Intervention de Bernard Doroszczuk

Réunion du jeudi 27 mai 2021 à 8h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire :

Je suis accompagné par Olivier Gupta, le directeur général de l'ASN, ainsi que par l'ensemble des membres du collège et du comité exécutif de l'ASN, qui sont en visioconférence.

J'introduirai l'audition par un propos liminaire consacré à l'année 2020 et au début de l'année 2021, en insistant sur les principaux enseignements et enjeux qui en ressortent. Puis Olivier Gupta vous parlera de la manière dont nous avons exercé notre contrôle pendant cette période, ainsi que des enseignements opérationnels que nous en tirons à ce stade. Il évoquera ensuite notre contribution aux travaux techniques internationaux dans ce contexte inédit.

Ma présentation liminaire s'articulera autour de deux constats généraux, puis de la mise en évidence de deux faits marquants.

Le premier constat général n'est pas une surprise : la crise liée à la Covid-19 a profondément marqué l'année 2020 et le début de l'année 2021. Durant cette période, l'ASN estime que le niveau de sûreté et de radioprotection est resté satisfaisant. Face à la crise sanitaire, les exploitants nucléaires et les responsables d'activité, notamment dans le domaine médical, ont fait preuve d'une grande réactivité et d'une bonne capacité d'adaptation.

Durant la première période de confinement, les exploitants nucléaires ont su maîtriser la situation en mettant en application leur plan de continuité d'activité, et les activités non indispensables ont été suspendues, par exemple les activités de recherche du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

Les responsables d'activité dans le secteur médical ont adapté leur organisation pour gérer la situation sanitaire et assurer globalement la permanence des diagnostics et des soins faisant appel aux techniques mobilisant les rayonnements ionisants.

L'ASN a surveillé de près les conséquences immédiates de la crise. S'agissant des centrales nucléaires et des installations du cycle du combustible, l'ASN n'a pas constaté de dégradations liées à la crise, ni pendant la période initiale de confinement, ni par la suite. Le report de nombreuses activités, intervenu au printemps 2020, a conduit à une situation tendue, très dure, notamment chez EDF. Les arrêts de réacteurs qui avaient dû être décalés ont été reprogrammés. Certains arrêts ont été réalisés durant la période hivernale – comme cela sera le cas lors de l'hiver 2021-2022 – ce qui crée des tensions sur l'approvisionnement en énergie électrique pour l'ensemble de notre pays. Cette reprogrammation, et l'effet domino qu'elle induit sur les années à venir, engendre également des tensions en matière de mobilisation des prestataires et de respect des obligations de contrôle de chaque réacteur.

Dans le nucléaire médical, l'ASN n'a pas constaté d'augmentation des effets significatifs de radioprotection lors de la reprise de l'activité après le premier confinement. La gestion de la situation de crise sur la durée a cependant soulevé, dans certains cas, des questions en matière de radioprotection des patients, liées au manque de disponibilité ou à la surcharge de travail des professionnels médicaux.

Face aux bouleversements induits par la crise sanitaire, l'ASN a engagé une réflexion sur ses propres modalités de contrôle, dont Olivier Gupta vous parlera. Elle a aussi lancé une étude sur les questions de nature systémique qui pourraient se poser dans les mêmes termes en cas de crise nucléaire, telles que la confiance des citoyens dans la parole des experts et des autorités ou les conditions d'élaboration et d'acceptabilité sur le terrain des mesures contraignantes de protection des populations prises par les pouvoirs publics.

Ces réflexions ont été engagées par l'ASN dans le cadre, d'une part des travaux du Comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle (CODIRPA), groupe pluraliste créé en 2005 et piloté par l'ASN, et d'autre part du nouveau mandat reçu du Premier ministre dans ce domaine. L'ASN estime que le retour d'expérience de la crise sanitaire et les travaux du CODIRPA, menés avec l'appui de relais locaux comme les commissions locales d'information, seront des éléments clés pour progresser.

Enfin, plus globalement, l'ASN estime que les premières analyses tirées des difficultés rencontrées lors de la crise sanitaire confirment le besoin impératif, qu'elle a régulièrement souligné, d'entretenir une culture d'anticipation et de précaution pour l'ensemble des acteurs du nucléaire. L'illustration de deux faits marquants me permettra d'y revenir par la suite.

