Intervention de Émile Blessig

Réunion du jeudi 17 mai 2018 à 11h05
Groupe de travail sur le statut des députés et leurs moyens de travail

Émile Blessig, président du Groupe des anciens députés :

Madame la présidente, monsieur le rapporteur, madame et messieurs les députés, votre groupe de travail a bien voulu solliciter l'avis des anciens députés sur cette question, qui porte aussi bien sur l'allocation d'aide au retour à l'emploi (ARE) que sur la réinsertion professionnelle des anciens députés. Nous avons communiqué votre proposition à l'ensemble des membres de notre association ; nous avons obtenu un certain nombre de réponses ; en voici la synthèse.

Les retours furent très variés, ce qui montre que le sujet, comme le disait M. le rapporteur, est un vrai problème pour le fonctionnement de notre démocratie.

En premier lieu, rappelons que les conditions d'exercice du mandat ont profondément évolué. Pour le grand nombre, la professionnalisation consiste à être payé pour le mandat. Mise en place au début du XXe siècle, elle est acceptée et n'est pas remise en cause. Il s'agit d'une condition nécessaire à la démocratisation de l'accès aux fonctions électives. L'ouvrage Métier : député, publié en mars 2017 par MM. Julien Boelaert, Sébastien Michon et Etienne Ollion, apporte une distinction intéressante : la professionnalisation de la vie politique se caractérise par deux éléments : la longueur des carrières et le fait qu'une part non négligeable des élus a été salariée uniquement dans la sphère politique ou parapolitique. La composition socioprofessionnelle de la XIVe législature – je n'ai pas encore trouvé sur le site de l'Assemblée celle de la XVe législature – montre que 55 % des députés, soit 319 d'entre eux, étaient issus du secteur privé, dont 190 étaient salariés, soit un tiers de l'ensemble des députés, et 129 issus des professions libérales et indépendantes, soit 22 %, tandis que 45 % appartenaient à la fonction publique ou assimilée, soit 258 députés. Théoriquement, donc, seulement un tiers des députés sont directement concernés par un retour à la vie professionnelle après le mandat.

L'autre facteur jouant sur la problématique du retour à l'emploi est la question du cumul des mandats, comme vous l'avez évoqué, monsieur le rapporteur. En 2008, 49 % des députés étaient également maires, 29 % conseillers généraux et 12 % conseillers régionaux. Seuls 10 % n'avaient pas d'autre fonction élective. Au lendemain du renouvellement de 2007, seuls 30 députés ont été concernés par l'ARE, contre 44 en 2012 et 97 en 2017 – sur 415 députés non réélus.

Cependant, nous ne pouvons plus nous appuyer sur ces chiffres pour raisonner à l'heure actuelle, car une évolution profonde a modifié l'hémicycle. Le nombre de nouveaux députés a considérablement augmenté. Beaucoup sont même nouveaux à un double titre : nouveaux à l'Assemblée et nouveaux en politique. Nous assistons à une rupture du phénomène de carrière longue, favorisée par la fin du cumul des mandats. À cette évolution vient s'ajouter l'incidence des réformes constitutionnelles à venir. Une future chambre de 400 députés représente une baisse du nombre de parlementaires de 177 députés, et 60 députés, qui plus est, seront élus à la proportionnelle. Lors du prochain renouvellement, le nombre d'anciens députés concernés par l'ARE et les mesures de reconversion nécessaires seront certainement sans commune mesure avec le passé.

Les anciens députés estiment que l'ARE est juste et utile, dans la mesure où un député qui perd son mandat ne doit pas se retrouver du jour au lendemain sans revenu. L'engagement dans un mandat national remet toujours en cause le déroulement d'une carrière professionnelle et la constitution d'une retraite. Par ailleurs, le retour dans l'entreprise, après cinq, voire dix ans de mandat parlementaire, est plus qu'aléatoire. L'existence de l'ARE favorise la diversité professionnelle des candidats et des élus. De ce point de vue, elle vient contrebalancer, dans une certaine mesure, la domination de la fonction publique dans le monde politique, et vient réduire un déficit de représentativité des députés par rapport à la population.

