Intervention de Pierre Larrouturou

Réunion du jeudi 9 mai 2019 à 9h00
Mission d'information relative aux freins à la transition énergétique

Pierre Larrouturou, économiste et co-initiateur du Pacte « Finance-Climat » :

Vous avez évoqué le manque de vision dont nous souffrons en matière de transition énergétique : cela reste en effet selon moi, le principal problème. Quand le Président Kennedy a déclaré que les Américains iraient sur la lune, tout le monde a compris, l'information a fait le tour du monde en deux minutes, et les moyens ont suivi : le budget de la NASA a été multiplié par quinze ; mais, au départ, il y avait d'abord une ambition. Quand Roosevelt, après Pearl Harbor, a décidé d'entrer en guerre, en quelques semaines, l'ensemble de l'économie et de la société américaine se sont transformées dans cette perspective.

Il y a encore eu huit mille morts tout récemment au Mozambique, combien en faudra-t-il de plus pour que la dynamique s'enclenche ? Face à une échéance beaucoup moins cruciale, toute la France avait su se mobiliser pour éviter le « bug » de l'an 2000. Or, je n'ai pas le sentiment qu'aujourd'hui cette tension positive traverse notre pays et que la société converge dans une même lutte contre le réchauffement climatique.

Cela étant, si l'on se fixe des objectifs, on trouvera les moyens de les financer. En Belgique, le ministre de l'économie et du climat wallon, qui a lu l'ouvrage que nous avons publié avec Anne Hessel et Jean Jouzel, a d'abord pensé que les chiffres qui y figuraient étaient tous faux, notamment les 2 600 milliards d'euros injectés dans l'économie par la Banque centrale européenne (BCE). Après vérification, il veut désormais fédérer l'ensemble de la classe politique autour de la lutte contre le réchauffement climatique, à la suite de la société civile, qui s'est déjà mise en mouvement, avec, entre autres, des manifestations d'étudiants considérables. Des pistes se font jour, qui jusqu'à présent paraissaient totalement farfelues.

En ce qui concerne le financement, nous sommes partis du constat, avec Jean Jouzel et avec d'autres, qu'aucun pays n'était en mesure de financer tout seul sa transition énergétique : en France, Nicolas Hulot a démissionné car il manquait de moyens ; en Allemagne, Peter Altmayer vient d'annoncer qu'il ne savait pas comment financer la loi sur l'efficacité énergétique ; aux Pays-Bas, l'État a été condamné par la justice pour son inaction, mais Mark Rutte ne sait pas où trouver les financements ; en Espagne, enfin, Teresa Ribera prépare une loi très ambitieuse mais ne sait pas non plus où trouver l'argent. Dans chaque pays, on se heurte à la même falaise financière, d'où notre idée d'un traité européen.

Concernant l'Union européenne en effet, la Cour des comptes européenne a sorti un rapport au vitriol dénonçant les scénarios qui finissent tous bien en 2050 parce que, miraculeusement, les budgets permettant d'atteindre la neutralité seront trouvés en 2040 et qu'en 2043 surviendra l'indispensable saut technologique ! Comme les climatologues, la Cour estime que cette manière de miser sur des miracles en série dans la dernière décennie n'est pas sérieuse, et que c'est dès l'an prochain, en 2021, qu'il faut trouver chaque année 1 115 milliards d'euros dans le budget européen. Le chiffre est très précis, au point d'être un peu ridicule car aucun de nous ne sait, au milliard près, ce qu'il faudra investir au niveau européen, mais il donne un ordre de grandeur : nous aurons besoin chaque année de 1 100 milliards d'euros de financement privé et public.

Sans prétendre apporter ces 1 100 milliards, nous proposons deux pistes pour améliorer le financement. Il s'agit premièrement d'utiliser autrement les liquidités existantes. Sans doute êtes-vous au courant, mais beaucoup de gens ignorent, comme le ministre de l'économie wallon, que la BCE a, comme on le disait autrefois, fait marcher la planche à billets, c'est-à-dire, comme l'on dit de façon plus chic aujourd'hui, fait du quantitative easing.

Et je ne parle pas de 2008, lorsqu'il a fallu injecter dans le système 1 000 milliards d'euros pour éviter l'effondrement du système financier, mais de ces trois dernières années où, de façon pérenne et en toute sérénité, la BCE a créé 2 600 milliards d'euros, mis à disposition des banques pour relancer l'activité, avant de s'apercevoir au bout du compte que seulement 11 % de cette somme était allée à l'économie réelle, le reste étant soit redéposé immédiatement à la BCE, soit parti sur les marchés financiers – lesquels ont atteint des niveaux records qui font dire au Fonds monétaire international (FMI) que l'on risque une crise financière bien pire que celle de 2008.

