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Intervention de Xavier Jaravel

Réunion du mercredi 9 novembre 2022 à 14h05
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Xavier Jaravel :

N'étant pas un spécialiste de l'énergie comme M. Percebois, j'adopterai une perspective plus générale.

Je voudrais d'abord m'arrêter sur la notion de souveraineté, en m'appuyant sur des travaux que j'ai menés avec Isabelle Méjean, dans le cadre du Conseil d'analyse économique, sur la stratégie de résilience dans la mondialisation, qu'il est possible d'appliquer spécifiquement aux questions énergétiques.

S'agissant des tendances de long terme en la matière, je suis d'accord avec M. Percebois. Ce que nos travaux ont mis en lumière, c'est que dans un monde globalisé, où chacun dépend de plusieurs chaînes de valeur, la souveraineté tient moins à l'autonomie pure qu'à la résilience, définie comme la capacité à résister aux chocs d'ordre interne, tels qu'une indisponibilité du parc nucléaire, et aux chocs d'ordre externe, tels qu'une guerre rendant difficile l'approvisionnement en énergie.

Il faut donc dresser un diagnostic très fin des chaînes de valeur. Nous sommes parvenus à la conclusion que 4 % de l'ensemble des importations françaises constituent des vulnérabilités, c'est-à-dire traduisent une dépendance à un petit nombre de pays extra-européens. Certains composants dont la part est faible dans une chaîne de valeur peuvent pourtant la mettre à bas dans son intégralité. Ainsi, les semi-conducteurs de dernière génération, qui sont presque exclusivement produits à Taïwan, entrent pour peu dans la valeur ajoutée du secteur automobile, mais en être privés déstabiliserait l'intégralité de la filière.

Il faut donc analyser plus précisément les chaînes de valeur nécessaires à la production de l'énergie, en menant un travail de cartographie qui permette de repérer les vulnérabilités dans les chaînes de valeur et de les anticiper. Ce travail de diagnostic est forcément au long cours, s'agissant notamment des métaux et des minerais stratégiques extraits des terres rares.

Un tel ciblage permet de réduire les coûts de la résilience, à condition de forger une palette d'outils, tels que la relocalisation des productions et, si possible, la diversification des sources d'approvisionnement ou le recours au stockage. Il faut aussi vérifier si nos partenaires européens partagent nos vulnérabilités ou non, et enfin identifier les dépendances réciproques, une faiblesse sur une partie de la chaîne de valeur pouvant être compensée par une force sur une autre, de sorte que la situation n'est pas asymétrique et peut être tolérable du point de vue géopolitique. Exemple de dépendance réciproque : les machines utilisées pour produire les semi-conducteurs de dernière génération à Taïwan viennent presque toutes des Pays-Bas.

Il me semble donc nécessaire de charger une instance de réfléchir au long cours à cette question de la dépendance, de mener ce travail de ciblage de façon très fine et de mesurer les enjeux économiques. Nous en sommes assez loin : par exemple, nous ne disposons pas en temps réel de la part de l'énergie dans les coûts de production totaux des entreprises, et encore moins du point de vue des chaînes de valeur. Si une entreprise en difficulté constitue un goulot d'étranglement au sein d'une chaîne de valeur, il est très difficile de l'identifier. Tout ce dont nous disposons, ce sont des sondages sur l'utilisation de l'électricité par les entreprises qui datent de plusieurs années.

Outre cet enjeu de cartographie et de diagnostic, il faut s'accorder, d'un point de vue plus conceptuel, sur ce que l'on entend par « souveraineté ». Sommes-nous prêts à partager des vulnérabilités avec certains de nos partenaires européens ? Nous accordons-nous sur le fait que l'enjeu est de cibler les vulnérabilités et d'être résilient aux chocs externes et internes, qu'il faut modéliser pour les anticiper ?

Deuxième remarque : le marché européen de l'électricité est souvent présenté, dans le débat public français, comme pétri d'insuffisances, alors même que les interconnexions qu'il permet sont une chance énorme pour notre pays, qui est importateur net d'électricité. Sans le marché européen de l'électricité, l'indisponibilité d'une partie du parc nucléaire français aurait des conséquences autrement importantes qu'aujourd'hui, y compris des blackouts.

Deux enjeux me semblent majeurs.

Le premier est la redistribution de la rente entre producteurs et consommateurs quand les prix sont très élevés. Comme l'a expliqué M. Percebois, la tarification est fondée sur le coût marginal de production, qui est celui du dernier électron produit. Contrairement à ce que l'on entend dire en France, ce système n'est ni absurde ni surprenant : c'est ainsi que fonctionnent les marchés de biens très substituables. La dernière unité produite est très coûteuse, et son prix élevé. Il en résulte des profits excessifs pour ceux dont les coûts de production sont faibles. La redistribution peut être organisée de diverses façons, comme l'Arenh ou la taxation des surprofits : il s'agit dans tous les cas de redistribuer la rente entre les producteurs infra-marginaux et les consommateurs.

Ce fonctionnement n'a donc rien d'absurde. Il a des vertus d'efficacité, car il envoie un signal prix assez juste – il est effectivement très coûteux de produire le dernier électron – et induit une redistribution qui paraît encore plus légitime dans la période actuelle. Cette redistribution peut prendre plusieurs formes. Le modèle ibérique en est une, puisqu'il permet de corriger le prix marginal en subventionnant les centrales à gaz, ce qui réduit le bénéfice des producteurs infra-marginaux.

L'enjeu est donc d'élaborer un cadre partagé à l'échelon européen pour organiser la redistribution. La Commission européenne s'est exprimée favorablement en ce sens à plusieurs reprises. Reste à établir le dispositif exact.

Le second enjeu soulève la question de l'investissement à long terme, notamment dans la perspective de la transition écologique. Compte tenu de l'incertitude pesant sur le marché de l'électricité libéralisé, sera-t-il possible d'investir suffisamment dans les énergies décarbonées avec un signal prix aussi volatil ?

La nécessité d'une intervention de la puissance publique pour orienter le mix énergétique fait consensus. Le problème est que lorsqu'il y a beaucoup de volatilité sur un marché, il est difficile pour les acteurs privés de se projeter à long terme et donc de faire les investissements nécessaires. Il existe au niveau européen un cadre réglementaire pour les énergies renouvelables, garantissant un prix fixe dans le cadre d'outils comme le contrat pour différence. La compétition est organisée ex ante, lors de l'appel d'offres.

La période actuelle ne me semble pas appeler la modification des fondamentaux du marché européen de l'électricité. Il faut tirer profit du marché de gros à court terme tout en tirant les conséquences de ses faiblesses, qu'il s'agisse des effets redistributifs indésirables ou des investissements à long terme nécessaires à la transition énergétique. Pour ces derniers, il faut simplement un cadre permettant de les sécuriser, tel que le marché dual ou hybride.

Nous ne disposons pas, en France, d'études dressant le bilan de l'effet redistributif du marché européen pour le consommateur français. Il passe pour négatif et coûteux ; en réalité, ce système nous évite des coupures de courant, de sorte que le consommateur français est sans doute gagnant. Une étude impartiale sur ce sujet, qui nécessite un calcul certes complexe mais faisable, constituerait un élément de diagnostic très utile.

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