Intervention de Yves Bouvier

Réunion du mercredi 2 novembre 2022 à 15h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Yves Bouvier, Professeur des universités, Groupe de Recherche Histoire (GRHis), Université de Rouen :

Si la question de l'indépendance énergétique est souvent associée au général de Gaulle, elle s'inscrit dans une temporalité plus ancienne et notamment marquée par la Première Guerre mondiale. Pendant le conflit, une partie des mines de charbon est occupée et l'usage massif du pétrole contraint la France à en importer des États-Unis. En 1917, Georges Clémenceau compare ainsi la valeur du pétrole à celle du sang dans les batailles.

À l'issue de la Première Guerre mondiale émerge l'idée d'une coordination des politiques énergétiques par secteur, portée notamment par Henry Bérenger. La loi du 16 octobre 1919 relative à l'utilisation de l'énergie hydraulique fait de l'hydroélectricité une ressource nationale. L'énergie se voit ainsi dotée d'un sens politique. La circulation des ingénieurs, notamment issus de l'École polytechnique ou du corps des Ponts, entre les administrations et les entreprises privées contribue à faire de l'indépendance un mot d'ordre pour les unes comme les autres. Au-delà de cette dimension professionnelle, la quête d'indépendance énergétique représente un horizon politique – et je parle d'un horizon, puisque la France n'a jamais réellement connu d'indépendance énergétique.

Lors du premier choc pétrolier, la France importe environ les trois quarts de l'énergie qu'elle consomme. C'est l'un des motifs qui justifie auprès de l'opinion publique le programme nucléaire dans le plan Messmer, qui permet à la France d'accéder à un taux d'indépendance de l'ordre de 50 % à partir du milieu des années 1980, sachant que la totalité de l'uranium est importée.

L'indépendance en tant que quête politique de long terme – et qui fait consensus – se distingue de la notion de souveraineté. Ce terme, qui renvoie bien davantage à la personnalité du général de Gaulle, désigne la capacité à être maître de ses décisions. Si la souveraineté n'est pas synonyme d'autonomie et qu'elle ne renvoie pas à une production d'énergie uniquement nationale, elle signifie « être en capacité de faire des arbitrages dans le domaine énergétique » et suppose, dans le domaine nucléaire notamment, une industrie compétente et solide.

Les années 1950 sont marquées par le premier plan quinquennal de 1952 et par le second plan de 1957 qui envisagent le développement du nucléaire. La puissance publique fait le choix de mener des expérimentations, relativement lentes, par exemple sur une filière française à uranium naturel. Lors de la conférence d'Atoms for Peace à Genève, Pierre Ailleret, directeur des études et recherches d'EDF, rappelle l'engagement de la France en faveur de l'énergie nucléaire. Il précise toutefois que la France cherche à la fois à développer des réacteurs expérimentaux, sans viser leur rentabilité, et à faire monter en compétences une industrie performante. La construction d'une industrie nucléaire ne se résume pas à la construction de réacteurs : elle s'appuie par exemple sur les usines du Creusot, et ce qui prendra la forme de Framatome notamment.

L'idée selon laquelle la France bâtit seule son industrie nucléaire est bien éloignée de la réalité. Au contraire, cette construction s'inscrit dans un vrai projet européen. En effet, le général de Gaulle considère que l'émergence d'une Europe du nucléaire renforcera la France. Ainsi, sous sa présidence, on assiste à la construction de réacteurs à uranium naturel, sous l'impulsion du CEA, avec également des intérêts militaires, ainsi qu'à des expérimentations sur une centrale à eau lourde et au développement de la première centrale de Chooz, avec un réacteur à eau pressurisée, en partenariat avec la Belgique. Le général de Gaulle souhaite donc développer une filière privilégiée, tout en prenant en compte le champ des possibles, dans un contexte d'incertitudes technologiques.

Lors de l'arrivée au pouvoir de Georges Pompidou, le contexte n'est pas si favorable que l'on pourrait le croire à l'émergence d'une France du nucléaire. Au contraire, elle accuse une forme de retard par rapport à l'Allemagne, l'Italie, le Danemark, les Pays-Bas, l'Irlande ou encore l'Espagne. En 1969, le député Michel Rocard estime que la France devrait investir dans le nucléaire sous peine d'être déclassée. Ainsi, Georges Pompidou, Bernard Esambert et François-Xavier Ortoli souhaitent plutôt raccrocher la France au train européen que développer un programme uniquement national. Au sommet européen de La Haye en décembre 1969, Georges Pompidou propose la création de l'usine d'enrichissement Eurodif, lequel n'est pas un projet franco-français, en s'appuyant sur les discussions portées en ce sens par les Britanniques et les Allemands depuis quelques années. Il s'agit pour la France de rattraper le train européen dans ce domaine. Arguant notamment de leur souhait de substituer l'électricité au pétrole, François-Xavier Ortoli et Georges Pompidou définissent un programme nucléaire au début des années 1970, recourant à des technologies américaines comme le réacteur à eau pressurisée ou à eau bouillante – bien que cette dernière expérimentation ne soit finalement pas poursuivie – et favorisant l'émergence d'accords industriels européens.