Le second constat général concerne les résultats de sûreté et de radioprotection, qui sont globalement en amélioration en 2020. Chez EDF, par exemple, l'ASN considère que la rigueur d'exploitation – sujet que j'avais souligné l'année dernière – a progressé, avec une meilleure surveillance en salle de commande, un pilotage plus rigoureux des installations et l'amélioration de la gestion des écarts affectant celles-ci. Les évolutions d'organisation, les reports d'activités liés à la crise sanitaire ou l'évolution des comportements induits par la crise, notamment une meilleure présence des managers sur le terrain, une grande attention à la réalisation des travaux, une pression moindre concernant la durée des arrêts, ont pu contribuer à cette amélioration.

Chez Orano, l'ASN a constaté le maintien d'un bon niveau de sûreté pour l'ensemble des installations, avec la poursuite des efforts de rigueur pour maîtriser les enjeux de confinement et de radioprotection. À l'issue de la démarche expérimentale d'inspection des projets que nous avons menée en 2019, notamment de la conduite des projets de démantèlement, de reprise et de conditionnement des déchets anciens, nous avons noté, en 2020, une amélioration dans leur organisation, qui devrait conduire à une plus grande robustesse dans leur gestion.

Au CEA, l'ASN considère que la sûreté des installations demeure globalement satisfaisante, dans un contexte d'activité moindre, et souligne, au vu du retour d'expérience des incidents, le travail mené par le CEA en matière de renforcement de la culture de sûreté des responsables d'installation.

Quelques constats viennent cependant nuancer cette appréciation générale positive pour les exploitants nucléaires. Chez EDF, l'ASN a constaté une régression dans la prise en compte de la radioprotection des travailleurs. Cette régression, déjà observée en 2019, s'est accentuée en 2020, ainsi que la persistance d'écarts de conformité affectant des matériels, ce qui remet en cause leur capacité à remplir leurs fonctions en cas d'accident. C'est le cas, par exemple, des nombreux écarts détectés sur les groupes électrogènes de secours à moteur diesel.

Chez Orano, l'ASN constate pour certaines installations des améliorations encore trop lentes dans la gestion du risque incendie et une vigilance à maintenir sur la reprise et le conditionnement des déchets anciens pour permettre le respect des délais prévus par la loi .

Au CEA, l'ASN souligne des retards manifestes dans la mise en œuvre de la stratégie de démantèlement des installations anciennes présentant les risques les plus élevés, sur laquelle l'ASN et l'Autorité de sûreté nucléaire défense (ASND) s'étaient prononcées en 2019.

Dans le domaine médical, malgré des résultats satisfaisants au regard du nombre d'actes, l'ASN relève encore des défaillances organisationnelles et techniques, très peu nombreuses mais évitables, comme les erreurs de côté ou de fractionnement de doses, et les mauvais paramétrages de logiciels, qui sont à l'origine d'événements significatifs de niveau 2 ou 3 en radiothérapie, qui ont des effets aigus ou tardifs pour les patients.

Je terminerai ma présentation en soulignant deux faits marquants de la période 2020 - début 2021, qui illustrent la nécessité d'entretenir et de développer la culture d'anticipation et de précaution que j'évoquais précédemment.

La période récente a été marquée par une décision importante de l'ASN, concernant la poursuite d'exploitation des réacteurs de 900 mégawatts. À l'issue d'un long travail commencé en 2013 qui a fortement sollicité l'ASN, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et les équipes d'EDF, le volet générique du quatrième réexamen de sûreté des réacteurs de 900 mégawatts a débouché sur la définition d'améliorations significatives de la sûreté et sur une décision de l'ASN, prise le 23 février 2021. Ces améliorations concernent, en particulier, la maîtrise des risques liés aux agressions comme l'incendie, l'explosion, l'inondation ou le séisme, la sûreté des piscines d'entreposage des combustibles et la gestion des accidents avec fusion du cœur.

En février dernier, l'ASN a estimé que ces améliorations permettaient d'ouvrir la perspective d'une poursuite de fonctionnement des réacteurs de 900 mégawatts pour les dix ans suivant leur quatrième réexamen. Cette poursuite de fonctionnement sera à confirmer pour chacun des réacteurs à l'issue de leur visite décennale, selon un processus qui a déjà démarré et s'étalera, pour les 32 réacteurs concernés, jusqu'en 2031.

