Intervention de Jean-Marc Jancovici

Réunion du mercredi 2 novembre 2022 à 15h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Jean-Marc Jancovici, Professeur à Mines Paris :

J'émets l'hypothèse que la chaleur renouvelable est peu évoquée en France car, au moment du Grenelle de l'environnement, Nicolas Sarkozy avait dit que le nucléaire ne serait pas abordé. Les associations antinucléaires n'en ont donc pas parlé mais ont essentiellement évoqué les renouvelables électriques. Le sujet n'était pas tant le climat car remplacer une énergie bas carbone par une autre énergie bas carbone change peu de choses. Sans le dire, l'accent a été mis sur les renouvelables électriques en raison d'une motivation antinucléaire.

Ce point s'inscrit dans une opposition plus ancienne. Le nucléaire est en général l'élément pivot des débats publics sur l'énergie, beaucoup plus que les hydrocarbures, ce qui a beaucoup structuré, y compris le développement des énergies renouvelables.

En 2018 ou 2019, plus de deux tiers des Français pensaient que le nucléaire contribuait significativement aux émissions de gaz à effet de serre. Il s'agit, à mon avis, d'une conséquence directe de ce débat ainsi que du fait que les énergies renouvelables et le nucléaire ont été très longtemps opposés.

Lorsque, dans d'autres pays européens, la chaleur renouvelable a fait l'objet de politiques de promotion anciennes, c'est que le pays disposait par ailleurs d'un potentiel important. Dans les pays nordiques, dont les gisements forestiers sont très importants rapportés à la population, la chaleur renouvelable fait l'objet d'effort depuis longtemps. Cet élément a peut-être joué en France car la chaleur renouvelable n'avait pas un potentiel très important. Lorsque le potentiel était important dans certaines régions de France, en particulier dans les départements d'outre-mer (DOM), elle a fait l'objet d'une promotion aussi puisque les chauffe-eaux solaires y sont raisonnablement répandus.

Nous pouvons faire en sorte de limiter les usages en le décidant. Rien ne nous empêche en théorie de militer auprès de l'Union européenne pour limiter le poids des véhicules neufs vendus. Il n'existe pas de limites physiques, mais seulement une affaire de volonté. Augmenter les usages augmente l'activité économique sous-jacente. Lorsque, quoi qu'on fasse, le prisme économique est placé comme prisme de lecture premier, la limitation des usages sera assez rarement recherchée. Même quand il s'agit de fumer et d'avoir des habitudes alimentaires néfastes, les usages ne sont pas limités et de la publicité est diffusée pour les inciter. Dès lors que nous prenons les activités sous l'angle économique, le mécanisme d'incitation à l'inflation des usages se met naturellement en route, parce que c'est ce qui entraîne l'inflation de l'activité. Si nous voulons sortir de ce mécanisme, nous devons accepter de changer la hiérarchie des indicateurs, ce qui n'est pas simple.

Par ailleurs, j'ai toujours la même opinion concernant la pertinence de remplacer le nucléaire par des énergies renouvelables. Je pense délibérément que ce remplacement serait inutile et qu'il a constitué une perte de temps et d'argent. En revanche, dans le cadre dans lequel nous sommes aujourd'hui, il n'est pas stupide de produire des énergies renouvelables — même si cela dépend de leur nature et du but fixé. Je continue à penser qu'il faut raisonner de manière pragmatique et différenciée, en ne parant ni le nucléaire ni les énergies renouvelables de tous les brevets de vertu car toutes les énergies ont des avantages et des inconvénients. Il me semble que la bonne situation, vers laquelle nous devons essayer de tendre, est celle dans laquelle nous jugeons sur pièce.

Des informations publiques sont disponibles concernant la corrosion sous contrainte. Cédric Lewandowski a été auditionné par l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) il y a quelques jours. Je vous invite à aller voir son intervention, assez complète, qui fournit un certain nombre d'indications techniques sur ces corrosions.

