Dans les années 1990, on parlait de surproduction, voilà pourquoi j'ai employé ce terme ; à cette époque, 80 % de l'énergie produite était d'origine nucléaire, dont une partie importante était exportée – ce qui est très bien.
Quand on a choisi de construire l'EPR à Flamanville 3, on n'a pas décidé, à ma connaissance, de fabriquer Flamanville 3 et 4 ; d'habitude, on construit tous les réacteurs nucléaires par paires pour des raisons de rentabilité et d'efficacité, et, si on avait agi ainsi, il me semble que Flamanville 4 serait déjà en service parce que les équipes peuvent migrer d'un EPR à l'autre sans perte de temps en cas de problème, par exemple le manque d'un matériel. Localement, les gens auraient d'ailleurs souhaité accueillir la paire de réacteurs, mais on a estimé que l'activité de deux réacteurs conduirait à une surproduction et à une impossibilité de vendre l'ensemble de l'électricité produite – je précise que je n'ai pas participé à cette réflexion – : il a donc été décidé de ne construire qu'un seul réacteur.
Sur la supply chain, je me suis mal fait comprendre : il n'y avait pas de politique européenne menée à Bruxelles mais l'industrie européenne travaillait ensemble. Dans la supply chain d'EDF, vous trouverez d'ailleurs des sociétés originaires de tous les pays européens, y compris à Flamanville : c'est normal, sain et tout à fait caractéristique de l'Union européenne.
Ce que vous avez dit sur la relation franco-allemande est exact, mais quand je qualifie de succès l'EPR, je parle de sa conception. Le réacteur AP 1000 américain dit de troisième génération n'appartient en fait pas à cette catégorie car il répond à une exigence probabiliste et non déterministe, contrairement à l'EPR : cela suffit à l'autorité de sûreté américaine mais pas à son homologue française, celle-ci imposant une démonstration déterministe ; l'AP 1000 ne peut pas remplir ce critère, en raison notamment de l'absence du fameux dispositif que j'ai évoqué tout à l'heure, même s'il offre beaucoup de sûreté par ailleurs. D'après de ce que j'ai compris, ce réacteur ne serait pas autorisé en France, alors que l'EPR est, dans sa conception, l'un des seuls réacteurs à avoir atteint le niveau de la troisième génération.
En revanche, la construction de l'EPR à Flamanville a été très difficile pour plusieurs raisons, qui sont connues. J'en vois trois, une massive et deux aggravantes. La massive tient au fait que nous avons cessé de construire des centrales nucléaires pendant plus de dix ans, durée pendant laquelle la maîtrise d'un très grand chantier comme celui de la construction d'un réacteur nucléaire a été perdue. En effet, il s'agit d'un métier difficile qui exige des compétences peu répandues, lesquelles ne s'acquièrent que par la pratique et l'expérience. Le manque de pratique et l'insuffisante maîtrise qui en a découlé ont allongé le chantier et entraîné des surcoûts : comme on dit dans la profession, un chantier qui dure, c'est un chantier qui coûte. Les retards considérables ont provoqué des surcoûts énormes.
Premier facteur aggravant, la conception de l'EPR fut très travaillée et ciselée car son succès n'avait rien d'acquis compte tenu de la difficulté de l'entreprise : encore une fois, les réacteurs chinois et américains ne répondent pas au cahier des charges de la démonstration déterministe – j'ignore ce qu'il en est du réacteur russe –, et l'EPR, réacteur de troisième génération déterministe, est l'un des seuls au monde à le remplir. Par rapport au degré très élevé d'exigence que devait atteindre la conception du réacteur, le reste – béton, logistique, emménagements, coordination des corps de métiers – paraissait simple et a été négligé, ce qui a fait perdre beaucoup de temps – je pense, par exemple, aux porte-à-faux sur les murs, qui nécessitent de mettre du béton, opération complexe qui a créé de nombreux problèmes. Le béton, les emménagements et le soudage ont posé de nombreuses difficultés et fait perdre beaucoup de temps, il n'y a qu'à demander aux équipes du chantier.
Le second facteur aggravant, induit par le précédent, tient au fait que beaucoup de matériels mécaniques et électriques installés sur le site au début des travaux ont vieilli à cause des retards ; en effet, inutilisés, ils se sont dégradés, ce qui a requis de la maintenance : points de rouille à enlever, joints séchés à changer, isolement des connecteurs à revoir, etc.
Ces problèmes n'ont rien à voir avec la conception du réacteur, laquelle a conféré à celui-ci un niveau de sécurité de troisième génération.
Les conflits de personnes que vous avez évoqués ont en effet existé dans plusieurs entreprises, ce qui est regrettable.
L'effet falaise sur le remplacement du parc de réacteurs – et non sur la maintenance dont parlait le rapporteur tout à l'heure – était parfaitement connu ; d'ailleurs, nous avons travaillé sur la troisième génération justement pour y faire face et pour assurer un niveau de sûreté plus élevé que celui de la deuxième génération, mais nous nous sommes arrêtés de construire.
Le projet de réacteur Astrid n'avait absolument pas émergé à mon époque ; je vous ai dit ce que je savais de Phénix et de Superphénix mais Astrid est arrivé beaucoup plus tard. Il s'agit d'un réacteur à neutrons rapides à caloporteur sodium de quatrième génération, sur lequel travaille un groupe de pays s'intéressant à l'avenir du nucléaire.
Vous avez parlé de la fin de vie du réacteur Osiris : juste avant que je ne quitte le CEA, j'ai lancé le projet de remplacement d'Osiris ; nous avions plus de dix ans devant nous, mais il m'avait paru opportun de le faire. Le Haut-commissaire à l'énergie atomique Robert Dautray et moi avions choisi le nom de Jules Horowitz pour le nouveau réacteur, en hommage à ce grand chercheur du CEA, père de la physique des réacteurs dans le monde, qui venait de décéder. Ce nouveau réacteur a pâti des mêmes problèmes que ceux de l'EPR de Flamanville : ces difficultés ont donc touché l'ensemble de la filière nucléaire française.