En matière d'indépendance énergétique, notamment pour l'électricité, et compte tenu des prix actuels, il faut partir d'un constat : la décarbonation du mix énergétique réduira la dépendance de la France. Dans le total de l'énergie finale – et non primaire – les produits pétroliers représentent 43 %, le gaz 20 % et le charbon 1 %. Nous dépendons donc à 64 % des importations. Le reste, notamment l'électricité, est une production nationale.
L'électricité ne représente pour l'instant que 25 % de l'énergie finale consommée par les Français. Cette part devrait croître avec la décarbonation du mix énergétique. Elle devrait atteindre 55 % à l'horizon 2050 selon Réseau de transport d'électricité (RTE), en raison d'une électrification des usages, notamment de la mobilité. Cela devrait améliorer notre indépendance énergétique, avec cette nuance que la décarbonation imposera l'utilisation de métaux et de minerais stratégiques, tels que les terres rares.
Certains redoutent donc que nous ne transformions une dépendance aux hydrocarbures en une dépendance aux métaux. Cette idée n'est pas tout à fait exacte. D'abord, les métaux et les minerais se recyclent. Ensuite, le progrès technique peut permettre de trouver des substituts. Enfin, les réserves de ces métaux et minerais sont assez bien réparties dans le monde, pays occidentaux compris. Il y en a même en France, où un projet d'extraction de lithium est en cours de développement, dans l'Allier – par ailleurs, nous pourrons à l'avenir produire des batteries sans lithium.
L'origine de l'électricité est nucléaire à 69 %, hydraulique à 12 %, éolienne et solaire à 10 %. Le gaz représente 6 %, le charbon et le fioul 1 % : pour ce qui est de notre mix électrique, nous sommes donc dépendants à hauteur de 7 %.
La France, comme les autres pays européens, est confrontée à une envolée des prix de l'électricité qui encourage, voire impose une réforme du marché européen de l'électricité, suite à sa libéralisation.
Il faut bien dissocier le prix de détail du prix de gros. Le prix de détail est obtenu par l'addition du prix de gros, du coût des réseaux et de celui des taxes. À l'origine, chacun de ces postes comptait environ pour un tiers mais la part du prix de gros est aujourd'hui un peu plus importante, car le prix de la fourniture d'électricité a fortement augmenté.
Cette envolée a deux raisons principales : le prix élevé du gaz, car les centrales à gaz sont en général celles qui font l'équilibre du marché, et le manque de capacités électriques pilotables, c'est-à-dire qui fournissent en fonction de la demande. Or il faut bien reconnaître que nous avons fermé, en Europe, de nombreuses capacités pilotables. Les capacités non pilotables, par exemple les centrales fonctionnant quand il y a du vent ou du soleil, ne produisent pas toujours quand on en a besoin. Les centrales pilotables sont thermiques ou nucléaires, le nucléaire présentant l'avantage d'être à la fois pilotable et décarboné.
Ce manque de capacités est général en Europe. L'électricité étant un produit qui ne se stocke pas, mieux vaut être en surcapacité qu'en sous-capacité ; les risques sont moindres. Les Allemands ont fermé beaucoup de capacités nucléaires et thermiques, nous avons fermé beaucoup de capacités thermiques et quelques nucléaires.
Notre dépendance au prix du gaz découle de la logique de fonctionnement du marché. C'est le coût de fonctionnement de la dernière centrale appelée qui détermine le prix d'équilibre. S'agissant d'enchères à prix limite, tous les participants aux enchères bénéficient de celui-ci. Si le prix d'équilibre s'envole, les centrales dites infra-marginales, qui ne sont pas des centrales à gaz, bénéficient de rentes qui peuvent paraître excessives. Elles ne sont pas nécessairement indues, quand elles permettent de financer les coûts fixes, mais elles peuvent aussi les dépasser très largement.
Ce système préexistait à la libéralisation du marché de l'électricité. Dans une centrale thermique classique, le coût du combustible constituait l'essentiel du coût de production de l'électricité, dans une proportion allant de 50 % à 80 %. Il s'agissait du coût du charbon, du pétrole ou du gaz, augmenté du coût du carbone. Par conséquent, il était tout à fait logique d'appeler les centrales par ordre des coûts marginaux croissants. Le problème actuel découle de l'envolée du prix du gaz.
Face à cette situation, tout le monde cherche des solutions.
La première, unanimement considérée comme pertinente, consiste à réduire la demande, en particulier aux heures de pointe.
La deuxième consiste à taxer les rentes infra-marginales excessives, les surprofits. C'est une solution de facilité mais qui n'est pas sans justification. Plusieurs pays européens, dont la France, considèrent qu'elle mérite d'être explorée, d'autant qu'elle permet de taxer les centrales d'énergie renouvelable qui avaient conclu un contrat d'achat avec l'État et qui l'ont dénoncé, moyennant une indemnité bien sûr – car, même compte tenu de cette indemnité, elles réalisent un gain bien plus élevé en vendant leur électricité sur le marché de gros plutôt qu'à un prix garanti.
