Intervention de Didier Reynders

Réunion du lundi 6 décembre 2021 à 14h30
Commission des affaires européennes

Didier Reynders, Commissaire européen à la justice :

Lorsque le tribunal constitutionnel polonais a rendu sa décision, j'ai réagi immédiatement, tout comme la présidente de la Commission, en disant que nous allions agir. Nous prenons le temps de définir le mode d'action le plus efficace, car nous voulons obtenir un succès. Il faut préparer un dossier très robuste, avant de nous présenter, soit devant la Cour, soit devant le Conseil.

Le cas polonais est très particulier, puisque c'est le Premier ministre qui a lui-même saisi le tribunal constitutionnel, comme il en a la possibilité, pour mettre en cause le traité sur l'Union européenne, notamment son article 19. En 2017, si nous avons utilisé l'article 7, c'est parce que nous doutions déjà de l'indépendance de la justice polonaise.

S'agissant du cas allemand, la Commission a réagi en adressant une lettre de mise en demeure à l'Allemagne. Nous l'avons adressée à l'exécutif, car nous n'écrivons jamais directement aux juridictions, ni même aux assemblées. Je viens volontiers m'exprimer devant vous, mais nos interlocuteurs, à l'échelon étatique, ce sont les exécutifs. Le gouvernement allemand nous a adressé une réponse, dans laquelle il réaffirme le principe de la primauté du droit européen. Cela ne nous empêchera pas d'être vigilants dans les mois et les années à venir, mais l'Allemagne a réaffirmé fortement le principe de primauté.

J'ajoute que la décision allemande n'a été suivie d'aucun effet. La Cour constitutionnelle, saisie d'une demande d'exécution forcée, a refusé l'exécution forcée de sa première décision, et rien n'a été modifié dans la politique monétaire, ni de la Banque centrale européenne, ni de la Banque centrale allemande.

La réponse très claire du gouvernement allemand et l'absence d'effet de la décision de la cour constitutionnelle nous ont conduits à clore ce dossier, lors de l'une des dernières réunions du collège des commissaires de l'Union européenne. La Cour de justice de l'Union européenne avait elle-même réagi tout de suite, en réaffirmant le principe de primauté du droit européen et en rappelant qu'elle avait la compétence exclusive pour interpréter les décisions et prendre attitude à l'égard des institutions européennes, notamment la Banque centrale européenne.

Dans ce contexte, j'ai proposé au président de la Cour de justice de l'Union européenne et à celui de la Cour européenne des droits de l'homme de participer à des réunions avec les présidents des cours suprêmes et des cours constitutionnelles. Certaines ont déjà eu lieu et il y en aura d'autres sous la présidence française. Il me paraît important que le dialogue qui existe entre assemblées et entre gouvernements ait lieu aussi au niveau des plus hautes juridictions. Ces réunions ne concerneront pas seulement la primauté du droit européen, mais toutes les questions touchant au fonctionnement de l'Union et des différentes cours en relation les unes avec les autres. Je répète que le cas polonais est très particulier, puisque c'est l'indépendance même du tribunal constitutionnel polonais qui pose question, et non une décision de justice en particulier.

La question de la primauté du droit ne se pose pas de la même manière dans tous les États, en fonction des sensibilités nationales. En France, par exemple, elle concerne davantage la sécurité et la défense, alors qu'en Allemagne, elle s'est posée à propos des financements européens. Nous lisons des arrêts, des décisions, et voyons s'il y a lieu de réagir. S'agissant par exemple de la décision du Conseil d'État sur la conservation des données de connexion, nous avons constaté qu'il y avait à la fois une application du droit européen, à travers l'application de la décision de la Cour de justice, et la demande d'une législation. Ce que nous analysons, c'est la nouvelle législation française et sa conformité aux standards européens.

L'objectif du rapport annuel n'est pas d'établir un classement entre les pays, mais de dialoguer et d'améliorer les choses. Toutefois, nous avons choisi de nous référer à certains classements, dont certains sont relatifs à la perception qu'ont les citoyens de certains sujets, par exemple de la justice. La manière dont ils perçoivent son indépendance et son efficacité est une donnée très importante. Parfois, le comportement des autorités peut avoir un impact sur cette perception. Si les institutions judiciaires fonctionnent correctement, mais qu'elles subissent des attaques permanentes de l'autorité publique, cela peut induire, chez nombre de citoyens, l'impression qu'il y a peut-être un dysfonctionnement de la justice. La perception, même si elle ne correspond pas toujours à la réalité, est donc un élément important.

