Intervention de Agnès Firmin Le Bodo

Séance en hémicycle du jeudi 25 mars 2021 à 21h00
Lutte contre les individus violents lors de manifestations — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAgnès Firmin Le Bodo :

Avant d'aborder le contenu de cette proposition de loi, je souhaite rappeler, notamment pour les citoyens qui nous écoutent et nous regardent, la législation en vigueur en matière d'interdiction de manifester. La liberté de manifestation n'est pas garantie par la Constitution mais par une importante décision du Conseil constitutionnel du 18 janvier 1995, qui a consacré un droit d'expression collective des idées et des opinions. La liberté de manifestation est ainsi une liberté fondamentale, adossée notamment aux articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui indiquent que toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association.

Parallèlement, cette liberté est soumise à un régime de déclaration. Si l'autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public, elle peut l'interdire par un arrêté qu'elle notifie immédiatement aux organisateurs. Les mesures de police prises à ce titre font toutefois l'objet d'un contrôle juridictionnel poussé de la part du juge de l'excès de pouvoir, qui s'assure au cas par cas de ce que l'atteinte aux libertés est nécessaire, adaptée et proportionnée au motif d'ordre public. La liberté en cause revêtant le caractère de liberté fondamentale, les mesures d'interdiction peuvent être contestées par la voie du référé-liberté. Au niveau individuel, le code pénal permet au juge judiciaire de prononcer une interdiction de manifester pour une durée pouvant aller jusqu'à trois ans, dans le cadre d'un jugement faisant suite à des violences en manifestation.

Or le présent texte propose de créer une interdiction administrative individuelle pour les personnes violentes de participer aux manifestations, cela en dehors de tout jugement judiciaire. Une telle mesure serait prononcée par le préfet du département ou le préfet de police. Il apparaît que cette proposition de loi fait naître un débat sur sa constitutionnalité, un débat sur lequel je souhaite me pencher. L'exposé des motifs fait explicitement référence à la décision du Conseil constitutionnel qui censure l'article 3 de la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations, dite loi anticasseurs. Rappelons que les Sages de la rue de Montpensier avaient estimé que cette mesure portait atteinte au droit d'expression collective des idées et des opinions et violait ainsi l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Dans le détail, le Conseil constitutionnel soulignait que « le législateur n'a pas imposé que le comportement en cause présente nécessairement un lien avec les atteintes graves à l'intégrité physique ou les dommages importants aux biens ayant eu lieu à l'occasion [d'une] manifestation ». Les atteintes aux libertés publiques au nom du maintien de l'ordre n'étaient ni proportionnées ni suffisamment encadrées. À la lumière de cette décision, il semblerait que ce n'est pas le principe d'une interdiction individuelle de manifester, décidée par le préfet, qui est jugé inconstitutionnelle, mais ses modalités. Il me semble par conséquent qu'à l'aune de cette analyse, le rapporteur a considéré que le Conseil pourrait juger une telle interdiction constitutionnelle pourvu qu'on en adapte les modalités. Il a donc traduit son interprétation en texte de loi.

Par ailleurs, l'interdiction de manifester fait ressurgir une histoire pas si ancienne datant de la guerre d'Algérie où les tentatives de limitation de la liberté de manifester ont été funestes. C'est donc d'une main tremblante que nous devons intervenir sur la liberté de manifester.

Nous ne pouvons pour autant tolérer que la parole du plus grand nombre soit rendue inaudible par quelques voyous au comportement répréhensible. Nous ne pouvons admettre que quelques individus jettent l'opprobre sur la parole d'une majorité. C'est en évoluant sur cette ligne de crête étroite qu'il nous faut légiférer. Pour ce qui est de la philosophie du présent texte, nous partageons tous la volonté de lutter contre les individus qui confisquent aux manifestants la défense de la cause pour laquelle ils ont choisi de se réunir.

Néanmoins, le groupe Agir ensemble votera contre cette proposition de loi pour deux raisons. D'une part parce que l'article 66 de la Constitution prévoit que c'est bien le juge judiciaire indépendant qui est le garant des libertés individuelles. Selon moi, il ne faut déroger à ce grand principe que dans des cas très spécifiques et encadrés, comme nous l'avons fait avec la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT. D'autre part, pour reprendre une nouvelle fois l'exposé des motifs, c'est l'effectivité de la mesure qui me pose problème. En effet, il y est écrit que « ces interdictions administratives très encadrées permettront de toucher les individus violents que nos forces de l'ordre n'ont pas réussi à appréhender ». Il est donc compliqué d'imaginer la faisabilité concrète et matérielle d'une interdiction frappant une personne parvenue à ne pas être appréhendée. Dans un État de droit, lorsqu'on interpelle un individu ayant commis des violences contre les biens ou les personnes, son identité est relevée, une enquête est menée, des preuves rapportées, puis il est jugé en fait et en droit par un juge du siège.

Pour ces raisons et non en fonction de son supposé caractère inconstitutionnel, le groupe Agir ensemble votera contre cette proposition de loi.

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