Concernant le numérique, vous avez raison, j'ai mauvaise conscience.
Je relirai d'abord le numérique au thème de cette commission. Il s'agit d'un domaine dans lequel nous n'avons aucune souveraineté. En effet, la fonction la plus régalienne de l'État, qui est de collecter l'impôt, a été confiée aux GAFA. J'ai donc besoin d'un ordinateur, d'un système internet et d'un système mondial de télécommunication. Ce que nous venons de faire sur la 5 G relève d'un abandon supplémentaire de souveraineté puisque les opérateurs français seront incités à s'équiper avec des tas de composants de réseaux qui ne sont pas fabriqués en France et que les Français seront incités à changer de smartphone pour des appareils fabriqués à l'étranger, afin de regarder Netflix dans le métro et que l'application Tinder fonctionne mieux. Nous sommes clairement aujourd'hui dans ce que j'appelle l'ébriété numérique.
Avant de savoir si la première chose à faire est de fermer la chaîne YouTube de Jean-Marc Jancovici — ce qui est une option puisque cette fermeture supprimerait de la pollution numérique —, je fais ce que je peux en demandant aux personnes qui visionnent mes vidéos de les regarder en très basse définition. Toutefois, il est clair que je participe aux émissions liées au numérique.
Dans le monde, la moitié de l'empreinte carbone du numérique est due à la fabrication des équipements (écrans, ordinateurs, smartphones, composants de réseau et serveurs) tandis que l'autre moitié est due aux opérations de ces équipements. Ce qui augmente aujourd'hui extrêmement fortement la croissance du trafic du système digital mondial est la vidéo en ligne, et notamment le streaming — avec Netflix en tête —, YouTube, la pornographie et les vidéos familiales.
Le Shift Project avait formulé quelques suggestions pour limiter cette inflation. Nous avions notamment proposé à l'autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) que les licences octroyées aux opérateurs soient faites sous conditions de maitrise de l'empreinte carbone. À l'époque, l'Arcep avait noté l'idée. À partir du moment où nous voulons limiter un usage, seules deux options sont possibles : les quantités ou les prix. Au sein du Shift Project, nous sommes un peu plus communistes, donc nous préférons limiter par les quantités plutôt que par les prix car nous considérons que ce système est plus égalitaire.
Par ailleurs, la débauche d'équipements que nous utilisons pour des usages totalement récréatifs tels que le metavers — dont je ne suis pas complètement convaincu qu'ils aideront à faire pleuvoir ou à se sortir un peu mieux de la situation que nous sommes en train de décrire — nécessite des composants que nous ne pourrons plus mettre dans des choses qui sont indispensables au fonctionnement quotidien de notre société. Par exemple, aujourd'hui, sans électronique, il n'existe plus de banques. Même si nous disons beaucoup de mal des banques par ailleurs, ces usages sont devenus essentiels à très court terme et nous « gaspillons » des ressources pour des choses assez futiles.
Il me semble que cela justifierait également des investigations un peu plus approfondies de l'Assemblée nationale afin de se pencher sur les actions à mettre en place en termes de stratégie numérique dans ce pays. Il ne suffit pas de céder — comme notre Président de la République lors du Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas — à la fascination devant le gadget.
Concernant la sécurisation des sites, il faut vivre avec l'idée qu'un accident est toujours possible. La question est : compte tenu des avantages que nous offrent les dispositifs non accidentés, sommes-nous prêts à courir le risque de l'accident ? Aujourd'hui, le risque le plus important en cas d'accident est le risque de panique, et non celui d'un dommage physique. Pour des raisons que je n'ai pas complètement percées, le nucléaire engendre des réactions disproportionnées par rapport à la cigarette, à la circulation routière ou à un aliment dont je ne redonnerais pas le nom ici. En cas d'accident sur un réacteur à eau pressurisée, le plus probable est que, comme à Three Mile Island, vous perdiez le réacteur à l'intérieur de l'enceinte de confinement. En cas de conflit, la vraie question est de savoir si l'accident ajoutera massivement des dommages. Un accident dans la centrale de Zaporijjia ne changera malheureusement pas significativement le bilan de la guerre en Ukraine. Lorsqu'une installation est endommagée à cause de la guerre, le vrai problème est la guerre.
En outre, il existe de nombreuses manières de causer des morts avec des dommages aux installations de production électrique. La convention stipule qu'en cas de guerre, les belligérants ne doivent pas porter atteinte aux centrales nucléaires ni aux barrages. Or, si vous voulez faire beaucoup de dégâts très rapidement, il vaut mieux détruire les barrages que les centrales nucléaires. En France, faire sauter le barrage de Vouglans engendrerait six mètres d'eau place Bellecour à Lyon.
La bonne réponse tient dans le mot pédagogie. L'époque va probablement nécessiter que votre métier comporte plus qu'avant le fait de faire la pédagogie des problèmes. Je sais bien qu'un élu fait normalement la pédagogie des solutions. Toutefois, de temps en temps, je pense que vous serez contraints de faire aussi la pédagogie des problèmes et la seule manière d'y parvenir est d'être capable de maitriser à peu près les sujets sur le plan technique.