Le réexamen de sûreté des réacteurs d'EDF a soulevé deux points de vigilance que je souhaiterais évoquer devant vous.

D'abord, la question de la capacité industrielle d'EDF et des intervenants de la filière à faire face aux travaux issus du réexamen avec le niveau de qualité attendu. Les travaux du Grand carénage prévu par EDF, qui va au-delà des travaux d'améliorations de sûreté prévus par le réexamen mais qui les inclut bien évidemment, conduiront à augmenter notablement la charge de travail des industriels de la filière, avec une attention particulière à porter sur certains segments en tension, comme la mécanique ou l'ingénierie, tant chez l'exploitant que chez les prestataires. Dès cette année, les travaux connaîtront une montée en puissance importante, avec quatre réexamens de sûreté à réaliser en 2021 et un pic d'activité industrielle en 2026.

EDF estime, par exemple, que la charge de travail des secteurs du génie civil et du contrôle commande sera multipliée par trois dans les cinq années qui viennent. Dans le secteur de la mécanique, cette charge sera multipliée au moins par six, alors que ce segment a connu quelques difficultés ces dernières années pour arriver au niveau de qualité attendu, notamment dans le domaine du soudage.

Si les perspectives de montée en charge des travaux sur le parc existant constituent un point de vigilance, elles représentent également une opportunité pour la filière nucléaire qui a souffert, par le passé, de l'absence de projets et donc de travaux en volume suffisant pour entretenir ses compétences.

L'ASN voudrait souligner que, dans la période actuelle, une attention particulière doit être portée à certains acteurs clés de la filière nucléaire qui peuvent aussi être sollicités dans d'autres secteurs de haute technologie, comme l'aéronautique, pour lesquels ils travaillent également. Mais il faut aussi porter attention aux restructurations d'ensemble de grands groupes ayant décidé de se retirer de l'activité nucléaire.

C'est le premier point de vigilance que je voulais souligner. Il s'est traduit, dans la décision de l'ASN, par une demande spécifique – c'est la première fois que nous formulons une telle demande : rendre compte annuellement de la capacité des industriels de la filière à assurer les travaux qui résultent des prescriptions que nous avons prises, dans le calendrier que nous avons défini.

Le second point de vigilance qui ressort du réexamen de sûreté des réacteurs d'EDF se situe à un horizon plus éloigné et concerne l'articulation avec la politique énergétique. L'un des enseignements tirés du réexamen des réacteurs de 900 mégawatts est le caractère déterminant des justifications apportées pour la tenue des cuves, les caractéristiques mécaniques du matériau qui les constitue se dégradant du fait de l'exposition aux rayonnements.

À ce stade, les justifications apportées par EDF couvrent les dix ans à venir. Ces justifications étant probantes, l'ASN a pris une décision positive concernant cette période. Mais EDF n'a transmis un dossier de justification que jusqu'à cinquante ans, c'est-à-dire pour ces dix années supplémentaires. Ce dossier montre que plusieurs réacteurs ne disposent que de très peu de marge pour un fonctionnement au-delà de cinquante ans. Pour justifier la tenue des cuves d'un maximum de réacteurs jusqu'à soixante ans, EDF devra faire évoluer sa méthode de justification en s'appuyant sur des travaux de recherche.

L'aboutissement de telles démarches n'est aucunement garanti. Le point principal de préoccupation de l'ASN est l'horizon 2040, c'est-à-dire le moment où la durée de fonctionnement des réacteurs les plus anciens du parc nucléaire sera de cinquante à soixante ans. Dans les années qui précéderont cet horizon, si les perspectives de développement de nouvelles capacités de production, telles qu'elles sont prévues ou seront prévues par la prochaine programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), n'étaient pas au rendez-vous, et si les gains attendus en matière d'efficacité énergétique n'étaient pas suffisants, la tentation pourrait être de vouloir prolonger la durée d'exploitation des réacteurs en service pour disposer d'un socle de production électrique pilotable non carboné suffisant. Rien ne permet, aujourd'hui, de garantir que cela sera possible.