Les classements internationaux montrent que la situation de l'Union européenne, même si elle peut être préoccupante à certains égards, est sans commune mesure avec ce que l'on vit dans beaucoup d'autres régions du monde. Alors, de grâce, ne tombons pas dans une description trop négative de la situation ! J'ai participé, au début du mois d'octobre, à la Nuit du droit au Conseil constitutionnel français, à l'invitation de son président. Étaient présents Mme Svetlana Tikhanovskaïa, la candidate à l'élection présidentielle en Biélorussie en 2020, et le docteur Denis Mukwege qui, comme on l'écrit souvent, « répare » les femmes dans l'est du Congo. Après les avoir écoutés, j'étais un peu mal à l'aise pour faire des remarques sur l'état du droit dans l'Union européenne... Il importe toutefois de continuer à travailler sur cette notion d'État de droit au sein de l'Union européenne, d'abord pour améliorer la situation et éviter qu'elle ne se détériore, pour éviter des dérives graves, mais aussi pour être crédibles quand nous voulons intervenir sur la scène internationale.

Je reviens d'une réunion en Slovénie avec les six États des Balkans candidats à l'entrée dans l'Union européenne. Si nous ne réagissons pas lorsque l'État de droit est mis à mal quelque part dans l'Union, comment exiger de ces pays le respect de certains principes ? Il en va de même avec nos partenaires orientaux, comme la Moldavie ou la Géorgie, avec nos partenaires du sud de la Méditerranée, et avec le reste du monde. Nous ne faisons pas de classement, mais nous devons être exemplaires si nous voulons, au plan international, défendre nos valeurs efficacement. Beaucoup d'Européens ont tendance à oublier que ce qui se passe quelque part en Europe affecte l'image de l'Europe entière. Je rappelle souvent qu'un juge français, allemand ou polonais est un juge européen, mais il est vrai aussi qu'un dirigeant allemand, français ou polonais est un dirigeant européen.

Dans notre réflexion sur l'État de droit, nous avons d'emblée adopté une méthodologie très robuste, en discutant avec les États membres. Avant même la publication du premier rapport, j'avais demandé que chaque État désigne une personne de contact. Quelle est la définition de l'État de droit ? Nous pourrions reprendre des définitions proposées par certains auteurs mais nous avons l'article 2 du traité, et l'indépendance de la justice est probablement la première garantie de la protection de toutes les valeurs. L'article 19 du traité prévoit l'obligation, pour les États membres, de mettre en place une justice indépendante. C'est ce que nous vérifions dans notre rapport et c'est aussi ce qui fait que la Cour de justice intervient.

L'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne donne à chaque citoyen le droit à un juge indépendant. J'ajoute qu'il doit être, si possible, de qualité et efficace, et rendre sa décision dans un délai qui soit acceptable, ou raisonnable. C'est là que se trouve le cœur de l'État de droit, comme dans la jurisprudence de la Cour de justice ou de la Cour européenne des droits de l'homme, comme aussi dans des décisions et des orientations du Conseil de l'Europe. Quand on parle de la composition des conseils de la justice ou du Conseil supérieur de la magistrature en France, c'est sur la base de critères fixés par le comité des ministres du Conseil de l'Europe. Et si l'on n'est pas d'accord avec la définition actuelle, il est possible d'en débattre et d'envisager des adaptations, à condition bien sûr qu'il y ait un accord à l'échelle européenne.

Des principes très clairs sont inscrits dans notre charte fondamentale européenne, qui sont d'ailleurs très comparables aux principes inscrits dans les constitutions nationales : on retrouve les mêmes principes à travers l'Europe. Il importe de dialoguer pour constater cet ensemble de principes communs. Ce dialogue doit se faire entre parlements, entre gouvernements, entre juridictions, mais aussi avec les citoyens : c'est un principe démocratique.

L'une des difficultés que nous rencontrons dans ce travail sur l'État de droit, c'est qu'il paraît bien souvent abstrait, éloigné de la vie quotidienne. Il faut expliquer que cette question a une influence sur la vie quotidienne des citoyens, et les parlements nationaux peuvent nous y aider. L'accès à la justice est un élément fondamental de la protection des droits individuels, de même que le fonctionnement du marché intérieur, c'est-à-dire la protection des capacités d'investissement d'un pays à un autre, ou les collaborations entre autorités administratives et judiciaires. Les débats sur l'État de droit ou l'indépendance de la justice peuvent sembler abstraits à nos concitoyens : il faut leur montrer, par des exemples concrets, que cela a un impact sur leur vie. C'est ce que nous tentons de faire, à travers des rencontres comme celle-ci, mais aussi à travers des rencontres avec des étudiants ou des organisations non gouvernementales.

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