En France, le produit de cette taxation ne serait pas considérable, car une grande partie de l'électricité d'origine nucléaire est vendue à un prix régulé, conformément aux principes de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh). En outre, cette production a fortement baissé : elle était de 429 térawattheures (TWh) en 2005, et devrait être de 280 TWh cette année.
Les énergies renouvelables ne perçoivent généralement pas de rente. Beaucoup d'entre elles bénéficient d'un prix garanti, avec des contrats en complément marché. Pendant longtemps, le prix garanti était supérieur au prix du marché : elles vendaient à un prix du marché relativement modeste, mais percevaient un complément de rémunération. Quand le prix du marché s'est envolé, le complément de rémunération est devenu négatif, de sorte que les producteurs d'énergie renouvelable reversent la différence à l'État. Le total pourrait atteindre 30 milliards d'euros pour 2022-2023, selon la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Il s'agit donc d'un bon système. Il serait fâcheux que ces contrats soient dénoncés, car ces entreprises ont bénéficié de l'aide de l'État pendant longtemps : il serait un peu facile qu'elles puissent profiter maintenant du marché.
Prélever la rente, au moins en partie, aide le consommateur à faire face à l'augmentation des prix. J'ai remis au secrétariat de la commission d'enquête une présentation d'un système que j'ai élaboré avec un collègue, fondé sur la moyenne des coûts marginaux, ce qui ferait baisser le prix d'équilibre, et prévoyant une compensation pour les centrales marginales. Il a l'avantage d'être efficace et surtout rapidement applicable, en raison de coûts de transaction faibles.
Après la taxation, une autre solution, qui me semble aussi très bonne, consiste à subventionner le gaz utilisé pour produire de l'électricité. Retenue par les Espagnols, et appelée pour cette raison « solution ibérique », elle aboutit à un prix de gros nettement inférieur au prix européen. Toutefois, elle a plusieurs effets pervers, notamment celui de relancer la demande de gaz, donc d'en augmenter le prix pour tous les industriels, qu'ils produisent de l'électricité ou non, et celui d'inciter à vendre l'électricité ainsi produite ailleurs en Europe, où le prix est plus rémunérateur.
La Commission européenne vient donc de faire savoir qu'elle n'est pas favorable à la généralisation de ce système. Les Allemands y sont tout à fait opposés, car la part du gaz dans leur production d'électricité est plus importante que dans la nôtre. Comme ils exportent chez nous de l'électricité aux heures de pointe, ils auraient le sentiment que le consommateur allemand finance le consommateur français. Nonobstant, cette piste mérite d'être explorée, car elle permet de résoudre une partie du problème.
Une autre solution, dite grecque, consiste à organiser un marché dual. La moitié de l'électricité produite en Europe l'est par des centrales nucléaires et d'énergie renouvelable, dont la part de coûts fixes est élevée et celle de coûts variables de fonctionnement modeste – ce qui coûte cher, ce sont les équipements. L'autre moitié l'est par des centrales classiques, utilisant du gaz, du charbon et parfois du fioul, dont la part de coûts variables est très élevée.
L'idée est de diviser le marché en deux segments, en satisfaisant la demande d'abord grâce aux premières, puis, pour le reste, grâce aux secondes. Le consommateur paie la moyenne des deux prix. Ce système, certes complexe, présente l'avantage d'être pérenne car, au fur et à mesure de la décarbonation du mix électrique, la part des centrales à forts coûts variables diminue.
La dernière solution, que d'aucuns appellent de leurs vœux dans le débat public, consiste à revenir au système de l'acheteur unique, dans un cadre national. La France l'avait plus ou moins défendu à l'orée de la libéralisation du marché de l'énergie. Dans ce système, le gestionnaire du réseau de transport d'électricité émet des appels d'offres et conclut des contrats à long terme avec les centrales les plus performantes. Il s'agit d'une concurrence pour le marché, et non par le marché. Ce système présente l'avantage d'offrir une certaine stabilité des prix pour le consommateur. Toutefois, il est juridiquement incompatible avec les directives européennes en vigueur.
La conclusion, à mon sens, est qu'il est nécessaire aujourd'hui d'investir dans des capacités de production, quitte à se trouver en surcapacité : cela présente moins de risques que la sous-capacité, car la demande d'électricité va augmenter.
La vraie question est de savoir comment financer le nouveau nucléaire. Il y a l'emprunt, bien sûr, mais il est difficile, pour l'opérateur historique, d'y recourir massivement. Les mécanismes utilisés au Royaume-Uni, tels que les contrats pour différence ou la base d'actifs régulés, sont intéressants. Ils auraient l'avantage de permettre, aux fournisseurs alternatifs, aux concurrents d'EDF de participer au financement. À l'heure actuelle en effet, ils bénéficient de l'Arenh, pour des raisons historiques, mais sans participer à l'entretien du parc nucléaire ni surtout contribuer au financement du nouveau nucléaire. Tel serait le cas dans un système d'appels d'offres ouvrant des droits de tirage, sur le modèle de la vente directe d'électricité.