Intervention de Annick Jacquemet

Réunion du jeudi 9 décembre 2021 à 9h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Annick Jacquemet, sénatrice, rapporteure :

–Je vais présenter cette note sur le déclin des insectes en abordant cinq aspects. D'abord, je montrerai qu'il s'agit d'un sujet complexe et sensible. Je m'appuierai sur des résultats reconnus par la communauté scientifique pour montrer que le déclin des insectes est un phénomène massif, même s'il touche inégalement les espèces. Je hiérarchiserai les causes de ce déclin. Enfin, je présenterai quelques recommandations après avoir montré les conséquences du déclin des insectes sur les écosystèmes et l'humanité.

Il s'agit d'un sujet complexe puisque le mot « insecte » recouvre plus d'un million d'espèces recensées et les scientifiques estiment qu'il en existe 5 millions dans le monde. La France compte environ 40 000 espèces d'insectes. Les espèces sont réparties en 28 ordres (mouches, abeilles, frelons, coléoptères, papillons, etc.) dont cinq en réunissent 80 %. Il n'existe pas d'étude globale sur les insectes : toutes les études sont partielles et ne concernent que certaines espèces. On a donc du mal à avoir une vision globale sur l'ensemble des espèces. Les biais scientifiques sont très importants, notamment à l'échantillonnage. Il existe des biais géographiques. Des études sont menées en Europe, en particulier en Allemagne. Cependant, les pays tropicaux recèlent plus de la moitié des espèces d'insectes mais sont peu étudiés. Les biais sont également temporels : les recueils d'insectes sont très dépendants de la température, des conditions météorologiques, etc. Enfin il existe des biais méthodologiques. Les techniques de recueils (tentes éclairées, pièges collants, filets, etc.) varient fortement selon les chercheurs. Pour pouvoir comparer les résultats des études, il faudrait qu'elles soient menées dans les mêmes conditions, au même moment, sur les mêmes secteurs géographiques.

L'identification des insectes est aussi une étape complexe. La méthode de la taxonomie, qui consiste à reconnaître les insectes en se basant sur leur morphologie et certains critères physiologiques, est difficile, notamment quand les insectes ne sont pas recueillis entiers. La taxonomie a besoin de temps et de connaissance pour fonctionner. Les nouvelles technologies, telles que le barcoding moléculaire (le codage à barres de l'ADN), le metabarcoding, qui permet d'étudier un assemblage de populations dans un échantillon environnemental, et l'intelligence artificielle facilitent l'identification des insectes.

Le déclin des insectes est également un sujet sensible. S'il s'agit d'un phénomène multicausal, les pesticides occupent une place importante parmi ces causes. Or, ces produits sont associés à de forts enjeux économiques. Les lobbies exercent une pression sur les chercheurs que nous avons pu percevoir pendant les auditions. Certains chercheurs nous ont rapporté avoir subi de très fortes pressions des laboratoires lorsqu'ils ont publié leurs premiers résultats dans les années 2000. Les laboratoires remettaient en question l'exactitude des chiffres et le lien de causalité avec les pesticides. Ils proposaient des explications alternatives, comme une mauvaise gestion des ruches par les apiculteurs. Un chercheur nous a rapporté ne pas avoir voulu publier les résultats de son étude car il craignait la réaction des industriels. Les industriels possèdent un système de veille redoutablement efficace, et leurs nombreux avocats peuvent présenter immédiatement des contre-arguments.

Le déclin des insectes est un phénomène massif, établi scientifiquement en dépit des biais que je viens d'évoquer. Il se mesure en termes d'abondance par rapport au nombre d'individus, de richesse par rapport au nombre d'espèces, et de biomasse par rapport au poids global des insectes. Ce phénomène a longtemps été sous-évalué, les recherches sur les mammifères, en particulier l'ours polaire, le rhinocéros ou le gorille, monopolisant les moyens et l'attention du public.

Les grandes tendances de ce déclin ont été mises en évidence par des études, réalisées notamment en Allemagne. La disparition des taxons a commencé au début du XXe siècle, s'est accélérée dans les années 1950-1960 et a pris des proportions très alarmantes depuis deux décennies. Ce déclin massif a conduit en 27 ans à une baisse de 76 % de la biomasse des insectes volants dans 63 aires naturelles protégées en Allemagne.

Actuellement, 41 % des espèces d'insectes sont concernées par ce déclin. 31 % d'entre elles seraient menacées d'extinction dans le monde, avec une perte de l'ordre de 1 % par an. Ce phénomène est complexe, toutes les espèces n'étant pas en déclin, certaines étant même en croissance : les espèces généralistes résistent mieux, alors que – c'est un consensus scientifique – les espèces spécialisées, tributaires d'habitats et de sites potentiels de nidification qui se raréfient, sont plus impactées. Les espèces multi-voltines – donnant naissance à plusieurs générations par an – et les espèces mobiles sont globalement moins affectées.