À l'heure actuelle, le calcul de l'ARE repose sur l'indemnité de base, soit 5 514,18 euros. Elle n'inclut ni l'indemnité de résidence ni l'indemnité de fonction. Le revenu fiscal des députés est de 7 100,15 euros – j'espère que mes chiffres sont à jour, puisqu'en ce domaine ils varient. Je souhaitais insister sur ce point. En effet, je pense qu'il y a là une injustice. J'ai été particulièrement touché par le témoignage d'un député, battu avant la mise en place de l'ARE, et qui était dans une situation de grande détresse. À 37 ans, il se retrouvait du jour au lendemain sans emploi, sans salaire, avec une famille de quatre enfants. Depuis, la situation s'est améliorée. L'ARE est utile et nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie et de notre Assemblée. Elle doit être juste et claire dans ses modalités d'application.

Cependant, si la tendance actuelle est de chercher à rapprocher du droit commun le régime des députés, il n'est pas nécessaire de niveler systématiquement par le bas, en réponse à des campagnes de communication malveillantes. Concernant l'ARE, nous avons assisté à un véritable déchaînement, au mois de juin 2017, dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le caractère différentiel et dégressif de l'ARE en fin de mandat a été complètement passé sous silence.

Je souhaite compléter mon propos par deux remarques. Premièrement, pour notre groupe, et pour l'immense majorité des députés, siéger à l'Assemblée nationale est un honneur, qui demande un engagement total en termes de temps. Or, le temps politique est celui de l'urgence. Les chaînes d'information et les réseaux sociaux ont accentué ce phénomène. Quand le temps personnel disponible pour un député est la portion congrue, dégager des plages horaires pour préparer son retour à une activité professionnelle après le mandat est difficile. Deuxièmement – mon expérience remonte à cinq ans, peut-être en est-il autrement aujourd'hui –, un député pense davantage à la poursuite de sa mission dans le temps, donc à sa réélection, qu'à l'abandon cette mission et à la préparation du retour à la vie professionnelle. Il est possible que ces remarques aient perdu de leur pertinence du fait de la composition de la nouvelle Assemblée. Il est donc envisageable de prévoir, sur un plan général, des mesures d'aide au retour à la vie professionnelle, en laissant le choix à chaque député de les mettre en œuvre à la fin du mandat ou après le mandat, une fois non réélu.

La première proposition, émise au nom des anciens députés, serait de continuer à autoriser le cumul entre un emploi et le mandat de député pour les professions indépendantes, libérales et d'enseignement. Cette poursuite doit bien évidemment être encadrée, pour éviter les conflits d'intérêts, contre lesquels les déclarations de patrimoine, les déclarations d'intérêts et l'institution du déontologue de l'Assemblée sont par ailleurs des mesures adéquates. Il faut toutefois veiller à éviter les mesures trop coercitives en la matière, qui risquent de décourager les intéressés, dont la présence dans l'hémicycle participe de la diversité socioprofessionnelle de l'Assemblée.

Quant aux mesures d'aide facilitant le retour à la vie professionnelle, pour le moment elles n'existent pas – cela a été dit. Je souhaiterais envisager deux séries de mesures, la première concernant les députés en cours de mandat, la seconde incluant les anciens députés. Concernant les députés en cours de mandat, est-il possible de formaliser et d'envisager des mesures de validation de l'acquis de l'expérience (VAE) à l'expiration du mandat ? L'ouverture de la profession d'avocat aux anciens députés jouait ce rôle. Elle venait d'une interprétation par les ordres d'avocats du décret de 1991 sur les conditions d'accès à la profession. Dans les années 2007-2010, elle a bénéficié à de nombreux collègues. Cependant, en 2012, un décret a voulu ouvrir encore l'accès de la profession d'avocat, ce qui a suscité une réaction de cette dernière : le décret a été retiré le 15 avril 2013. Toutefois, cette passerelle continue à s'appliquer pour les assistants parlementaires. Serait-il possible, en concertation avec la profession, de réactiver cette passerelle pour les députés, comme l'avait envisagé, lors du retrait du décret, la garde des Sceaux de l'époque, Mme Taubira ? D'autres validations devraient être envisagées, vers le secteur public, mais pas uniquement. Peut-être pourrions-nous imaginer des « priorités » d'embauche – le mot est peut-être trop fort – en qualité de contractuel dans les collectivités locales, sur la base des acquis de l'expérience ?