Je pense que l'EPR était trop compliqué parce qu'on a cherché à faire à la fois plaisir aux Français et aux Allemands. Depuis l'origine, l'autorité de sûreté du nucléaire (ASN) n'a jamais été chargée de faire un arbitrage coût/bénéfice sur les mesures de sûreté qu'elle doit mettre en œuvre. Son seul prisme de lecture est la sûreté mais, si un excès de sûreté engendre un risque de défaut d'approvisionnement, pouvant lui-même entrainer des conséquences extrêmement délétères, cette question est hors de son champ. Or il me semble que nous ne pourrons pas faire l'économie de nous poser ce genre de question, dans un monde qui va lui-même être en économie de moyens. À l'avenir, nous serons nécessairement obligés — pour le nucléaire comme pour l'éolien — de revoir l'arbitrage avantages-inconvénients à l'aune d'un monde dans lequel nous sommes un peu dans une course contre la montre et dans lequel nous serons en économie forcée de moyens de façon croissante. Ce cadre est évidemment beaucoup moins confortable que le cadre dans lequel nous raisonnions jusqu'à maintenant. Il n'est pas évident que, dans ce monde, il faille faire un nucléaire aussi complexe que celui que nous faisons aujourd'hui.

Je ne crois pas qu'il faille construire uniquement des EPR 2 pour remplacer le parc actuel. La solution qui aurait ma préférence est d'employer les grands moyens sur le développement de la quatrième génération. Si nous nous mettons en « économie de guerre », je pense que nous sommes à quinze ans de pouvoir disposer de modèles déployables. À ce moment, nous faisons la jonction avec des EPR, le temps de pouvoir commencer à déployer de la quatrième génération. Toutefois, nous n'en faisons pas plus que cela. Cette option n'est pas sur la table actuellement. Dans l'intervalle, il est évident qu'aujourd'hui, si nous voulons davantage d'électricité, la seule option qui reste est de rajouter des moyens renouvelables dans les dix à quinze ans à venir.

Avec les énergies renouvelables, la difficulté est dans le système et non dans l'objet. Fabriquer une éolienne n'est pas compliqué alors que faire un système qui repose majoritairement sur des sources non pilotables est tellement complexe que je pense personnellement que nous aurons beaucoup de difficulté à y arriver. Néanmoins, nous pouvons en ajouter un peu.

Par ailleurs, le scénario publié par l'association Les Voix du Nucléaire, qui propose de développer des moyens renouvelables et des stations de transfert d'énergie par pompage (STEP) dans les décennies à venir, tant que nous ne sommes pas capables de faire la jonction avec du nucléaire de troisième et quatrième génération, me semble assez malin. Je n'ai pas étudié ce scénario en détail mais je trouve qu'il n'est pas inintéressant. L'association Les Voix du Nucléaire indique qu'une fois que nous serons capables de déployer du nucléaire de quatrième génération, nous pourrons déconstruire les éoliennes et cesser de les utiliser.

Je pense que les SMR, du fait de leur taille, ne changeront pas significativement la donne mais peuvent être très intéressants pour les régions insulaires qui dépendent de l'électricité au fioul ou au charbon.

La sécheresse est un problème de production et non un problème de sûreté. Lorsqu'un réacteur est mis à l'arrêt, un millième de l'eau utilisée lors du fonctionnement normal est nécessaire pour le maintenir en condition froide. En cas de manque d'eau, le risque encouru est le défaut de production mais il n'existe pas de risque pour la sûreté. Le défaut de production est un risque pour tous les modes qui dépendent de l'eau tels que les centrales nucléaires et thermiques ainsi que l'hydroélectrique. La plus grande centrale nucléaire américaine fonctionne sans mer et sans rivière mais avec les eaux usées d'une ville, qui lui servent de source froide.