Les causes de ce déclin sont multiples, mais on peut en identifier quatre principales : les pertes d'habitats, les pollutions, le changement climatique et les invasions biologiques. Les pertes d'habitats naturels ou semi-naturels résultent de la déforestation, de l'urbanisation, de la construction de voies de communication, de la fragmentation des paysages et, surtout, de l'agriculture intensive. Cette dernière réduit et altère l'approvisionnement en nourriture, ainsi que les habitats. Ainsi, dans la Beauce ou le Sud-Ouest, sur des hectares et des hectares de monoculture, la floraison ne dure que trois à quatre semaines dans l'année, au printemps ou à l'automne. De ce fait, les insectes pollinisateurs se retrouvent à la diète pendant certaines périodes de l'année, faute d'autres végétaux pour les abriter ou les nourrir. Les cultures de céréales et d'oléo-protéagineux recouvraient en 2010 50 % de la surface agricole utile en France. Dans le monde, depuis 2001, 70 % des prairies permanentes ont disparu, 90 % des zones humides et 10 % des forêts mondiales ont été détruites. En France, près de 600 000 kilomètres de haies ont été arrachées. Or les haies sont essentielles à la vie des insectes puisqu'elles leur permettent de s'abriter, de se nourrir et de se reproduire. Ceci a aussi grandement contribué à leur déclin.

Les pollutions de l'air, de l'eau et du sol contribuent également à ce déclin, causées notamment par les pesticides au sens large : insecticides, herbicides et fongicides. Les engrais jouent aussi un rôle, en modifiant la flore utile au niveau du sol. Parmi les pesticides, les néonicotinoïdes, mentionnés dans des textes de loi récents, présentent des caractéristiques particulièrement nocives. D'abord, ils sont souvent utilisés en prophylaxie, par enrobage des semences, alors qu'on ne sait pas forcément si ce produit sera utile au cours de l'année. Un autre problème résulte de leur rémanence dans le sol, où l'on estime que 80 à 90 % de ces substances se retrouvent finalement. Or, le sol abrite énormément d'insectes qui entretiennent sa qualité. On constate aussi une insuffisance des réglementations européennes et nationales pour évaluer les risques liés aux pesticides avant leur mise sur le marché. Depuis 30 ans, ce sont quasiment les mêmes études qui sont réalisées. Or, les scientifiques ont découvert l'existence de pollutions croisées entre substances, qui agissent aux différentes étapes du développement des insectes : au stade larvaire, des nymphes ou de l'éclosion. Les facteurs de stress se superposent. Pour autant, les industriels n'ont pas adapté les études réalisées avant la mise sur le marché. Or, une fois un produit mis sur le marché, il est très difficile de revenir en arrière.

Parmi les autres pollutions, on peut noter la pollution lumineuse. Afin de réaliser des économies d'énergie, beaucoup de communes équipent leur éclairage public avec des ampoules à diodes électroluminescentes, encore plus nocives que les précédentes pour les insectes nocturnes, en raison de leur intensité lumineuse supérieure. De plus, leur utilisation coûtant moins cher aux communes, ces luminaires restent allumés beaucoup plus longtemps, ce qui désorganise complètement les insectes nocturnes, qui ne peuvent plus s'orienter en fonction des étoiles ou de la Lune. La lumière artificielle désynchronise leurs activités, notamment leur alimentation et leur reproduction. Les pollutions sonores nuisent aussi aux insectes qui s'orientent par des communications acoustiques, tout comme la pollution industrielle bien sûr, avec les métaux lourds. Tous ces facteurs jouent un rôle important dans le déclin des insectes.

Le changement climatique a des effets contrastés, mais constitue une menace pour la diversité. Il modifie l'aire de répartition des insectes, certains ne pouvant pas s'adapter. Ainsi, en Europe, les aires d'habitation des papillons se sont déplacées de 249 kilomètres vers le nord mais, sur le terrain, les papillons ne sont remontés que de 114 kilomètres. Ils mettent donc du temps à s'habituer au changement climatique et ne trouvent plus nécessairement l'habitat qui leur convient. Le changement climatique induit aussi des phénomènes extrêmes. Par exemple, les feux récents en Australie ont détruit plusieurs millions d'hectares et on estime que plusieurs centaines de milliards d'insectes ont péri. Par ailleurs, les cycles des végétaux ne correspondent plus forcément aux périodes de butinage des pollinisateurs, ce qui induit un décalage entre la floraison et les périodes où les insectes vont butiner.

Le déclin des insectes résulte aussi des invasions biologiques, comme celles du frelon asiatique, de la coccinelle asiatique, qui menace notre coccinelle à sept points, et de la pyrale des buis, qui a fait d'importants dégâts depuis son arrivée voici quatre ou cinq ans. Ces invasions sont dues au commerce international et à l'importation de plantes exotiques.