Dans ce contexte, nous estimons qu'il est absolument nécessaire que la décision de prolonger ou non le fonctionnement de certains réacteurs à l'échéance 2040 soit anticipée et fasse l'objet d'études préalables, pour qu'elle ne soit pas une décision subie le moment venu. Compte tenu des délais nécessaires pour faire aboutir toute nouvelle démarche de justification ainsi que pour décider et réaliser de nouveaux projets, éventuellement en substitution, il conviendrait de poser dès à présent, dans le cadre de la prochaine PPE, la question de la durée de fonctionnement des réacteurs en exploitation, de manière transparente et réaliste, pour pouvoir anticiper les décisions à prendre et maintenir des marges suffisantes pour la sûreté.

Le second fait marquant de la période 2020 - début 2021 concerne la gestion des matières et des déchets radioactifs. Le cinquième plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR), valable pour une durée de cinq ans, est en cours de préparation. Dans ce cadre, l'ASN a émis, en 2020 et au début de 2021, plusieurs avis organisés par filière de gestion, sur lesquels nous pourrons revenir si vous le souhaitez. L'enjeu principal qui ressort de manière transversale de ces différents avis est l'urgence à choisir et, là aussi, à anticiper.

Si les plans précédents ont permis de développer de nombreuses études, de partager avec les parties prenantes un grand nombre de données et de résultats pour faire un état des lieux des solutions possibles, il s'agit maintenant, selon nous, d'avancer concrètement pour la mise en œuvre de solutions dans ces filières.

Dans ses avis, l'ASN souligne que c'est notamment le cas pour les déchets très faiblement radioactifs, les TFA – ferrailles, gravats, terres essentiellement –, pour lesquels les capacités de stockage existantes seront saturées d'ici à 2028 ou 2035, selon les options à l'étude.

L'ASN souligne que c'est également le cas pour les déchets de faible activité à vie longue (FAVL), qui regroupent un ensemble hétérogène de déchets anciens, comme les déchets de graphite, les déchets radifères ou encore les déchets bitumés, pour lesquels aucune solution de gestion claire n'a été arrêtée à ce stade.

Enfin, c'est le cas du projet Cigéo de stockage en couche géologique profonde des déchets à haute activité à vie longue (HAVL), qui reste controversé, bien qu'il soit le résultat d'un long processus législatif ayant ouvert la réflexion et d'une longue concertation sur le choix de cette option de stockage préconisée au niveau international, au regard des risques et de la durée du stockage.

Pour l'ASN, le prochain plan, d'une durée de cinq ans, devra clairement être celui du choix des solutions pour faire face, dans les vingt ans qui viennent, aux besoins capacitaires de stockage des déchets générés par les opérations de démantèlement, de reprise et de conditionnement des déchets anciens, et par la poursuite de l'exploitation du parc nucléaire.

Nous le savons, le nucléaire est le domaine du temps long. Les projets demandent un temps considérable, de l'ordre d'une quinzaine d'années, avant de pouvoir être opérationnels après qu'ils ont été décidés. Il faut donc que d'ici à 2025 des décisions soient prises sur les solutions à mettre en œuvre si nous voulons pouvoir faire face, à l'horizon 2040, aux besoins de stockage de tous les types de déchets en France.

À plus long terme, l'ASN estime qu'une approche prudente de la qualification en « matière radioactive » devra être retenue, notamment lorsque les perspectives de valorisation ne sont pas réalistes. La prochaine PPE devra se positionner sur la question de la poursuite ou non du retraitement des combustibles usés au-delà de 2040, date figurant dans l'actuelle PPE.

Quelle que soit la décision prise, il faudra en effet anticiper ses conséquences, là encore, d'une quinzaine d'années. Si le retraitement est prolongé, Orano devra construire de nouvelles installations, ou remettre significativement à niveau celles existantes, comme le fait par exemple EDF pour le Grand carénage de ses réacteurs. S'il est décidé d'arrêter le retraitement, les conditions d'entreposage et les dimensions du stockage ultime devront être anticipées.

L'exemple du projet de piscine centralisée d'entreposage des combustibles usés d'EDF, identifié comme nécessaire dès 2010 et devant être opérationnel en 2030, dont EDF annonce aujourd'hui la disponibilité pour 2034, montre la nécessité d'anticiper largement ces sujets.

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