Intervention de Jean-Marc Jancovici

Réunion du mercredi 2 novembre 2022 à 15h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Jean-Marc Jancovici, Professeur à Mines Paris :

Premièrement, je précise que je ne m'exprime au nom d'aucune des instances pour lesquelles mon nom figure ici. Je ne suis pas du tout habilité à m'exprimer au nom du Haut Conseil pour le climat, de Mines Paris, de Carbone 4 ou du Shift Project.

Deuxièmement, concernant le titre même de votre commission, je souhaite préciser que la France n'a jamais été indépendante énergétiquement depuis qu'elle a quitté l'ère des énergies renouvelables. Nous étions indépendants énergétiquement à l'époque où nous utilisions exclusivement les pierres et le bois du sol français pour construire des moulins à vent et à eau ainsi que le bois et l'herbe française pour faire avancer des animaux de trait.

Depuis que nous sommes entrés dans l'ère des combustibles fossiles, de l'énergie nucléaire et des nouvelles énergies renouvelables, nous ne sommes pas indépendants car il existe une imbrication des énergies en raison de laquelle nous ne pouvons dégager une énergie de façon individualisée. Nous ne construisons pas de réacteurs nucléaires sans métallurgie, donc sans charbon. Nous ne fabriquons pas de panneaux photovoltaïques sans électricité, donc sans charbon. Nous n'importons pas depuis la Chine sans pétrole.

Sauf à ce qu'un pays maitrise sur son sol la totalité des énergies actuellement utilisées dans le monde et exploite sur son territoire la totalité des mines métalliques nécessaires pour fournir les dispositifs d'extraction de l'énergie et de transformation en des vecteurs énergétiques permettant d'alimenter nos machines, nous ne pouvons pas parler d'indépendance ou de souveraineté énergétique. Ainsi, aucun pays n'est indépendant ou souverain énergétiquement. L'Arabie saoudite a davantage de pétrole que la France mais ne dispose pas de mines de fer sur son sol. Si ses frontières étaient fermées, elle ne pourrait pas exploiter son pétrole.

Les mots ayant un sens, je voulais attirer l'attention sur le fait que l'indépendance n'existe pas stricto sensu. Les bonnes questions me semblent être de savoir de qui nous dépendons, dans quelles proportions et avec quelles aptitudes à nous retourner en cas de problème. Ces questions sont nécessairement quantifiées et calendées. Mener un débat philosophique sur l'indépendance n'a pas beaucoup d'intérêt pratique.

S'agissant de l'énergie finale — qui alimente les machines qui nous rendent la vie si douce telles que les ascenseurs, les tractopelles, les trains ou encore les laminoirs —, l'essentiel de l'énergie entrant dans les machines en France est composé de combustibles fossiles. Sauf erreur de ma part, la France n'exploite plus de gisement de gaz sur son sol et extrait de l'environnement 1 % du pétrole qu'elle consomme.

Il y a une quinzaine d'années, j'avais participé, dans une autre salle de l'Assemblée, à un colloque organisé par Yves Cochet sur le pic de production du pétrole, qui avait suscité des moqueries. Je voudrais rappeler que le pic de production du pétrole conventionnel est passé depuis. Tout ce qui n'est pas le shell oil américain et les sables bitumineux canadiens a connu un pic en 2008 dans le monde, ce qui a un lien direct avec la crise des subprimes. Depuis, la production décline. L'Europe est en approvisionnement contraint à la baisse pour le pétrole depuis cette date. Le phénomène, dont les raisons sont géologiques, va s'accélérer dans les décennies à venir.

Un travail très complet, réalisé par le Shift Project et disponible sur notre site, porte sur les possibilités de production de pétrole sous seule contrainte géologique par les seize premiers fournisseurs de l'Europe, qui sont par ailleurs les seize premiers producteurs mondiaux (hors Brésil et Canada). La conclusion de ce travail, mené par deux anciens cadres dirigeants de Total chargés de l'évaluation des gisements et de l'exploration, stipule que la production de nos seize premiers fournisseurs devrait être divisée par deux avant 2050, ce qui signifie que leurs exportations vers l'Europe seront entre deux et vingt fois plus faibles. Nous devons donc nous attendre à une perte de souveraineté sur le pétrole, et pas des moindres.

En novembre, le Shift Project publiera un travail similaire concernant le gaz, confié à des personnes de même envergure et produit à partir de données issues du même endroit, à savoir une base de données des gisements de pétrole et de gaz dans le monde auxquels nous avons eu accès. Le résultat de ce travail est que, pour le gaz, le pic mondial de production est 2030 et que, pour la mer du Nord, ce pic a eu lieu en 2005.

Si nous ajoutons à ces éléments le fait que le charbon est en déplétion géologique en Europe depuis 1950, l'Europe est en « perte de souveraineté » sur toutes les énergies fossiles (depuis 2005 pour le gaz et 2008 pour le pétrole).

Sur les énergies fossiles, qui sont le premier moteur de la civilisation dans laquelle nous vivons, la question de la perte de souveraineté est déjà à l'œuvre depuis longtemps. Cette perte va s'accélérer et se traduire directement en contraction de flux de toute nature, que nous avons l'habitude de résumer classiquement sous l'angle du produit intérieur brut (PIB).

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