réponse à apporter à ce problème. En effet, il s'agit d'une véritable infiltration cognitive, à laquelle il est particulièrement difficile de faire face.

Je souhaitais enfin évoquer le splinternet. Face à l'utopie initiale d'un accès à l'information libre et gratuit, nous assistons finalement à la fragmentation du cyberespace en blocs idéologiques. La Chine a entamé sa stratégie de souveraineté technologique à la fin des années 1990 à travers sa grande muraille numérique. C'est également le cas de l'Iran, ainsi que de la Russie, qui, depuis le retour de Vladimir Poutine au pouvoir en 2012, a lancé un certain nombre de lois et de projets techniques afin de déconnecter les infrastructures russes du réseau global.

Le splinternet soulève la question de la souveraineté technologique – ou informationnelle –, de notre modèle idéologique et de l'asymétrie de pouvoir entre démocraties et régimes techno-autoritaires. En effet, ces derniers ferment leur écosystème informationnel tout en attaquant le nôtre, qui reste ouvert, poreux et réceptif, par des opérations d'ingérence permanentes. Les réseaux sociaux nivellent donc l'information et en effacent la hiérarchisation.

La question de l'information est souvent traitée sous son angle aval, c'est-à-dire au travers du prisme de la réception. Or, les conditions de production de l'information sont tout aussi importantes. Savons-nous toujours fabriquer de l'information, et nous informer correctement ? Ces interrogations doivent nous conduire à réfléchir à l'architecture démocratique de nos institutions et à la robustesse de nos médias et de notre journalisme.

Sans souveraineté technologique, la régulation permet de gagner une souveraineté défensive normative. De ce point de vue, le DSA est nécessaire, mais il est insuffisant. En effet, nous ne pouvons ignorer la dimension techno-industrielle de la question. Par ailleurs, la modération n'est pas l'unique réponse aux problématiques que j'ai évoquées. D'une part, elle est faillible ; d'autre part, la volumétrie des informations qui circulent rend nécessaire une automatisation de la modération, par des algorithmes, sur l'ensemble de la chaîne. Or, cela revient à automatiser l'État et la justice, car nous manquons de moyens techniques humains pour y faire face. Ainsi, la loi et la norme existent ; mais l'application de ces textes est bien plus complexe.

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