Intervention de élie Cohen

Réunion du mercredi 18 juillet 2018 à 10h15
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises

élie Cohen, directeur de recherche au CNRS :

Vous avez inauguré la série de questions en posant à nouveau celle de la distinction entre ce qui est stratégique et ce qui ne l'est pas, et celle des outils à mettre en place pour ce que l'on considère comme stratégique. Permettez-moi d'abord un mot pour rire. Le président Trump a décidé de taxer les importations d'aluminium et d'acier en déclarant qu'il s'agissait de biens stratégiques et que, par conséquent, il prenait cette décision en ayant en tête les intérêts majeurs de la défense nationale américaine. Cela fait rire tout le monde, bien entendu. Mais, au début du siècle, l'on aurait trouvé un accord général pour estimer que l'acier et l'aluminium faisaient partie des secteurs stratégiques. Lorsque j'écrivais mes premiers livres sur la politique industrielle, j'affirmais que la filière électronique était tout à fait stratégique, pour ce qui était des composants électroniques du moins, et que l'on ne pouvait pas accepter de dépendre complètement du Japon puis de Taïwan – et, aujourd'hui, de la Chine – pour l'approvisionnement. Désormais, 90 à 95 % des fonderies de composants se situent entre Taïwan, la Chine et le Japon. La Planète a ainsi décidé de renoncer au contrôle de cette composante stratégique majeure de tous les développements dans les secteurs de l'électronique, de l'informatique, du numérique, des télécommunications, etc. Or dans cette concentration formidable, un pays concentre encore plus que les autres : Taïwan, lequel connaît des problèmes de sismologie. Il pourrait donc y avoir un péril majeur lié à la disparation des plus grandes fonderies de composants simplement en raison d'un accident « naturel ». Quand bien même l'on se mettrait d'accord ensemble pour estimer que tel secteur ou tel élément est absolument stratégique, il faudrait le mettre en balance avec le coût économique de sa préservation. Les États-Unis ont accepté de progressivement fermer leurs usines de composants. L'Europe y a elle aussi progressivement renoncé. Nous sommes donc, de ce fait, dans une situation de concentration mondiale. Mon premier élément de réponse est donc qu'il ne suffit pas de dire que quelque chose est stratégique pour qu'il le soit effectivement.

Je vais maintenant passer du plus général au plus particulier. En France, lorsque Pepsi a failli acheter Danone, on a dit que l'on touchait aux cathédrales de Strasbourg, et le yaourt était soudainement devenu formidablement stratégique ! Chaque fois qu'il y a eu un problème avec les Chantiers de l'Atlantique, on a dit qu'ils étaient tout à fait stratégiques. De la même façon, chaque fois qu'il y a eu un problème dans le plan de charge de Belfort, on a considéré qu'il était stratégique. Cela signifie que l'action de l'État n'est pas du tout guidée par une réflexion sur ce qui est stratégique ou pas, mais beaucoup plus par les contraintes de l'actualité politique et sociale, par les risques de désertification ou encore les risques de mise en cause de la paix civile. Les interventions de l'État sont largement guidées par ce principe d'opportunité. C'est la raison pour laquelle je suis assez surpris par votre rappel des thèses de David Azéma, monsieur Kasbarian. Il me semblait qu'il s'exprimait davantage en forme de boutade qu'en forme de principe édicté. Il décrivait la pratique, mais ce n'était pas ce qu'il promouvait. Et pour cause, il ne saurait promouvoir l'idée que lorsqu'il y a intervention de l'État, c'est nécessairement stratégique. Mais l'on constate ex-post que l'État peint des couleurs de la stratégie nombre d'interventions qui n'ont pas grand-chose à voir avec elle.

Pour répondre à votre question, je pense que ce qui est vraiment stratégique est ce qui relève de la défense nationale et des technologies duales qui permettent de produire les biens qui relèvent d'elles, et qu'il n'est pas nécessaire que, même dans ces domaines, les entreprises soient publiques. En effet, il existe de nombreux moyens de s'assurer que ces entreprises sont « compliantes », ne serait-ce qu'au regard des desiderata de leur principal client. Et si cela ne suffisait pas, il existe des pratiques comme la golden share. Et si cela ne suffisait toujours pas, il existe des participations minoritaires. Toute une série de techniques permet de protéger fondamentalement les secteurs considérés comme véritablement stratégiques.

