Intervention de Moetai Brotherson

Séance en hémicycle du jeudi 17 juin 2021 à 15h00
Réparation des conséquences des essais nucléaires — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMoetai Brotherson, rapporteur de la commission de la défense nationale et des forces armées :

C'est avec une certaine émotion que je prends la parole aujourd'hui, car, en m'exprimant à la tribune de notre assemblée, je pense à celles et ceux dont la vie a été à jamais bouleversée par la réalisation des essais nucléaires.

Je pense aux Algériens qui ont vu s'élever dans le ciel de Reggane les premiers nuages dégagés par les essais baptisés Gerboise bleue, blanche, rouge et verte. Ainsi décrit, cela peut paraître poétique, mais chacun sait que ces couleurs-là furent mortelles. Le sol algérien a aussi été creusé dans le massif du Hoggar pour la réalisation des douze essais souterrains qui ont suivi.

Je pense évidemment aux Polynésiens qui ont eu à subir 196 essais nucléaires, dont 46 essais atmosphériques. Entre 1966 et 1974, au cours des huit premières années d'activité du Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP), la Polynésie a ainsi enduré l'équivalent de 800 fois Hiroshima.

Je pense enfin à tous les métropolitains, appelés ou non, personnels civils et militaires du ministère de la défense, partis la fleur au fusil ou presque, participer à la grande œuvre de la France, et qui en sont revenus blessés, meurtris, quand ils n'en sont pas morts.

Ils sont tous chers à mon cœur. C'est à eux et à leurs familles qu'est dédiée la proposition de loi soumise aujourd'hui à notre examen. Ses objectifs sont simples. Son article 1er propose la création d'une commission chargée d'élaborer un programme de dépollution, de traitement, d'assainissement et de gestion des sites des essais nucléaires, ainsi que des matières et déchets générés par ces essais. La prise en considération de l'impact environnemental des essais et l'identification des moyens permettant d'y répondre sont devenues d'autant plus indispensables que les conséquences environnementales ont été reconnues au plus haut niveau de l'État. Comment aurait-il pu en être autrement ?

La plupart d'entre vous n'ont sans doute jamais eu la chance de se rendre en Polynésie. J'aimerais pouvoir vous y emmener. Vous vous rendriez ainsi compte par vous-même de l'état de l'atoll de Moruroa au sujet duquel la question n'est pas de savoir s'il va s'effondrer mais quand il va le faire. En outre, les zones de tirs souterraines, utilisées pour les expérimentations nucléaires, contiennent encore des produits de fission et radioactifs divers. Deux puits d'un kilomètre ont été creusés afin de stocker des déchets radioactifs. Au total, plus de 570 tonnes de déchets radioactifs sont présents à Moruroa. Le lieu-dit « banc Colette » abrite à lui seul plusieurs kilos de plutonium dans le lagon de Moruroa. Accepteriez-vous une telle situation dans le bassin d'Arcachon, le golfe du Morbihan ou l'étang de Thau ? Je ne le crois pas.

Il est vrai que la Polynésie se trouve aux antipodes de Paris. Alors… J'ai écrit au Président de la République pour lui signifier combien il était urgent d'engager un ambitieux projet de retrait et de retraitement de tous les déchets et résidus radioactifs issus des essais nucléaires de Moruroa et, plus largement, de dépolluer les anciens sites des essais nucléaires. L'élaboration d'un tel projet serait précisément la mission de la commission dont je vous propose la création.

Si l'article 1er de la proposition de loi en constitue le pilier environnemental, son article 2 en est le pilier sanitaire. Nous proposons ainsi de modifier et de compléter les dispositions de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi Morin. Cette loi, qui a le mérite d'exister, a procédé à la création du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) et ouvert la voie à la reconnaissance et à l'indemnisation de ces victimes. Après des décennies de mépris, de mensonges, voire de violence, l'État avouait ainsi que les essais n'avaient pas été aussi propres qu'il l'avait toujours prétendu.

Pourtant, la situation est loin d'être satisfaisante. Rendez-vous compte qu'à peine 500 personnes au total ont été indemnisées, dont une soixantaine de Polynésiens, alors que l'étude d'impact annexée au projet de loi relatif à la réparation des conséquences sanitaires des essais nucléaires français, devenu loi Morin, estimait à près de 150 000 le nombre de personnes ayant participé aux essais nucléaires, sans parler des populations civiles qui ont été exposés aux rayonnements ionisants.

Quel échec ! Quelle déception ! Quelle trahison ! Ne nous voilons pas la face : ce ne sont pas les quelques modifications législatives introduites au cours des dernières années qui changeront véritablement les choses. C'est même parfois le contraire car les fluctuations des critères d'indemnisation ont fini de convaincre les victimes du manque de volonté de l'État d'assumer ses responsabilités.

Alors que suggérons-nous ? En premier lieu, nous proposons de permettre aux victimes, qui auraient survécu à une maladie radio-induite, de bénéficier d'une prise en charge par l'État des frais médicaux passés et à venir – ce qui est possible en l'état actuel du droit mais tellement loin d'être systématique !

