La décision de relancer l'industrie nucléaire avait été largement préparée au cours des années 1960 par la commission pour la production d'électricité d'origine nucléaire (PEON), qui comparait les différentes filières. Dès le milieu des années 1960, des contacts sont établis entre les industriels français et américains. Les États-Unis faisaient partie du programme Atoms for Peace, qui soutenait le nucléaire civil, à condition de solliciter des entreprises américaines. En 1969, la France opère un revirement lorsque le directeur général d'EDF Marcel Boiteux annonce pendant l'inauguration de Saint-Laurent-des-Eaux la commande de réacteurs américains à eau légère, alors même que le président de la République ne l'a pas encore rendue publique. Deux accords de licence sont conclus, le premier entre Schneider, Creusot-Loire et Westinghouse sur les réacteurs à eau pressurisée, et le second entre la Compagnie générale d'électricité, qui comprenait alors Alstom, et General Electric pour des réacteurs à eau bouillante. Dans les deux cas, il s'agit d'accords de licence : les industriels français doivent payer des royalties aux sociétés américaines. Des ingénieurs sont massivement formés aux États-Unis et l'élaboration des capacités industrielles françaises est suivie par les industriels américains.
L'accélération du programme nucléaire en 1974-1975, sous la conduite de Valéry Giscard d'Estaing, laisse place à une francisation de la filière technique. Les pouvoirs publics font entrer le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), qui avait été laissé de côté, dans les participations industrielles, notamment au sein de Framatome. Des investissements importants en R&D sont menés afin de s'affranchir des brevets américains. Un effort similaire est mené à Belfort avec la turbine Arabelle d'Altsom. En 1981, l'accord avec Westinghouse est renégocié et devient un accord de partenariat. Cette francisation de la technologie ouvre des marchés internationaux aux entreprises françaises. Un processus similaire de captation et de transformation des brevets est désormais à l'œuvre dans d'autres pays, notamment en Chine.
Depuis la fin du XIXe siècle, l'utilisation rationnelle de l'énergie et l'éducation des consommateurs afin d'économiser l'énergie sont promues, notamment auprès des jeunes filles : la bonne ménagère de la IIIe République est celle qui saura économiser du charbon, car la France n'en a pas suffisamment et en importe environ un tiers dès le XXe siècle. Ainsi, si la question de la sobriété se pose avec d'autant plus d'acuité lors des crises, elle est un axe fort de tous les discours de politique énergétique depuis la fin du XIXe siècle. Par ailleurs, le poids de la facture énergétique pour les ménages rend la question de la sobriété sensible pour nombre d'usagers. Les choix industriels ont rarement garanti une abondance de l'énergie : ils ont toujours été relativement mesurés dans la manière dont ils étaient présentés. Si quelques économistes américains voyaient dans le nucléaire une électricité si abondante qu'elle en deviendrait gratuite, en France aucun ingénieur ne s'est orienté dans cette voie, car ce n'était pas la posture de la puissance publique. Les utopies d'une énergie abondante ont eu peu de place en France.
Monsieur Bolo, les pays qui ont mis en œuvre des programmes nucléaires sont ceux dans lesquels l'État a pu se porter garant. Les rapports entre l'État et EDF sont ainsi marqués par une forte conflictualité au cours des années 1970. Georges Pompidou confie aux entreprises publiques une plus grande autonomie de gestion. En tant qu'entreprise publique, EDF finance une partie du programme nucléaire par des crédits publics, reçus par l'État, son actionnaire, mais également par des emprunts sur le marché national et les marchés extérieurs, engendrant une dette en dollars qui deviendra problématique dans les années 1980. Dans le même temps, l'État ne laisse pas EDF fixer le prix de l'électricité ni faire ses propres choix dans les commandes publiques. En 1971 ou 1972, Marcel Boiteux invite l'État à faire preuve de « déontologie administrative » dans une tribune du Figaro. Cette formulation est révélatrice du rôle de l'État dans le domaine de l'énergie : entre la responsabilité laissée aux industriels et les multiples interventions de l'État, en matière tarifaire notamment, la situation se révèle souvent floue et inconfortable au final.
Le choix d'investir dans d'autres énergies s'est effectivement posé. Cela a peu été le cas dans les années 1970, malgré quelques investissements dans l'énergie solaire.
Enfin, en France, énergie nucléaire et gaz naturel se sont développés parallèlement, et non de manière concurrente comme dans d'autres pays. Les accords d'approvisionnement en gaz naturel avec l'Algérie en 1971 et avec l'Union soviétique en 1980 ont assuré deux formes de réduction de la dépendance pétrolière, par le nucléaire et par le gaz naturel. L'essor de ces deux formes d'énergie dans les années 1980 est assez remarquable.
Les études montrent de fortes variations de l'opinion publique sur le nucléaire. Depuis quelques années, toutefois, la référence au climat s'est affirmée, alors que dans les années 1980-1990, l'hostilité envers le nucléaire s'appuyait principalement sur la question de la gestion des déchets à long terme, portée par les mouvements environnementaux.
Enfin, vous m'avez interrogé sur le surinvestissement de l'État dans le nucléaire dans les années 1970. L'État prévoyait un doublement de la consommation tous les dix ans. Cette estimation était adoptée dans les schémas du commissariat général du plan. Au début des années 1970, le chiffre de 200 réacteurs nucléaires en 2000 était fréquemment avancé dans les hypothèses, sans que leur construction réelle soit envisagée. L'État a investi massivement dans le nucléaire pour répondre à la consommation prévue dans les années 1980. Lorsque le nucléaire représente environ 75 % de la part de l'électricité, au milieu des années 1980, on constate en effet un surdimensionnement. Toutefois, ce dernier est aussi lié à l'effondrement de la consommation industrielle, résultant notamment d'une désindustrialisation dans le secteur des entreprises électro-intensives. Il se traduit par des contrats entre l'État et EDF faisant de l'exportation d'électricité un objectif pour l'entreprise, afin d'assurer des rentrées d'argent. En 1990, la production d'électricité nucléaire a atteint le niveau qui était souhaité en 1970.