À partir de là, quand bien même l'on considère que c'est stratégique et que l'État doit intervenir sous une forme ou sous une autre, quel est l'État qui doit intervenir ? La bonne dimension n'est-elle pas l'Europe ? Fait-il encore sens d'intervenir au niveau national pour essayer de protéger un secteur ou une entreprise ? Là encore, l'on se mettrait assez facilement d'accord pour dire que l'Europe, si elle existait comme une entité politique, si elle avait une stratégie et des instruments d'intervention communs, serait le bon instrument compte tenu de sa taille et du sens que cela ferait d'intervenir à ce niveau. Mais, comme je l'indiquais tout à l'heure, la forme qui a été trouvée jusqu'à présent est plutôt un mode coopératif. Au fond, les projets qui ont été développés en commun, sous la forme de groupements d'intérêt économique (GIE) assez lâches au début dans le domaine de l'aéronautique puis sous la forme d'une entreprise intégrée, sont des solutions ad hoc. C'est quand même comme cela que l'on va développer les armes de prochaine génération.

Mais, ayant dit tout cela, je n'ai pas dit un mot de toutes ces entreprises émergentes, ces start-up et ces laboratoires qui, avant même de croître et de se développer, sont rachetés et disparaissent. Je crois que c'est là qu'il faut avoir une réflexion pour une détection puis une intervention en amont qui trouve des formes adéquates. J'ai été très frappé de constater par exemple, lorsque je participais au groupe de travail sur le PIA, qu'il n'avait pas été possible de trouver une solution satisfaisante sur le partage de la propriété intellectuelle dans les projets développés par des intervenants publics et privés. Je me souviens en particulier de projets qui avaient été développés avec un cloud souverain. J'ai remarqué que les contraintes que l'on introduisait dans le système sous forme de partage de la propriété intellectuelle et des produits permettant de la générer ont conduit un certain nombre d'acteurs privés à considérer que le fait de les engager dans des processus avec des intervenants et des contrôles multiples était simplement contraire à leur manière de considérer le développement et le transfert de la recherche vers l'innovation. Ils se sont donc retirés. C'est ainsi que Dassault Systèmes s'est retiré de projets initialement conçus comme coopératifs. Les exigences légitimes de contrôle de la dépense publique, avec les procédures qui y sont liées, peuvent conduire un certain nombre d'acteurs privés, dans des secteurs technologiques avancés, à ne même pas vouloir envisager la coopération. Il faut donc intégrer cet élément.

Concernant le choix des trois entreprises du portefeuille de l'État, la question de la pertinence se pose pour Engie. En effet, à côté des secteurs stratégiques définis par la défense nationale, s'ajoute celui du contrôle des réseaux d'infrastructures pour les services publics. En l'occurrence, le réseau de transport et le stockage du gaz sont stratégiques. La solution qui consiste à maintenir une participation de l'État est justifiée, et le fait qu'on diminue cette participation en tombant en dessous du seuil de 33 % me semble plus adapté. Pour ce qui est d'Aéroports de Paris et de la Française des jeux, je n'ai pas franchement d'objection.

Si l'on avait le temps, on entrerait dans le détail des interventions de l'État dans tel ou tel secteur. Je ne prendrai qu'un exemple. Dans le secteur automobile, j'ai été très frappé de constater ex-post que l'État avait laissé passer l'essentiel de la stratégie de Renault, qui consistait à délocaliser ses activités et à reconstituer des écosystèmes industriels hors de France, mais a mené une bataille sans fin sur la rémunération de son président, remettant en cause les modalités de l'accord dans le cadre de l'Alliance. C'est typiquement le type de micro-intervention de l'État qui pollue les processus industriels. Je pourrais également évoquer les interventions de l'État pour faire en sorte que M. Forgeard soit président d'EADS. La question est celle de savoir dans quoi investir sa puissance lorsque l'on veut être un État stratège. Est-ce dans le sauvetage de quelques emplois ici ou là, ou dans la promotion d'un candidat pour un poste de PDG ?

Sur la circulation des élites, je crois quand même que nous avons fait quelques progrès de ce point de vue. Le cas de Carlos Ghosn en est un bon exemple. L'un des effets de la volonté de mainmise de l'État sera peut-être d'accoucher d'une nouvelle gouvernance dans le domaine de l'Alliance – et ce que vous craignez sera bien plus difficile à réaliser.

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