En deuxième lieu, nous voulons mettre un terme à une situation ubuesque : c'est la Caisse de prévoyance sociale (CPS) de Polynésie qui prend en charge les frais médicaux engagés pour le traitement des maladies radio-induites. Autrement dit, pour les Polynésiens, c'est la double peine : atteints de maladies radio-induites, du fait des essais nucléaires conduits sans leur assentiment, il leur faut aussi assurer la prise en charge de leur traitement par la CPS qu'ils sont seuls à financer.

En troisième lieu, nous souhaitons que soit enfin reconnu le caractère transgénérationnel de l'impact sanitaire des essais nucléaires. Une telle évolution du cadre juridique est nécessaire tant il apparaît de plus en plus certain que l'exposition d'une personne aux rayonnements ionisants peut emporter des conséquences sanitaires sur sa descendance.

En quatrième lieu, nous proposons de reconnaître l'existence de victimes indirectes des essais nucléaires, ouvrant la voie à l'indemnisation de leur préjudice matériel ou moral. Nous avons trop souvent négligé les conséquences des essais nucléaires sur les conjoints, les enfants ou les parents des victimes directes. Cette reconnaissance existe dans tous les dispositifs d'indemnisation, sauf ceux qui concernent les victimes du nucléaire.

En cinquième lieu, nous demandons que soit supprimée la faculté de renverser la présomption de lien entre l'exposition aux rayonnements ionisants et l'apparition d'une maladie radio-induite. Il s'agit de rétablir le cadre juridique en vigueur entre la suppression du risque négligeable et la loi de finances initiale pour 2019. Actuellement, la présomption de causalité dont bénéficient les demandeurs peut être renversée par le CIVEN dès lors que celui-ci estime que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçus par l'intéressé a été inférieure à 1 millisievert.

J'avais cinq ans quand le nuage de l'essai Centaure – l'un des six essais aériens qui ne se sont pas déroulés conformément au plan du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) – a survolé l'île de Tahiti et les îles Sous-le-Vent, le 17 juillet 1974. Or l'enquête récemment publiée par le média d'investigation Disclose démontre que toute la population polynésienne a été exposée à des doses supérieures à 1 millisievert au cours de ce seul essai Centaure. Pourquoi maintenir un tel seuil ?

Avant de conclure, il m'est impossible de ne pas dire un mot du contexte dans lequel nous débattons aujourd'hui. Mes propositions sont le fruit de longs mois de travail et d'échanges en Polynésie, en métropole ou à l'étranger avec des acteurs associatifs, des chercheurs, des experts, des victimes et leurs représentants. Elles me paraissent équilibrées, répondre aux attentes et utilement combler les failles du droit en vigueur.

Elles ont été confortées par de récents travaux. Je pense à l'expertise collective de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), publiée l'an dernier, dont j'ai auditionné certains des auteurs. Si je ne partage pas certaines de leurs conclusions, je note que nous nous retrouvons sur le niveau d'exposition subi par les populations polynésiennes. Je pense surtout à Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, un livre publié en mars de cette année par Disclose. Les auteurs de cet ouvrage révèlent les nombreuses failles – à tout le moins ! – des évaluations des conséquences des essais nucléaires par le ministère de la défense et le CEA. Ils pointent également les dysfonctionnements du CIVEN et de l'indemnisation des victimes.

Cette enquête a jeté un tel trouble que le Président de la République a annoncé l'organisation d'une table ronde de haut niveau consacrée aux conséquences des essais nucléaires. Et la présence parmi nous de deux ministres éminents – Florence Parly et Olivier Véran – témoigne, je crois, tant de l'importance de cette question que de l'inconfort du Gouvernement à la traiter.

Je sais qu'une partie de la majorité se réfugiera derrière cette prochaine table ronde pour refuser de débattre du fond. Je sais aussi que, comme en commission, certains d'entre vous – siégeant sur tous les bancs – soutiendront la proposition de loi. Vous avez bien raison : elle est issue d'un large travail de concertation ; l'essentiel de ce qui pourrait être proposé au terme de cette fameuse table ronde est déjà contenu dans le texte aujourd'hui soumis à votre examen – il en est au minimum le préalable, plutôt que l'antithèse.

Chers collègues, quelle serait la position de notre assemblée si les essais avaient eu lieu à Beauvais, Laval, Versailles, Niort ou au Mesnil-Esnard ? Dans cette assemblée, ce soir, nous ne sommes que trois à connaître Eugène Tekurarere. Pendant plus de cinquante ans, il a alerté sur les dangers des essais nucléaires et demandé que leurs conséquences soient considérées avec le respect et le sérieux nécessaires. Pendant des années, avec Henri Hiro, Oscar Temaru et tant d'autres, il a été traité de fou, de terroriste, d'ennemi de l'État. Eugène Tekurarere est mort hier, après un long combat contre la maladie.

De là où il est, n'en doutez pas, avec Bengt Danielsson, Eni Faleomavaega, Bruno Barillot, John Doom, Roland Oldham, les enfants mort-nés des îles Gambier et tant d'autres, il observe nos débats. Au terme de ceux-ci, chacun d'entre nous se trouvera face à sa conscience. Mauruuru e aroha ia rahi.

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