Monsieur Pouyanné, je suis ravi de vous avoir ce matin devant nous. Vous êtes un homme fascinant, un homme puissant. Vous serrez la main des plus grands, des meilleurs comme des pires. Vous êtes un homme de records : vous êtes à la tête d'une entreprise qui compte parmi les vingt entreprises les plus polluantes au monde ; vous avez réalisé des profits exceptionnels au cours des dix-huit derniers mois, qui ne sont pas liés à votre génie particulier mais simplement à une crise que nous connaissons tous-tes, qui est liée à la guerre en Ukraine.
Vous êtes aussi un homme de projets : en pleine COP27, au moment où le monde se réunit pour savoir comment lutter contre le réchauffement climatique, vous êtes en train de lancer, dans l'Afrique de l'Est, un projet de pipeline géant de 1 445 kilomètres, un pipeline chauffé à 50 degrés qui émettra, pendant vingt-cinq à trente ans, 34 millions de tonnes de CO2. Ce projet peut éventuellement en cacher un autre puisque l'on comprend qu'éventuellement – et vous me répondrez sur ce point –, vous pourriez relier ce projet à un autre projet en République démocratique du Congo (RDC), lequel pourrait dégager 6 milliards de tonnes de CO2. Mon collègue Alain David y reviendra par la suite.
Vous connaissez la définition qu'Oscar Wilde donnait du cynisme : un cynique est quelqu'un qui connaît le prix de tout, mais la valeur de rien. Je voulais vous poser quelques questions sur l'échelle du cynisme à laquelle vous pouvez consentir.
Vous connaissez le prix du baril de Brent mais à combien évaluez-vous la vie d'une famille ? Pour ce projet EACOP, vous allez exproprier 100 000 familles. En Tanzanie, le prix de l'expropriation est en moyenne de 1 160 dollars. Quelqu'un pense-t-il ici qu'il soit possible de faire vivre sa famille avec 1 160 dollars, sachant en outre que le prix des terrains augmente au fur et à mesure que le projet se développe ? Vous me répondrez que vous allez créer 80 000 emplois mais il s'agit essentiellement d'emplois liés à la construction du pipeline. Combien en restera-t-il une fois le pipeline véritablement exploité ? On me dit que ce sont 5 000 emplois mais il s'agit d'emplois hautement qualifiés, qui ne profiteront pas à ceux que vous aurez expropriés au démarrage.
Ensuite, vous nous dites que la transition ne se fera pas en une nuit. Personne ne le dit, en réalité. Mais si votre communication se fait beaucoup sur les énergies renouvelables, la réalité est que vos investissements se font essentiellement sur les énergies fossiles. En 2015, vous avez vous-même fixé une trajectoire, qui n'est pas celle du GIEC, mais une trajectoire qui fixe l'objectif à une hausse des températures entre 3 et 3,5 degrés pour le monde. Avez-vous réfléchi depuis ? Avez-vous renoncé ou maintenez-vous toujours cette trajectoire que vous considériez à l'époque comme une trajectoire pragmatique ?
Enfin, comme disait Lionel Jospin, il faut parfois fendre l'armure. Vous avez quatre enfants, moi aussi. Voici ma dernière question. Quel héritage voulons-nous leur laisser : est-ce un compte en banque fourni ou la fierté d'avoir évité une catastrophe mondiale irréversible ? C'est à l'homme que je m'adresse.