Les reconversions dans les métiers des médias, de la communication, du conseil, voire à l'étranger, existent, mais ne concernent qu'un nombre extrêmement restreint d'élus, dont la carrière ou les qualités personnelles sont très particulières. En aucun cas, il ne faut considérer que ces possibilités de reconversion seraient une solution pour la majorité des élus. J'ai lu un certain nombre d'articles publiés lors du dernier renouvellement. Les élus qui retournaient à la vie professionnelle étaient principalement dans ce cas-là, mais étaient très peu nombreux.

L'extension aux élus des mesures appliquées dans les entreprises est nécessaire. Tous les anciens députés qui ont eu à se reconvertir insistent sur la nécessité d'introduire des mesures, pour les députés, qui ont cours dans le monde économique : bilan de compétences, cellule de reclassement, accompagnement personnalisé du projet professionnel, mise à disposition de coach-emploi.

Sur un plan plus pratique, ces aides peuvent s'envisager de différentes façons. La première solution serait individuelle, avec la création d'un crédit d'aide à la recherche d'emploi ou à la reconversion, versé au député concerné ; il reviendrait au député de contacter les professionnels de son choix. Cependant, n'oublions pas que les députés sont répartis sur tout le territoire ! La seconde solution serait la passation par l'Assemblée nationale d'un contrat de groupe avec un cabinet de conseil en aide au retour à l'emploi, dont les prestations seraient mises à disposition du député, soit à Paris, soit localement.

Fondamentalement – et c'est le message que je souhaite faire passer au nom du Groupe des anciens députés –, il apparaît équitable que ceux qui ont consacré plusieurs années de leur vie à la fonction de député, et ont donc quitté leur profession, puissent, lorsqu'ils ne sont pas réélus, bénéficier d'un soutien comparable à celui d'un salarié dans le cadre d'un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE). Voilà le point fondamental.

Pour conclure, je mettrai en avant quelques observations d'anciens députés. Une fois non réélu, le député est isolé dans sa circonscription, loin de Paris, où s'appliquent de préférence un certain nombre de mesures d'aide au retour à l'emploi. Un problème de frais de déplacement va donc se poser, sachant que l'ARE réduit déjà considérablement les revenus des députés non réélus. Je pense qu'il faudra intégrer ce point dans la réflexion.

Par ailleurs, la référence d'ancien député – comme vous l'avez souligné, monsieur le rapporteur, et tout comme l'ont fait un grand nombre de membres de notre groupe – n'est pas nécessairement un atout sur un curriculum vitae (CV). Certaines entreprises craignent d'être politiquement marquées en embauchant un ancien député ; des interrogations peuvent exister sur la disponibilité de ce salarié entre ces activités professionnelles et ses engagements politiques ; l'inquiétude des autres salariés vis-à-vis d'un certain favoritisme existe aussi, tout comme le refus d'embaucher un battu, c'est-à-dire le représentant d'une sensibilité politique qui n'est plus au pouvoir.

Le reclassement peut être long. De ce point de vue, l'élu qui s'est arrêté volontairement est dans de meilleures dispositions psychologiques que le battu. Des possibilités de stage de formation ou de découverte en entreprise pourraient être utiles. Le maintien au domicile, sans contact extérieur, est moralement difficile. À l'image de ce qui se passe pour des associations de cadres, certains anciens députés ont évoqué la possibilité de contact entre collègues dans la même situation, en marge des procédures de reclassement.

Pour finir – définitivement, cette fois – nous comptons aujourd'hui 1 650 anciens députés, dont 800 sont adhérents de notre Groupe. 1 350 anciens députés sont pensionnés. Dans les années à venir, et dès le prochain renouvellement, le nombre de jeunes députés en recherche d'emploi va significativement augmenter. La réponse qu'apportera l'Assemblée nationale à la question du retour à l'emploi ne peut se réduire aux cas individuels concernés. La réflexion de votre groupe de travail touche au fonctionnement même de notre démocratie, qui doit permettre à tout citoyen d'accéder aux fonctions électives, sans avoir nécessairement à renoncer à son avenir professionnel.

Le Groupe des anciens députés est auditionné en tant que tel pour la première fois. Nous sommes honorés d'avoir pu apporter notre contribution à la réflexion en cours. Nous sommes prêts, demain, à nous engager, aux côtés de l'institution, pour soutenir les députés non réélus dans leur démarche de retour à la vie professionnelle.

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