Je me suis exprimé de manière générale sur l'ouverture à la concurrence des systèmes électriques en disant qu'elle avait été une erreur, ce que je pense toujours. Nous avons essentiellement perdu notre temps à faire quelque chose qui n'a apporté aucun élément positif. Cette ouverture à la concurrence a juste servi à enrichir des distributeurs, à divertir de la rente par rapport aux propriétaires des dispositifs de production et à créer des effets de volatilité dans les prix de marché dont nous voyons les effets en ce moment. Il ne faut donc pas aller encore plus loin dans cette direction. Rétropédaler sur ce sujet demande que la France commence à militer et à faire de la pédagogie du problème auprès de nos amis européens, en disant que l'époque voudrait que nous arrêtions ce genre de système, qui n'a strictement aucun intérêt, et que nous revenions à quelque chose de plus intégré, permettant de faire de la planification sur le long terme. En matière de systèmes énergétiques, le maître mot est la planification. Or cette dernière est impossible quand le marché est ouvert.
Nous aurions pu faire de l'ouverture à l'amont et un duopole. C'est exactement ce qui a été fait pour l'eau. Dans les infrastructures très capitalistiques, c'est ce qui finit par se passer, avec un oligopole régulé. Nous pouvons discuter pour savoir si un oligopole régulé est mieux qu'un monopole. Néanmoins, il s'agit du seul marché compatible avec le besoin d'opérateurs capables d'assumer des investissements lourds. La concurrence à l'aval n'avait aucun intérêt.
Il est possible de récupérer du carbone et de l'hydrogène à partir de la biomasse afin de fabriquer des plastiques. En outre, certains plastiques sont créés à partir d'éthanol de canne à sucre ou encore d'amidon de maïs. J'ignore si nous en fabriquerons autant que le plastique créé à partir du pétrole. La fabrication sera, en tout cas, nécessairement plus compliquée.
À partir du moment où nous utilisons de la biomasse, il faut toujours être capable de répondre à une question de système. Vous pouvez vous servir de la biomasse, c'est-à-dire de l'espace, pour manger, avoir des matériaux (des fibres, du bois, du chanvre, du lin ou encore du coton), avoir de l'énergie, et notamment des agrocarburants (avec du bois bûche et non du bois d'œuvre), préserver la biodiversité.
Vous pouvez également combiner les usages de temps en temps en faisant, par exemple, une agriculture moins nocive pour la biodiversité ou une agriculture avec de l'agroforesterie afin d'avoir un peu de bois énergie ou un peu de bois matériaux.
La question de la quantité de biomasses que nous sommes capables d'utiliser pour produire du plastique est donc indissociable de la question de la quantité de biomasses que nous souhaitons utiliser pour avoir de l'énergie, du bois d'œuvre, etc. La seule chose que je peux vous dire est que, quand vous regardez les plans sectoriels faits par les secteurs industriels, ils ne bouclent pas. Si, en France, vous ajoutez simplement l'appel à la biomasse du secteur aérien et du secteur de la construction pour avoir du bois d'œuvre, vous excédez les capacités de production à surface constante. Ces éléments expliquent la raison pour laquelle je suis incapable de répondre à la question. La seule bonne réponse est que cela dépend de votre ambition sur les usages concurrents de la biomasse.
Il n'existe pas, aujourd'hui, de bouclage entre secteurs. Nous avons fait ce bouclage dans le cadre du Plan de transformation de l'économie française et nous avons choisi d'intégrer très peu de biomasse dans ce plan en raison des résultats que nous avons obtenus.
De plus, à l'avenir, la décrue de la disponibilité fossile aura un impact sur les rendements agricoles puisque le pétrole est nécessaire à la mécanisation des engins de transport amont et aval ainsi que pour les phytosanitaires et que le gaz permet la fabrication des engrais azotés. Notre alimentation nécessite en outre des engrais importés de très loin (des phosphates et de la potasse), dus à l'exploitation minière. La mécanisation, les phytosanitaires et les engrais ont multiplié le rendement céréalier en France par cinq en trente ans, après-guerre. Il est évident que, dans un monde avec un climat plus hostile et moins de combustibles fossiles disponibles, nous ferons une partie du chemin inverse. Devons-nous accepter, par exemple, de manger moins de viande en n'ayant pas plus de surface agricole ? Voulons-nous plus de surface agricole pour manger toujours autant de viande ? Il y aura alors moins de surface agricole pour faire du bois d'œuvre, du bois énergie et pour fabriquer des plastiques. Il est très difficile de répondre à cette question de façon dissociée, y compris en incluant la contrainte d'approvisionnement énergétique fossile et la contrainte de dérive climatique, qui joueront plutôt dans le mauvais sens. La réponse est donc qu'il faudra en utiliser moins.