Je ne me lancerai pas dans un débat singulier avec vous, monsieur le président. Je me limiterai à exposer la logique de la Cour des comptes, laquelle est d'ailleurs assez claire ; elle a été présentée de manière exhaustive dans le rapport que j'ai adressé il y a un an au Président de la République et au Premier ministre de l'époque, et elle est reprise dans celui-ci. L'analyse a été formulée après une consultation très large : nous avons entendu de nombreux économistes français, européens et même américains.
Nous traversons une période très difficile, sur le plan géopolitique comme sur le plan économique, et la situation a naturellement des traductions sur le plan financier. Nous ne contestons en rien – bien au contraire – l'idée selon laquelle, dans ce contexte, des investissements sont fondamentalement nécessaires. Notre croissance potentielle a été affectée, et c'est naturel, par le choc extraordinaire qu'a été la pandémie, et elle continue d'être menacée par les conséquences de la guerre en Ukraine. Elle se situe aux alentours de 1 % plutôt que de 1,5 % – il s'agit, encore une fois, de la croissance spontanée. Pour l'améliorer, il n'y a qu'une seule voie : celle de l'investissement.
Le plan de relance consacre quelque 30 milliards d'euros à la transition écologique, ce qui représente un premier effort important. Toutefois, il faudra faire davantage, notamment pour reconstituer notre capacité de production électrique. Vous débattrez ainsi de la renationalisation d'EDF et de la construction de nouveaux réacteurs, que le Président de la République a annoncées et qu'il faudra financer – je ne me prononce pas sur ce choix en tant que tel. Nous pensons, effectivement, qu'il faut davantage d'investissements, ce qui va un peu dans votre sens. C'est vrai en ce qui concerne la transition écologique et la politique industrielle ; c'est vrai également dans le domaine de l'équipement militaire – le rapport que nous avons consacré il y a quelque temps à la loi de programmation militaire montre qu'une remise à niveau a déjà eu lieu. Dans ce domaine, nous bénéficierons à l'avenir de davantage de ressources de la part de l'Union européenne, notamment à travers la mutualisation des dettes.
Toutefois, cette nécessité d'investir suppose selon vous d'augmenter les dépenses publiques, ce qui veut dire aussi, en pratique, accroître la dette. À cet égard, nous divergeons. La Cour considère que l'endettement français a vraiment atteint la « cote d'alerte », pour reprendre l'expression de Bruno Le Maire. Nous ne pouvons pas aller au-delà. Il est indispensable de retrouver une courbe plus pertinente.
Cela m'amène à l'une des questions du rapporteur général. En effet, une inflation plus forte ne réduit pas la dette publique. Certes, l'inflation facilite le remboursement de la dette héritée, mais son impact à long terme dépend de l'évolution des taux d'intérêt, que par définition nous ne connaissons pas encore. D'autres éléments doivent également être pris en compte, parmi lesquels l'alourdissement de la charge des intérêts résultant de la part des OAT dans le financement de notre dette – la Cour a consacré un rapport à la question. De facto, l'inflation s'est ainsi traduite par une augmentation de quelque 18 milliards d'euros du coût de remboursement de la dette publique, ce qui est considérable.
Si nous continuons à accroître les déficits et la dette publics, monsieur le président, alors que les dépenses publiques atteignent déjà 58,4 % du PIB, la charge de la dette augmentera elle aussi et cela réduira d'autant le financement de l'investissement. Je puis vous en parler d'expérience : lorsque j'étais ministre de l'économie et des finances, entre 2012 et 2014, la croissance était nulle, les spreads étaient tendus et la charge de la dette constituait le deuxième poste du budget de l'État, à raison de quelque 80 milliards d'euros. Je vous prie de croire que, dans une telle situation, les marges de manœuvre pour préparer le futur sont très restreintes. Plus nous nous endettons, plus nous nous étranglons, en réalité. C'est la raison pour laquelle, à côté de l'investissement nécessaire pour relancer la croissance, nous préconisons une stratégie fondée sur la maîtrise de la dépense.
Ne laissons pas croire que la maîtrise de la dépense soit l'équivalent de l'austérité. J'ai évoqué la stabilisation des dépenses de santé, mais en points de PIB : je ne préconise pas une diminution de leur part dans le PIB. Il s'agit de jouer sur différents postes, pour un ensemble de dépenses dont le montant est considérable. Stabiliser ces dépenses en points de PIB, cela veut dire, en réalité, qu'elles continuent à augmenter en valeur absolue.
