Lorsque j'ai pris connaissance du thème de votre commission, je me suis interrogé sur le sens que vous donniez aux termes d'indépendance et de souveraineté. La notion d'indépendance, qui a longtemps animé la politique énergétique française, est difficile, voire, impossible à atteindre, étant donné que notre pays ne possède pas sur son territoire toutes les énergies dont il a besoin. Notre mix énergétique est à 63 % fossile. Malgré nos efforts historiques pour nous doter d'une électricité indépendante, grâce au programme nucléaire et aux énergies renouvelables, l'électricité ne représente que 25 % du mix énergétique. Même si la décarbonation nécessitera l'accroissement de la part de l'électricité dans le mix pour atteindre 50 à 55 %, elle restera une forme d'énergie parmi d'autres.
La notion de souveraineté est selon moi plus intéressante, car elle renvoie à la mission d'un État, qui consiste à assurer l'approvisionnement énergétique de ses citoyens. L'actualité — qui a sans doute conduit à la création de votre mission — montre que ce que nous croyions acquis ne l'est pas. En effet, la souveraineté renvoie aussi à notre capacité à faire face à des situations de crise. Avant 2022, l'approvisionnement du pays en énergie ne posait pas de difficultés particulières. La crise sanitaire avait déjà fait peser un premier risque de rupture d'approvisionnement, en raison de la possible mise à l'arrêt du système mondial. Cette dernière, alors évitée à l'époque, est finalement survenue lors de la crise russo-ukrainienne, qui nous interroge sur notre manière d'assurer notre approvisionnement énergétique. Cette crise nous invite à réévaluer notre capacité d'anticipation, qui relève de l'État, et à travailler en nous appuyant sur des scénarios de stress. Lorsque nous avons construit le marché gazier européen unique, nous ne nous sommes pas demandé ce qui arriverait si nous n'avions plus accès au gaz russe. Pour aborder votre mission, la question de la gestion du stress face aux limites me paraît donc intéressante.
L'année 2022 soulève deux types de stress : le stress en volume et le stress en prix. En effet, nous avons finalement trouvé le gaz dont la France et l'Europe avaient besoin pour passer l'hiver 2022, mais son prix dépend de marchés extérieurs. La notion de souveraineté repose donc à la fois sur la fiabilité de l'approvisionnement et sur ses conditions d'accès en matière de prix. Je suis convaincu que notre mission, en tant que groupe industriel, est d'apporter une énergie fiable et durable, mais aussi abordable, car la dimension économique est essentielle. Le prix de l'énergie pèse en effet de manière importante sur le pouvoir d'achat des Français.
TotalEnergies est une société créée il y a près de cent ans, dans le contexte de la Première Guerre mondiale et en raison de l'absence d'hydrocarbures en France. Les parts de la Deutsche Bank dans l'Irak Petroleum Company avaient alors constitué l'une des prises de guerre françaises. La Compagnie française des pétroles avait été créée pour gérer cet approvisionnement. L'entreprise a depuis évolué et est devenue une société privée. Son siège se situe toutefois en France et ses dirigeants sont pour une grande partie français. Le milieu du pétrole et du gaz continue à considérer TotalEnergies comme la major française de ce domaine. Beaucoup de nos partenaires pensent même que l'État français possède toujours des actions de TotalEnergies, bien que ce ne soit plus le cas.
Pour assurer notre mission vis-à-vis de nos clients au niveau mondial, nous cherchons à préserver notre diversification. La souveraineté peut certes passer par la maîtrise d'un certain nombre de productions, mais elle nécessite également la diversification de nos sources. Ainsi, la Russie occupait une place importante parmi nos fournisseurs, mais elle ne représentait finalement que 10 % de notre portefeuille et nous parviendrons à assurer notre mission malgré la fin de ses approvisionnements. À ce titre, TotalEnergies a contribué à la souveraineté de la France en décidant, en mars 2022, d'arrêter d'acheter du pétrole et des produits pétroliers russes d'ici la fin de l'année 2022, tout en garantissant l'approvisionnement des raffineries européennes par du pétrole issu d'autres pays de notre portefeuille. Nous avons également décidé de substituer les importations de diesel russe par le diesel que nous produisons en Arabie saoudite pour assurer l'approvisionnement de la France. Nous avons été en mesure de procéder à ces substitutions en raison du large éventail dont dispose notre groupe mondial : nous produisons du pétrole dans près de trente pays et le raffinons dans une quinzaine de pays.