Vous noterez que je n'ai abordé ni le choc pétrolier ni l'environnement dans mon exposé. En effet, la quête d'indépendance énergétique et les accords industriels que j'ai évoqués sont antérieurs au choc pétrolier. La première accélération du programme nucléaire, motivée notamment par le développement du chauffage électrique, date de 1972. Certes, l'expression de choc pétrolier est employée dès 1971 en raison de l'augmentation des prix du pétrole qui justifie alors cet investissement. Cependant, le programme nucléaire est lancé non comme une réaction politique à la crise de 1973, mais bien comme une ambition de long terme fondée sur la coopération entre une industrie compétente en France – qui a pour fer de lance les usines du Creusot et de Chalon-sur-Saône – et l'industriel EDF. Les années suivantes, à partir de 1974, apportent une validation au projet politique industriel précédemment élaboré.

Par ailleurs, le programme nucléaire a suscité de fortes protestations environnementales. En 1971, Serge Antoine, directeur du cabinet du ministère de l'environnement, invite les dirigeants d'EDF à promouvoir le nucléaire comme une énergie propre. Les centrales nucléaires devaient en effet permettre le déclassement des centrales thermiques au charbon, tandis que le chauffage électrique allait contribuer à la disparition des poêles à charbon et à bois dans les logements : par conséquent, le nucléaire était avancé comme un argument de lutte contre la pollution atmosphérique, laquelle n'est pas une priorité à l'époque. Si l'écho de ce dernier a été relativement faible, on ne peut nier son existence. Cependant, c'est surtout la contestation antinucléaire qui a permis la structuration d'un mouvement écologique, aux origines politiques très variées, regroupant tant des militants de gauche et de mouvements syndicaux – notamment proches de la CFDT – que des notables et élus défendant le paysage et la tradition des mondes ruraux face au nucléaire.

Dans les années 1970, le programme nucléaire est accéléré dans le cadre du plan Messmer de mars 1974, élaboré à l'automne 1973 et mis en œuvre les années suivantes. L'accession de François Mitterrand au pouvoir en 1981 n'a pas marqué de rupture sur le nucléaire. Certes, il avait annoncé pendant sa campagne qu'il reviendrait sur la construction de la centrale de Plogoff et, de fait, le projet a été arrêté, mais il avait indiqué que les projets engagés seraient bien poursuivis. Sous sa présidence, plusieurs centrales ont été prolongées, comme les paliers P4 et P'4 ou les centrales de Civaux et de Chooz.

Dans les années 1980, la relation entre exploitants et industriels du nucléaire se déséquilibre. En effet, la fin de la construction des centrales aboutit à une réduction, voire une fermeture du marché national pour les industriels comme Framatome. L'exportation et la maintenance se substituent à la construction des cuves et des générateurs de vapeur. L'absence de marché national contribue toutefois à une perte de compétences, les marchés à l'étranger ne permettant pas d'entretenir des capacités industrielles suffisantes en la matière.

Les années 1990 sont marquées par un double tournant. Tout d'abord, une partie des écologistes intègrent la dimension climatique dans les équilibres énergétiques. Brice Lalonde, par exemple, explique qu'il n'est pas favorable au nucléaire, mais qu'il considère qu'il s'agit de la moins pire des solutions par rapport aux centrales à charbon pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. D'autres continuent à envisager le nucléaire au travers du prisme de la gestion des déchets, comme le soutient par exemple Dominique Voynet lors de la fermeture de Superphénix en 1997.

Le second tournant est celui de l'éventualité d'un marché européen de l'électricité organisé autour de grands groupes privés. Ce projet provoque une forte incertitude notamment pour des opérateurs du nucléaire, qui s'interrogent sur leurs capacités juridiques et financières à investir dans de nouvelles centrales. La puissance publique se montre hésitante à cet égard. Le nouveau projet de réacteur EPR, en gestation depuis les années 1980 et articulé autour d'une coopération franco-allemande, est par exemple remis en cause lorsque l'Allemagne vote en 2002 une loi de sortie du nucléaire, poussant Siemens en 2009 à se retirer de l'accord conclu avec Framatome.

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