En ce qui concerne les retraites, le débat va s'ouvrir. La Cour des comptes n'a pas d'idéologie à ce propos. Elle ne se prononcera pas non plus sur l'âge de départ. Nous disons simplement que l'âge effectif de départ devra être reculé si l'on veut que le système soit à l'équilibre et financé, faute de quoi l'on risque de devoir prendre une décision extrêmement pénible, et même tout à fait détestable, à savoir toucher aux pensions.
Vous parliez d'appauvrir l'État. Avec des dépenses publiques représentant 58,4 % du PIB, on n'a pas affaire à un État slim fit : l'État a quelques rondeurs. Il existe des marges de manœuvre. L'approche que nous suggérons n'est pas austéritaire, il ne s'agit pas de manier le rabot : nous préconisons de transformer l'action publique, de se demander comment dépenser moins mais de façon plus intelligente, tout en améliorant les prestations publiques. Outre les exemples que j'ai donnés, j'aurais pu parler du logement : voilà un secteur dans lequel nous dépensons deux fois plus que les pays de la zone euro, pour une performance qui n'est pas forcément la meilleure, y compris dans le domaine du logement social, particulièrement cher à certains d'entre vous. Certaines réformes peuvent être engagées, et elles permettraient de dégager des ressources. Nous avons produit une note à ce propos.
Enfin, vous m'avez interrogé sur les dépenses fiscales – j'ai noté certaines convergences entre nous à cet égard – et sur les baisses d'impôts. Je ne saurais dire si celles-ci sont trop importantes. Je tiens simplement à souligner qu'elles ont atteint 50 milliards d'euros au cours du dernier quinquennat, soit deux fois plus que ce qui était prévu, car les mesures prises à la suite du mouvement des gilets jaunes puis celles de la période du « quoi qu'il en coûte » se sont ajoutées. Mon sentiment est que nous n'avons guère les moyens, dans une période de déficits et de dette élevés, d'opérer des baisses d'impôts sèches : toute nouvelle diminution devrait être compensée par l'augmentation d'autres impôts ou par une maîtrise de la dépense à due concurrence. Le débat sur la question existe dans d'autres pays : pour s'en convaincre, il suffit d'observer ce qui se passe au sein du Parti conservateur britannique dans le cadre de la succession de Boris Johnson.
Monsieur le rapporteur général, vous avez dit que nous validions les hypothèses. C'est vrai, au sens où nous ne les trouvons pas inatteignables, mais notez quand même les nuances que nous apportons : qu'il s'agisse de la croissance anticipée, des prévisions concernant les recettes, de l'inflation ou encore de l'élasticité des recettes fiscales au PIB, tout est tiré au cordeau. Jusqu'à présent, chaque fois que je suis venu devant cette commission en tant que Premier président de la Cour des comptes et président du Haut Conseil des finances publiques, j'ai seriné l'air de la prudence, tout en ayant le sentiment que le résultat serait plutôt meilleur qu'anticipé, et je ne me suis jamais trompé. Or, cette fois-ci, ce n'est pas ce que je vous dis : je considère que les prévisions sont plutôt optimistes. Ce serait en vérité une bonne surprise d'en rester à 5 % de déficit. L'objectif n'est pas inatteignable, mais il faudrait vraiment que tous les facteurs se combinent au mieux. Ce n'est pas ce que nous anticipons.
Le solde structurel reste nécessaire pour éviter de mener des politiques procycliques. Nous tenons à ce qu'il soit possible de maîtriser ou d'augmenter les dépenses au bon moment. Cela dit, cet outil est sans doute amené à perdre une partie de sa force ou de sa pertinence. Je ne peux pas anticiper ce que sera la réforme des règles du pacte de stabilité, mais l'intuition ainsi que la connaissance que j'ai de ces questions me conduisent à penser que si un consensus se dessine, ce sera plutôt autour de l'idée selon laquelle on doit traiter davantage la dette publique à l'échelle nationale et que, s'agissant des dépenses publiques, il faut se doter d'une règle simple, lisible et qui permette de privilégier l'investissement. Le Haut Conseil des finances publiques a organisé il y a quelques mois une manifestation très intéressante à ce propos, à laquelle participait notamment le commissaire Gentiloni.
Enfin, en ce qui concerne les collectivités territoriales, nous avons souligné leur relative bonne santé, qui permet de s'interroger sur leur contribution éventuelle au redressement des finances publiques. Il en est plutôt question dans le fasciule 1 du rapport sur les finances publiques locales publié hier, mais les deux documents vont dans la même direction.