Nous proposons donc un autre usage de cet argent, ainsi que le défendait le regretté Philippe Maystadt, à nos côtés lorsque nous avons lancé notre initiative. Selon l'ancien ministre des finances belge, qui avait mis de l'ordre dans les comptes de la Belgique, avec deux fois moins de création monétaire mais entièrement dévolue à la transition écologique, la bataille du climat pouvait être gagnée.

Concrètement, il s'agit de créer une banque du climat qui serait une filiale de la Banque européenne d'investissement (BEI), comme il existe déjà le Fonds européen d'investissement (FEI). Cette banque, dont nous avons déjà créé les statuts avec l'aide de la BEI aurait pour obligation de prêter chaque année à chaque État membre 2 % de son PIB, à taux zéro – chiffre donné comme ordre de grandeur par Nicholas Stern – pour financer la transition. Cette somme viendrait s'ajouter à ce qui existe déjà, sachant qu'il faudrait inciter les banques et les assurances à mettre un terme aux investissements bruns et à les réorienter vers ce qui est bon pour la planète. Enfin, l'inscription de cette banque du climat dans un traité européen apporterait la stabilité qui manque aujourd'hui à la transition écologique, freinée par le changement perpétuel des règles, que ce soit en matière de logement, d'agriculture, et j'en passe. Après la chute du mur de Berlin, six mois ont suffi pour créer la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) ; aujourd'hui, les membres de la BEI ou du Trésor estiment que la création de cette banque du climat pourrait se faire en moins d'un an.

En second lieu, nous proposons la mise en place d'un budget climat européen d'environ 100 milliards d'euros chaque année. Ce budget serait composé de trois enveloppes majeures, la première, de l'ordre de 40 milliards, étant consacrée à un plan Marshall pour l'Afrique, car le continent court à sa dislocation sans un plan d'investissement massif dans les énergies renouvelables et les politiques d'adaptation.

La seconde, de l'ordre de 10 milliards d'euros, doit permettre de financer la recherche : puisque l'Europe a su investir des milliards pour lancer la fusée Ariane ou pour faire voler des Airbus ; puisqu'on a mis des milliards dans la recherche du boson de Higgs, pour le trouver et inventer internet en chemin, cela vaudrait la peine d'investir pour améliorer le stockage des énergies renouvelables et inventer la voiture du futur, même s'il faut de préférence, et quand c'est possible, utiliser son vélo ou les transports en commun.

Une troisième enveloppe enfin doit servir aux subventions, en matière notamment d'isolation thermique des bâtiments, publics et privés. Nous pensons en effet qu'il faudra, de même qu'on a rendu obligatoire le désamiantage, rendre obligatoire l'isolation des bâtiments, laquelle ne peut être financée uniquement par les intéressés, qu'il s'agisse des administrations, des ménages ou des entreprises. Pour trouver ces 100 milliards d'euros sans heurter le besoin de justice fiscale qui a mis des centaines de milliers de Gilets jaunes dans la rue, nous reprenons une idée de Jacques Delors, qui dénonçait déjà, il y a vingt ans, la concurrence fiscale à laquelle se livrait l'Europe.

Or le taux de l'impôt sur les bénéfices des sociétés est tombé de 45 % dans ma jeunesse à 19 % aujourd'hui, tandis que les bénéfices explosent. De cela, nous sommes les seuls responsables puisque, sur la même période aux États-Unis, de Roosevelt jusqu'à l'arrivée de Trump, il est demeuré à 38 %. En d'autres termes, l'Europe taxe deux fois moins les bénéfices que les États-Unis… C'est le monde à l'envers !

Nous proposons donc d'instaurer une fiscalité européenne, suivant en cela les préconisations de Mario Monti, selon qui, pour renforcer les moyens de l'Europe dans quelque domaine que ce soit, il faut des ressources propres, pour lesquelles la meilleure solution nous paraît un impôt européen sur les bénéfices, compris entre 1 % et 5 % mais qui ne toucherait ni les artisans ni les petites entreprises. Cela est juridiquement faisable puisque, au moment où il a été question de faire une taxe sur les transactions financières, la Cour de justice a confirmé que, en dépit de l'opposition du Royaume-Uni, c'était envisageable par le biais d'une coopération renforcée entre certains États membres.

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