On le voit, les causes du déclin des insectes sont vraiment très diverses.

Ce déclin a des conséquences sur notre environnement et sur tout l'écosystème. Les insectes ont en général une très mauvaise image, parce qu'on pense tout de suite aux moustiques qui nous piquent et aux mouches qui nous gênent. Mais 1 % seulement des moustiques transmettent des maladies comme la dengue, le paludisme ou la fièvre jaune. De même, 1 % seulement des insectes ravagent les cultures, alors que tous les autres ont une utilité dans l'écosystème. Ainsi, ils jouent un rôle fondamental dans la reproduction des plantes via la pollinisation : environ 80 % des plantes à fleurs sauvages dépendent de celle-ci. Les insectes constituent aussi un maillon essentiel dans la chaîne alimentaire et nourrissent de nombreux vertébrés, tels que les musaraignes, les hérissons, etc. Ils assurent également le recyclage de la matière organique. En Australie, lors de l'introduction des bovins, les scarabées locaux étant incapables de manger leurs bouses, celles-ci ont entièrement recouvert les prairies. Il a fallu introduire des coléoptères européens, aptes à digérer cette matière organique. En quelques années, les sols ont été assainis. Les insectes contribuent également, par leur diversité, au bon fonctionnement des écosystèmes et à leur résilience face aux changements et aux facteurs de stress. Ils garantissent notre sécurité alimentaire, en quantité, car 35 % de la production agricole proviennent de cultures dépendant en partie de la pollinisation animale, et surtout en qualité, car les cultures pollinisées sont riches en vitamines A, en fer et en folates, indispensables à notre organisme. De plus, la biodiversité est une valeur en soi. Par conséquent, le déclin des insectes est pour notre planète un appauvrissement majeur de cette biodiversité.

Je terminerai en évoquant ce que les insectes peuvent nous fournir : le miel, la soie, etc. Dans certains pays, ils sont une source de protéines, en particulier les Asiatiques mangent des insectes, des araignées, des vers, etc. En Europe, on commence à évoquer la production d'insectes pour la fourniture de protéines.

Parmi les recommandations formulées par la communauté scientifique, mentionnées dans les deux dernières pages de la note, il y a le besoin de plus de recherche, conviction certainement partagée par l'Office. Pour autant, un consensus scientifique existe sur un certain nombre de solutions. Par exemple, l'Académie des sciences préconise la réduction des pesticides et la mise en place de solutions alternatives, ainsi que la préservation et l'amélioration des habitats-refuges pour les insectes, en établissant des zones protégées, mais aussi en favorisant la conservation dans les jardins et parcs publics, tout comme dans les jardins des particuliers. Dans bon nombre de communes, le fauchage différencié le long des routes sert justement à maintenir une floraison assurant une biodiversité des insectes. Il faut également lutter contre toutes les formes de pollution : lumineuse, sonore, etc.

Des mesures ont déjà été prises aussi bien au niveau européen que national mais elles ont été peu efficaces pour l'instant. Je voudrais insister sur deux priorités.

D'une part, il convient d'utiliser les bons leviers d'action pour soutenir la transition agro-écologique. On évoque toujours la responsabilité des agriculteurs, mais ils se trouvent dans cette situation parce qu'il y a 30 ans la politique agricole commune (PAC) les incitait à arracher les haies et à pratiquer la culture intensive, pour augmenter la production. Maintenant, il faut les aider à réaliser la transition agro-écologique sans les culpabiliser, parce qu'ils ont simplement appliqué ce qu'ils avaient appris dans les écoles et ce que préconisaient les ingénieurs agronomes. In fine, ils sont les exécutants d'une politique qu'on leur a demandé de mettre en œuvre. Il faut donc les former et les accompagner sur le long terme, car passer d'une production intensive à une production plus écoresponsable est complexe. Dix ans sont souvent nécessaires pour remettre de la vie dans un sol exploité de façon trop intensive durant des années.

D'autre part, il faut associer tous les acteurs, que ce soit les pouvoirs publics, les transformateurs, les distributeurs et aussi les consommateurs. Pour qu'en amont la production puisse évoluer, ces derniers doivent être rééduqués, parce qu'ils s'attendent actuellement à ce que les fruits et les légumes soient bien calibrés et qu'ils aient une belle apparence. La PAC a aussi un rôle considérable à jouer, puisqu'elle représente 50 milliards d'euros par an pour l'Union européenne et plus de 10 milliards pour la France. La nouvelle PAC devrait accompagner les agriculteurs, même si elle ne va pas assez loin dans l'aide accordée aux pratiques les plus respectueuses de l'environnement.

Voici les grandes lignes d'une note très fournie J'ai réalisé 18 auditions et interrogé 17 scientifiques de toutes disciplines ainsi que des enseignants, auxquels j'ai demandé si la manière de former les agriculteurs de demain évolue.

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