Vous avez évoqué un contexte de surproduction d'énergie dans les années 1990, puis vous avez affirmé que les concepteurs de Superphénix avaient anticipé un besoin d'énergie très important, qui ne s'est finalement pas avéré. Les planificateurs et les décideurs de l'époque n'ont-ils pas au contraire manqué de discernement ? On savait très bien qu'il faudrait un jour remplacer le pétrole et le gaz. Ce n'est pas que la France a consommé moins d'énergie, c'est qu'elle a transféré une partie de sa production dans des pays tiers : si l'on analyse ses importations, on constate en réalité qu'elle n'a cessé d'augmenter sa consommation. On ne comprend pas à quel moment des planificateurs ont pu croire que la société occidentale, française notamment, allait avoir besoin de moins d'énergie.
Par ailleurs, ce n'est pas parce que la France exporte de l'énergie qu'elle est en surproduction ; sinon cela signifierait que l'Allemagne est en surproduction de son industrie ! Exporter de l'énergie, c'est plutôt bien, et qualifier cela de surproduction est une erreur d'anticipation.
Vous dites que la supply chain a été organisée au niveau européen. Sauf erreur, il n'y a pas de programme nucléaire européen mais un programme nucléaire français, qui devait être souverain. À quel moment les responsables du nucléaire français planifient-ils une industrie au niveau européen ? Vous avez qualifié le programme franco-allemand de recherche nucléaire de succès : or non seulement il a été dissout mais un tribunal arbitral a condamné Siemens à une amende de 650 millions d'euros pour ne pas avoir rempli ses obligations contractuelles et pour avoir fricoté avec les Russes. Par ailleurs, peut-on concevoir l'EPR première version, l'EPR finlandais et l'EPR de Flamanville, comme un succès ? Je n'en suis pas sûr.
Dans les années 1990 et 2000, il y a eu une période de transition pendant laquelle un certain nombre de décisions ont été mal prises, voire pas prises du tout. Pouvez-vous nous éclairer sur le conflit entre les directions d'EDF, d'Alstom et d'Areva, manifestement lié à des conflits de personnes ayant pris des décisions industrielles contraires à l'intérêt national et contraires à la convergence des choix technologiques et industriels qui avaient fait le succès du plan Messmer ?
Par ailleurs, vous ne gériez pas une usine de machines à laver : vous saviez qu'il y aurait un effet falaise si les réacteurs n'étaient pas remplacés. Ce n'est pas en lançant un unique réacteur à Flamanville en 2007 – et même un deuxième, si l'on tient compte de l'EPR de Penly qui n'a finalement pas été réalisé – qu'on aurait pu y remédier. Il aurait fallu pour cela anticiper le grand carénage et même la prolongation des centrales à quarante, cinquante ou soixante ans. Les années 1990 et 2000 étaient donc critiques du point de vue de la prise de décisions politiques et industrielles. Or, avec les éléments que vous nous avez donnés, je n'arrive pas à comprendre si elles ont été prises. Vous avez évoqué Superphénix, qui était arrêté, et Phénix, qui a été prolongé, mais étiez-vous déjà en train de travailler sur le projet Astrid, qui sera lancé plus tard par Jacques Chirac, ou bien est-ce qu'on a perdu du temps ?
Autre domaine, peu évoqué, dans lequel le CEA a certainement perdu du temps : le réacteur Osiris. Celui-ci était vieillissant et le réacteur qui devait prendre sa suite a connu un retard monumental. Dans ce domaine, quelles ont été les décisions qui ont mené à l'arrêt d'Osiris et à ce que la France ne dispose pas de son successeur ?