Intervention de Joëlle Toledano

Réunion du mercredi 15 septembre 2021 à 14h30
Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse

Joëlle Toledano, associée à la chaire « Gouvernance et Régulation » de l'Université Paris-Dauphine, membre du Conseil national du numérique :

C'est en tant que professeur d'économie et non comme membre du Conseil national du numérique que j'interviens. Je mettrai en perspective la façon dont cette loi sur les droits voisins s'insère dans les stratégies des grands acteurs du numérique. Dans un second temps, je vous donnerai une vision de ce qui s'est déroulé à l'international, en particulier en Australie, pour comprendre ce qui se joue en France. Enfin, je conclurai par une analyse des difficultés à résoudre et des solutions à trouver.

La relation entre Google et les éditeurs est en accord avec la stratégie générale des GAFA qui vise à verrouiller leur écosystème et à renforcer leur pouvoir de marché. De la promesse initiale d'ouverture sur le monde et d'accès à toutes les informations, nous sommes passés progressivement, avec toute une série de stratégies comme des acquisitions ou différentes formes d'abus de position dominante, à une fermeture. Quand nous interrogeons Google, nous ne sortons que dans un tiers des cas de son écosystème. Tout est conçu pour que nous restions dans ce monde, les algorithmes et la coordination de l'ensemble des acteurs. Nous observons de plus en plus que la valeur de ce qui n'est pas publié en interne diminue progressivement. Les grandes plateformes recherchent l'enfermement. C'est de cette matière que nous devons analyser leur position sur les droits voisins.

Leur croissance s'est opérée avec la multiplicité des services qui vous conduit à rester dans leur écosystème. Indépendamment des contenus, leur objectif est de conserver l'attention des utilisateurs pour récupérer des données et maximiser la publicité. Dans cet écosystème, tous les acteurs, notamment la presse et les éditeurs de presse, dépendent du référencement et donc des algorithmes qui le génèrent.

Dans ce monde assez opaque, la visibilité offerte par Google Search, qui est théoriquement la porte d'entrée, le gatekeeper comme le dit le projet de texte européen DMA, provoque l'enfermement. La question de ce que rapportent à Google l'exhaustivité de l'information et les informations laissées par les utilisateurs n'a pour l'instant pas été explorée en termes quantitatifs et analytiques. Je crains que nous ne puissions pas compter sur Google ou sur Facebook pour y répondre. Ce qui est en cause, c'est le modèle économique. C'est dans ce contexte qu'il faut analyser ce qui se passe en matière de droits voisins et les offres nouvelles que Google propose, Google News Showcase et Subscribe with Google. C'est ce monde de partenariats que Google cherche à favoriser et non la valorisation réciproque des prestations servies.

Le texte sur les droits voisins s'inscrit dans un panorama international et l'Europe n'est pas la seule à se battre pour la rémunération des contenus qui nourrissent et valorisent les moteurs de recherche et les réseaux sociaux. Les Australiens ont été les premiers, dès décembre 2018, suivis par les Britanniques. Ils ont proposé une nouvelle façon d'analyser et de quantifier la stratégie des GAFA. De leur côté, les Américains ont essayé de promouvoir le partage de la valeur à travers une négociation collective. L'exemple australien montre que la négociation peut être rude, violente, puisqu'il y a eu interruption de service. Un accord, que l'homologue australien d'Isabelle de Silva a trouvé très satisfaisant, a finalement été trouvé. Les GAFA ont accepté de payer, relativement cher, mais sans reconnaître la notion de droit voisin. Il y a eu des négociations globales, avec une rémunération des services via Google News Showcase ou Facebook News, mais sans partage de valeur et sans évaluation des contenus des éditeurs en fonction de leurs performances. Le Financial Times évalue à 200 millions de dollars australiens la somme versée aux différents organes de presse australiens sur les 6 milliards de chiffre d'affaires réalisés par Google et Facebook dans le pays. En comparant ces chiffres à ceux réalisés en France, je parviens à un montant de 100 millions d'euros que Google et Facebook seraient prêts à payer pour préserver leur modèle économique dans notre pays.

La situation française vise à inverser la perspective, puisqu'il s'agit de rémunérer ce que l'Autorité de la concurrence et la Cour d'appel nomment droits directs et indirects. L'idée est de disposer d'une grille valable pour l'ensemble des acteurs, contrairement à l'Australie, qui a concédé que tous les acteurs ne soient pas rémunérés.

Jusqu'à maintenant, personne ne dispose d'informations quantifiées, d'évaluations, qui permettraient une véritable négociation sur la valeur apportée. Il nous manque des données permettant de cadrer les valorisations.

Le même problème s'est posé pour les cookies. Pour évaluer les conséquences de la disparition des cookies, seul Google disposait de données qui ont été utilisées par l'ensemble de la profession. Face à cette asymétrie d'information, il faut laisser se dérouler la négociation actuelle, mais aussi se mettre en situation de créer des systèmes d'information, des modèles d'évaluation, d'avoir nos propres observatoires, que ce soit au niveau des entreprises ou de l'État, comme l'a fait le ministère de l'économie et de l'industrie avec le Pôle d'Expertise de la Régulation Numérique (PEReN) sur les algorithmes. Même si les négociations en cours aboutissent, des problèmes subsisteront. Nous devons être capables de discuter des évaluations sans avoir besoin d'informations que Google et Facebook n'ont absolument aucun intérêt à communiquer, puisqu'elles permettraient des réévaluations progressives.

Ma principale préconisation est de nous installer dans un rapport de force collectif vis-à-vis de ces grands acteurs du numérique, sans attendre qu'ils proposent des tarifs équitables. Par ailleurs, pour travailler avec des entreprises régulées, nous devons être capables de diminuer l'asymétrie d'information, de produire nous-même des données et d'en discuter.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.