Intervention de Christelle Dubos

Séance en hémicycle du jeudi 8 mars 2018 à 21h30
Lutte contre marchands de sommeil — Motion de renvoi en commission

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristelle Dubos :

Je tiens à vous remercier, monsieur le rapporteur, d'appeler ce soir l'attention de notre hémicycle sur le phénomène des marchands de sommeil. C'est un sujet grave. En tant qu'ancienne travailleuse sociale, j'y suis particulièrement sensible, mais nous sommes nombreux à avoir été confrontés à de telles situations dans nos circonscriptions.

Les marchands de sommeil sont ces propriétaires qui exploitent à l'extrême la détresse des publics les plus fragilisés. Ils maximisent leurs revenus en mettant en location des biens peu ou pas entretenus, souvent indignes ou insalubres, et généralement suroccupés.

Il existe en France environ 420 000 logements occupés considérés comme potentiellement indignes. En Île-de-France, l'Établissement public foncier recensait en septembre dernier environ 180 000 logements privés potentiellement indignes, soit près de 5 % des résidences principales privées. Mais ce n'est pas seulement un problème francilien, tous les territoires y sont confrontés. En Nouvelle-Aquitaine, le parc privé potentiellement indigne représentait plus de 7 % des résidences principales, soit plus de 90 000 logements, dont plus de 40 % sont situés dans mon département de la Gironde.

Les villes et les intercommunalités sont en première ligne face à cette problématique qui recouvre des réalités diverses. À côté de propriétaires indélicats ou négligents, peu attentifs aux critères de décence, dont le bien s'est dégradé au fil du temps, ces dernières se trouvent face à de véritables marchands de sommeil professionnels, organisés, et sévissant dans plusieurs copropriétés dégradées.

La variété des situations complexifie la détection de ce fléau, qui continue de gangrener notre pays, malgré les nombreuses avancées de la loi ALUR de 2014 en la matière.

En effet, les collectivités ont acquis la possibilité de vérifier la qualité des logements mis en location sur leur territoire. Pour ce faire, elles peuvent définir par délibération les zones dans lesquelles la mise en location d'un bien doit faire l'objet d'une déclaration ou d'une autorisation préalable. Une sanction pénale d'interdiction d'achat d'un bien immobilier pendant cinq ans a été créée à l'encontre des marchands de sommeil condamnés. Une astreinte administrative a été introduite pour accompagner les arrêtés d'insalubrité ou de péril prononcés avec prescription de travaux. Pouvant aller jusqu'à 1 000 euros par jour de retard et par arrêté, elle permet de garantir le suivi de ces arrêtés et leur caractère contraignant. Enfin, un acteur unique compétent en matière de police spéciale de lutte contre l'habitat indigne a été désigné en la personne du président de l'établissement public de coopération intercommunale – EPCI.

Néanmoins, ces avancées indéniables pour l'habitat collectif ont malheureusement eu une conséquence négative sur le logement diffus dans les zones plus rurales. On constate ainsi aujourd'hui le déportement croissant des marchands de sommeil vers des divisions pavillonnaires insalubres. Par ailleurs, en dépit de l'existence de sanctions pénales, moins de 100 propriétaires sont condamnés chaque année. Les sanctions administratives concernent, quant à elles, 3 000 logements insalubres par an, alors qu'on estime leur nombre à plus de 200 000 en France. Cette situation d'impunité est intolérable, et personne ici ne peut dire qu'il ne faut pas agir. Tel n'est d'ailleurs nullement notre propos avec la présente motion de renvoi en commission.

Seulement, si la proposition de loi soulève de bonnes questions, elle n'y apporte pas les réponses les plus pertinentes. Sur le fond, nous nous interrogeons tant sur la robustesse que sur l'applicabilité des cinq articles que vous nous proposez.

Par exemple, vous nous proposez de doubler, en la faisant passer de cinq à dix ans, la durée de la sanction d'interdiction d'achat d'un bien immobilier prévue par la loi ALUR. Au-delà des difficultés que cela poserait en matière de cohérence des peines complémentaires, cette proposition ne s'appuie sur aucune évaluation de ladite loi, promulguée il y a quatre ans à peine – laissons-lui le temps de s'appliquer avant d'y revenir. Par ailleurs, cette proposition ne répond pas au problème réel, puisque, je l'ai dit, trop peu de condamnations sont prononcées ; l'enjeu prioritaire est de se donner les moyens de repérer mieux et de condamner davantage.

Vous suggérez d'appliquer certaines normes relatives aux constructions neuves pour la réhabilitation de logements frappés d'un arrêté de péril ou d'insalubrité. Or nous avons du mal à comprendre l'objet de cette proposition, puisque ces arrêtés impliquent déjà de faire exécuter les travaux nécessaires au respect des règles de décence. Il est irréaliste d'imposer les exigences du neuf dans le parc ancien, qui représente la grande majorité du parc concerné. Introduire une telle obligation serait, au mieux, contre-productif ou, au pire, un facteur de blocage complet. En aucun cas, il n'est garanti qu'elle remédierait au phénomène des marchands de sommeil.