La question du coût du nucléaire est essentiellement une question de cadre de marché. Par exemple, le coût du mégawattheure de la centrale d'Hinkley Point s'élèvera à plus de 100 livres sterling. Or, si le financement de cette centrale avait eu lieu avec de l'argent disponible à 2 % par an — et non pas avec de l'argent disponible à 10 % par an —, la même centrale aurait produit des mégawattheures aux alentours de 50 euros. Le vrai sujet du coût du nucléaire est la structure de financement, qui dépend essentiellement du cadre public ou non. Le nucléaire n'a rien à faire dans un cadre privé car il s'agit, par essence, d'une activité régalienne qui relève de l'État et qui doit accéder à des financements qui sont ceux de l'État. Toutefois, j'ai le même raisonnement pour les énergies renouvelables et je considère que le fait d'avoir fourni des produits financiers à 15 % de rendement sur capitaux investis pour les premiers panneaux solaires n'aurait jamais dû exister.

La question des déchets nucléaires est très importante dans le débat public. Le fait que ces déchets fassent partie des éléments générant le plus de peur ne me semble pas du tout en adéquation avec la hiérarchie des nuisances lorsque nous regardons tout ce qui est déversé dans l'environnement (CO2, phytosanitaires ou encore particules fines). Les déchets nucléaires sont de deuxième ordre car, même si leur nature n'est certainement pas anodine, ils sont tout petits, peu nombreux et confinés.

De très loin, l'option préférentielle est de les mettre dans un trou et de les oublier, ce que les Suédois ont décidé de faire. Je considère que le retraitement est une bonne idée puisqu'il permet de concentrer de façon très importante le volume à stocker et de récupérer un certain nombre d'éléments qui sont récupérables dans les assemblages usés.

La réversibilité du stockage ne me semble pas cruciale. Un stockage non réversible s'est produit de façon très naturelle il y a deux milliards d'années dans une mine d'uranium à Oklo au Gabon, où des réacteurs sont apparus spontanément. Les produits de fission avaient très peu migré par rapport à l'endroit où ils s'étaient formés. Nous sommes capables de mettre du pétrole et du gaz sous pression dans une couche géologique profonde, dans laquelle ils resteront pendant des millions d'années. Nous pouvons donc très bien placer des éléments solides comme des colis vitrifiés dans une couche géologique appropriée et ne pas être très inquiets à l'idée qu'ils réapparaissent cinquante ans plus tard.

Il faut savoir qu'au bout de quelques siècles, les produits de fission sont revenus au niveau de radioactivité de l'uranium initial. C'est moins que la cathédrale Notre-Dame, qui est à l'air libre et donc beaucoup plus agressée. Le chiffre de 100 000 ans est souvent mis en avant mais la partie la plus radiotoxique est beaucoup plus courte.

Le biogaz, qui est une énergie dérivée de la biomasse, est intéressant pour des usages de niche. Faire des cultures dédiées pour produire de grandes quantités de biogaz, comme l'ont fait les Allemands, ne me parait pas du tout pertinent. En revanche, faire du biogaz avec des déchets agricoles ou des couvertures intermédiaires et s'en servir prioritairement pour remplacer les combustibles fossiles de la mécanisation agricole me parait tout à fait approprié. Dans le plan de transformation de l'économie française, nous proposons de déconstruire le réseau de gaz en France et de nous passer de cette source d'énergie, essentiellement fossile. L'injection dans le réseau devient donc un peu moins intéressante.

La production électrique peut éventuellement présenter un intérêt si elle sert à remplacer le gaz dans les usages d'hyperpointe. Ce n'est alors plus le même genre d'installation car il faut de grandes installations pour avoir des quantités de gaz qui ne soient pas complètement dérisoires.

Si l'hydrogène est utilisé pour stocker de la production électrique intermittente, le rendement de chaîne est extrêmement mauvais, de l'ordre du quart de l'énergie initiale. Si nous voulons absolument stocker de l'électricité, il vaut mieux faire des stations de pompage. Il reste à convaincre quelques habitants de Savoie que l'on va noyer les vallées avec l'eau du lac Léman.

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