S'agissant du gaz, TotalEnergies est devenu le troisième acteur du marché mondial du gaz naturel liquéfié (GNL). Nous possédons 10 % du marché mondial, soit 40 millions de tonnes sur un marché de 400 millions de tonnes. Cette année, nous avons importé en France la plus grande quantité de gaz que nous pouvions. Ainsi, nous avons contribué à 50 % de l'approvisionnement en GNL des stocks du pays, puisque nous détenons 50 % des capacités de regazéification. Nous avons alloué au marché européen une part prioritaire du GNL que nous produisons dans onze pays du monde, dont les États-Unis, la Norvège, le Qatar, le Nigéria et l'Angola. Les capacités de regazéification forment un élément clé de la souveraineté. La France en est plutôt bien dotée. Toutefois, l'Europe est en déficit. Or, le marché unique européen du gaz nous impose un mécanisme de solidarité européenne, qui peut affecter la situation dans notre pays.
Outre les capacités dont nous disposons pour importer cette énergie, la possibilité de raffiner les produits pétroliers participe également de la notion de souveraineté. TotalEnergies possède environ 50 % des capacités de raffinage françaises. La demande de produits pétroliers diminue en France depuis plusieurs années, ce qui nous conduit à adapter notre outil de raffinage, notamment pour qu'il puisse répondre aux évolutions de la demande, en fabriquant, par exemple, des carburants aériens durables. Ainsi, l'évolution de l'outil de raffinage pour créer de nouvelles molécules décarbonées conformes aux nouvelles mesures qui l'imposent s'appuie notamment sur la reconversion d'une partie de nos capacités de raffinage pétrolier.
Le passage de Total à TotalEnergies s'est enfin appuyé sur nos investissements dans l'électricité. Nous considérons que la décarbonation nécessite notamment davantage d'électricité. En l'espace de cinq ans, nous avons réussi à disposer d'une capacité de quatre gigawatts sur le territoire français. À l'échelle mondiale, cette capacité s'élève à dix-neuf gigawatts. Sur ces quatre gigawatts, deux et demi sont issus de centrales à gaz. La dernière a été construite à Landivisiau cette année. Nous possédons environ un tiers du parc des centrales à gaz françaises, que nous avons acquises ces dernières années lorsque nos concurrents les vendaient, considérant qu'elles n'avaient plus d'utilité. Cette année, ces centrales se sont révélées très utiles. Si nous avons fait le choix d'acheter ces centrales, c'est parce que nous souhaitons devenir un acteur électricien. Or, les clients souhaitent avant tout disposer d'une électricité fiable et permanente. La capacité de 1,6 gigawatt d'électricité renouvelable que nous possédons sur le territoire français présente un risque d'intermittence, qui nous a poussés à développer des capacités de génération flexible, qui s'appuient sur les centrales à gaz. Nos capacités d'électricité renouvelable se construisent un peu moins rapidement que ce que nous aurions souhaité : le rythme s'établit à 300 à 400 mégawatts par an, alors que nous espérions atteindre 500 à 700 mégawatts. Nous sommes entrés dans ce marché en rachetant le portefeuille de clients de Direct Énergie, mais notre objectif est de contrôler nos moyens de production et non seulement de nous approvisionner sur les marchés, afin que notre activité soit profitable.
Par ailleurs, la question que vous posez s'intègre dans un contexte national, mais nous faisons partie de marchés uniques européens, tant pour le gaz que pour l'électricité. Je suis convaincu qu'en cas de crise, nous pourrions mieux résister en défendant cette notion de souveraineté. Certes, les traités européens prévoient que l'énergie relève de la souveraineté des États. Cependant, il est difficile de chercher à mener des politiques climatiques au niveau européen tout en laissant les États établir leur politique énergétique. Face aux crises que nous traversons et au regard de l'ambition de neutralité carbone que nous défendons collectivement en Europe, l'échelle européenne semble la plus adéquate pour choisir où nous investissons collectivement nos moyens de production. Je pense par exemple aux investissements dans le solaire de certains pays du nord, qui seraient plus efficaces s'ils avaient ciblé des infrastructures dans le sud de l'Europe. Notre propre système d'électricité, qui était exportateur, devient importateur. L'une des conditions de la souveraineté est aussi de se doter de réseaux électriques. Si nous souhaitons gagner en indépendance, nous devons toujours réfléchir aux échanges et à la qualité des réseaux.
Enfin, la question de la souveraineté, que vous liez à celle de la trajectoire climatique, ne peut se penser qu'au regard de la nécessité d'économiser l'énergie. Cette dernière semble évidente en raison de l'augmentation des prix, mais toute trajectoire climatique suppose un effort majeur d'efficacité énergétique. La France gagne environ un point d'efficacité énergétique par point de PIB depuis les trente dernières années : nous consommons, par point de PIB, environ 70 % de ce que nous consommions il y a trente ans. Toutefois, nous devrions atteindre 2 à 3 % de point de PIB pour nous aligner sur la trajectoire zéro émission nette, mais également pour gagner en indépendance énergétique. Tous les efforts que nous fournirons dès à présent nous aideront donc à nous approcher de la souveraineté.