Vous proposez en outre d'offrir à la collectivité la possibilité de récupérer l'aide au logement suspendue dès lors que des travaux d'office sont réalisés. Cette disposition pourrait être intéressante, à ceci près qu'elle semble confondre l'habitat indigne, qui recouvre l'insalubrité et le péril et qui fait l'objet de votre proposition de loi, et le logement indécent. En effet, il n'existe pas actuellement de procédure de travaux d'office dans le cas de logements qui ne répondent pas à l'ensemble des critères de décence.

Aussi, si nous saluons votre volonté tout à fait louable de traiter ce sujet, nous vous suggérons, plutôt que de proposer un véhicule législatif ad hoc, de vous investir dans l'élaboration du futur projet de loi ELAN, au sujet duquel des discussions sont engagées depuis plusieurs mois. Votre groupe y a pris part et a eu le loisir de les enrichir s'il estimait qu'elles n'étaient pas assez fournies.

La majorité est mobilisée et déterminée à agir réellement pour lutter contre l'habitat indigne. Précisément parce qu'il est urgent d'agir, il nous semble nécessaire de proposer un arsenal de solutions complet, pérenne et pertinent pour répondre à ce problème grave, conformément à ce qu'attendent l'ensemble des acteurs de terrain. Le Gouvernement s'y est engagé en décembre dernier, et les parlementaires de la majorité ont fait le choix responsable d'accompagner ce mouvement. Nous y travaillons dans le cadre de la concertation large et exemplaire organisée autour du projet de loi ELAN. Lancée dès septembre, cette consultation a permis d'associer à la discussion et à l'échange l'ensemble des acteurs du logement : les offices publics de l'habitat, les associations, les établissements publics, les collectivités. La discussion s'est poursuivie lors de la conférence de consensus organisée ces derniers mois, qui a permis d'enrichir le texte du Gouvernement. En matière de lutte contre le mal-logement et l'habitat indigne, des propositions concrètes visant à concentrer l'action en priorité sur les copropriétés dégradées ont d'ailleurs été formulées.

Le texte, qui sera présenté le mois prochain en Conseil des ministres, fait de la lutte contre l'habitat indigne une véritable priorité. Celle-ci est abordée dans le chapitre « Lutte contre l'habitat indigne et les marchands de sommeil ». Comme vous l'avez rappelé, monsieur le ministre, l'ambition de ce chapitre est de poursuivre le travail de regroupement, entre les mains des EPCI, des procédures et compétences en matière de lutte contre l'habitat indigne, afin de permettre un meilleur traitement de ces questions urgentes.

Dans ce chapitre, il est suggéré d'étendre le dispositif d'astreinte administrative créé par la loi ALUR : des astreintes seraient désormais possibles dans le cadre de l'ensemble des procédures de police spéciale de lutte contre l'habitat indigne, et non plus uniquement en cas de prescription de travaux, comme c'est le cas actuellement. Par la même occasion, il est proposé de renforcer les moyens des collectivités pour agir réellement en matière de détection, notamment en permettant aux EPCI de percevoir désormais le montant des astreintes prononcées en complément des arrêtés d'insalubrité. Le souhait est également d'améliorer les outils de traitement des copropriétés dégradées en simplifiant leur mise en oeuvre et en facilitant les opérations de relogement des ménages dans le cadre des requalifications.

Dans le projet de loi ÉLAN, il est proposé, enfin, d'instaurer une présomption de revenusissus de la mise à disposition de logements indignes, à l'image de ce qui est pratiqué en matière de trafic de drogue ou de contrefaçon, par exemple. Ce renversement de la charge de la preuve permettra à l'administration fiscale et aux juges de présumer que les prévenus ont perçu de l'argent de leur activité illégale et de les sanctionner en conséquence. Actuellement, les marchands de sommeil, qui ont souvent les moyens de s'offrir une défense très onéreuse, parviennent trop souvent à paraître insolvables. Cette disposition permettra de faciliter les condamnations et de garantir l'efficacité des sanctions existantes. J'ai pour ma part confiance dans les effets dissuasifs de ce renforcement de la pression financière sur ces trafiquants.

Ainsi, le projet de loi ÉLAN, que nous examinerons très prochainement, offre des solutions ambitieuses et précises aux difficultés rencontrées par ceux qui luttent au quotidien contre les marchands de sommeil. Nous aurons le loisir de le discuter et de l'amender. Telle sera notre responsabilité.

En tout cas, mes chers collègues, le fléau des marchands de sommeil mine profondément la vie de trop de nos concitoyens pour recevoir une réponse partielle, hasardeuse ou approximative. La question mérite que nous prenions le temps d'en débattre plus longuement au cours de l'examen à venir du projet de loi ÉLAN, plutôt que d'adopter à la hâte une proposition de loi mal adaptée. C'est précisément parce que je sais que nous mesurons tous la gravité du problème que je vous appelle à voter pour cette motion de renvoi en commission.

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