Intervention de Nathalie Ortar

Réunion du mercredi 2 novembre 2022 à 15h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Nathalie Ortar, Anthropologue de l'énergie, Directrice de recherche au Ministère de la Transition Écologique au LAET (laboratoire aménagement économie des transports), ENTPE/Université de Lyon :

Chaque année, je propose à tous mes élèves ingénieurs une séquence sur le climat. De même, j'ai décidé de vous inviter à faire un pas de côté, en abordant une dimension qui est absente de l'intitulé de votre commission : le changement climatique. Selon le CNRS, la température moyenne en France devrait augmenter de 3,8 degrés d'ici 2100. Le changement climatique affectera à la fois l'environnement et le monde socio-économique, entraînant des épidémies, des épisodes climatiques extrêmes, des sécheresses importantes et une instabilité politique. Le nucléaire, en effet, a besoin d'eau et d'une énergie extractive – l'uranium – que nous ne produisons pas sur notre territoire. Je parle aussi d'instabilité politique, car les industries nucléaires sont des objets sensibles, comme l'a montré le conflit en Ukraine.

Il me semble important de se reposer ces questions, sans doute certaines décisions ont-elles été suspendues en raison de la dégradation de la situation en Afrique produisant de l'uranium.

La fresque du climat nous apprend également qu'il n'existe pas de solution unique à la problématique du changement climatique. Nous devrons faire preuve d'inventivité pour proposer des réponses adaptées à chaque territoire. Cela suppose que nous comprenions bien nos systèmes sociotechniques. M. Bouvier a présenté l'évolution historique du nucléaire en France. L'industrie nucléaire n'est pas seulement le nucléaire : elle repose sur un ensemble sociotechnique. Ainsi, l'électricité que nous utilisons repose sur un ensemble de câbles d'une importance cruciale. Si nous misons sur les énergies lourdes, nous devons donc renforcer les systèmes sociotechniques, alors même que les prix de l'ensemble de ces composants sont en très forte augmentation, atteignant par exemple 300 % pour le cuivre. Je vous invite à ce titre à auditionner des personnels d'Enedis.

Par ailleurs, la transition énergétique telle que vous l'exposez n'est appréhendée que sous l'angle de la production d'énergie. Or, la transition énergétique actuelle, qui est la cinquième de notre histoire, se caractérise par un retrait des énergies fossiles lié à la contrainte de leur déplétion et du changement climatique, mais également par le besoin de réduire nos consommations énergétiques. Il ne s'agit pas de promouvoir le modèle amish, comme le soutenait le président Macron, mais de faire attention à nos consommations domestiques, ce qui implique un programme de rénovation thermique ambitieux. La transition énergétique doit également passer par une transition des mobilités, impliquant un moindre recours aux industries carbonées dans nos déplacements. La voiture électrique peut représenter l'une des solutions, mais elle dépend elle aussi massivement de l'industrie extractive, et son bilan écologique est encore problématique. Surtout, elle relance dans le monde des combats que nous croyions passés, auprès des peuples premiers, qui subissent les conséquences de notre frénésie extractive. Sans transformation de nos modes de vie, la transition énergétique ne modifiera pas fondamentalement notre rapport au monde, et nous continuerons à utiliser des ressources minières dont la déplétion est annoncée et qui seront source de conflit.

La souveraineté énergétique de la France est un mythe. Elle n'a jamais existé. Le nucléaire est un domaine extrêmement limité de la production énergétique et cette souveraineté s'appuie sur les restes de notre empire colonial que nous ne possédons pas. Les tensions auxquelles nous avons assisté, en Afrique et ailleurs, le montrent bien. Je ne suis pas certaine que nous serons en mesure de lutter contre la Chine et la Russie, qui recherchent les mêmes minéraux que nous, pour les mêmes raisons que nous.

L'anthropologue africain Joseph Tonda analyse une partie du mal-être africain comme la résultante d'une volonté de vivre les rêves de la société occidentale, qui ne sont pas les leurs. Dans un exercice d'anthropologie réflexive, je me demande si nous ne sommes pas, nous aussi, en train de vivre les rêves d'autrui. La mention appuyée à Charles de Gaulle, homme brillant, certes, mais de son temps, et qui n'était pas confronté aux problèmes auxquels nous faisons face, m'invite à vous interroger sur la société que nous désirons construire aujourd'hui. Quand cesserons-nous de vivre les rêves d'hommes du passé, pour fonder notre propre société ?

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