Intervention de Alain Weill

Réunion du jeudi 23 septembre 2021 à 11h00
Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse

Alain Weill, président directeur général de L'Express, directeur de la publication :

Merci, Mme la présidente. Je suis donc Alain Weill, le président de L'Express. J'ai racheté ce titre il y a maintenant deux ans. Je suis accompagné, pour cette audition, par M. Éric Chol, le directeur de la rédaction, et par M. Arthur Fouvez, le directeur général délégué de L'Express.

S'agissant de notre relation avec Google et le monde numérique, j'ai repris L'Express il y a deux ans et je joue un rôle plus opérationnel depuis un an. Je suis très attaché à l'avenir de la presse écrite et à son rôle dans le débat démocratique, aux côtés de la télévision et de la radio. Le souhait est finalement d'assurer la pérennité de cette marque exceptionnelle qu'est L'Express, publication créée par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud. Vous pouvez d'ailleurs voir, dans la salle de réunion, la photo de ces deux derniers, qui nous oblige au quotidien à réaliser un bon travail et à réussir la transformation de notre entreprise.

La presse est engagée dans une transformation très difficile, sans doute plus difficile que dans d'autres secteurs économiques. Tous les secteurs économiques sont de toute façon touchés par la transformation numérique, qui constitue davantage un risque qu'une opportunité. Nous devons néanmoins affronter cette transformation et en sortir victorieux. Ce ne sera pas le cas pour tout le monde. La transformation numérique apporte sans doute beaucoup aux citoyens, mais entraîne de nombreuses difficultés, des transformations de l'économie, y compris en matière d'emploi.

Je suis une personne optimiste, je pense que cette transformation est positive pour l'humanité, malgré ses conséquences rudes. C'est vrai pour le monde de la distribution, avec l'émergence d'Amazon. Nous voyons que Carrefour rencontre des difficultés pour s'adapter. C'est vrai aussi pour les secteurs de l'aérien, du tourisme et de la banque, c'est vrai pour les petites, moyennes et grandes entreprises. Les commerçants eux-mêmes doivent s'adapter à cette transformation numérique, dans laquelle Google joue un rôle important, aux côtés d'autres GAFA.

Le monde de la presse a pour sa part été disrupté il y a presque vingt ans. Les lecteurs ont pu trouver, du jour au lendemain, une information très riche, importante en volume et souvent gratuite sur des supports numériques. Cette évolution a été radicale pour les journaux, confrontés à une période de crise.

Cette transformation, pour être honnête, avait commencé avant. L'apogée de la presse écrite correspond aux années 1960. L'arrivée de la radio, de la télévision et des médias gratuits avait déjà entraîné une baisse de la diffusion. La presse a su s'adapter en se transformant. Aujourd'hui, cette concurrence nouvelle est plus radicale, puisqu'il s'agit de contenus écrits face à des contenus écrits, mais gratuits d'un côté et payants de l'autre.

Il a fallu attendre longtemps avant que la presse ne trouve le bon modèle. Au début, chacun croyait que le passage au numérique imposerait la gratuité des contenus, à l'instar de la radio et de la télévision. Cette perspective était envisageable. La radio et la télévision sont capables, à travers la publicité, de financer des rédactions importantes. BFM-TV, que je connais bien, regroupe quand même 400 collaborateurs, dont plus de 100 journalistes.

Dans la presse écrite, soumise à un rythme un peu différent, nous avons constaté que le modèle gratuit ne permettait pas de financer des rédactions investies dans des enquêtes au long cours, qui demandent du temps. Une chaîne comme BFM-TV s'entend pour une information immédiate, à travers des commentaires et des analyses en direct. Son modèle économique peut reposer sur la publicité.

La rédaction de L'Express se compose de 60 journalistes, un nombre important. Certains peuvent avoir besoin de temps pour mener leur enquête. La publicité ne suffit plus pour financer les journaux. Dans le passé, elle ne suffisait pas non plus et les titres de la presse écrite sont restés payants.

Aujourd'hui, après une vingtaine d'années, un modèle émerge, celui de l'abonnement payant. Nous constatons que le public est prêt à payer afin d'avoir accès à une information vérifiée, équilibrée, de qualité, surtout au moment des fake news ou de l'abus de certains réseaux sociaux. Les consommateurs, puisque ce sont aussi des consommateurs, sont prêts à payer. Nous avons de grands modèles américains. Si Google vient des États-Unis, le New York Times est américain aussi. Il nous montre, tout comme le Washington Post, propriété de Jeff Bezos, qu'il existe un modèle payant. Dans la presse hebdomadaire, The Economist a très bien réussi sa transformation, dont le modèle inspire L'Express.

Un journal comme le nôtre doit totalement se transformer. Nous avons remis la maison à l'endroit puisque nous perdions beaucoup d'argent il y a deux ans. Nous devons en gagner cette année pour la première fois en vingt ans. Je suis habitué, car RMC affichait vingt ans de pertes lorsque nous avons repris la station de radio. L'Express éprouve également de grandes difficultés, mais nous sommes proches de l'équilibre, la situation est sous contrôle. Le prolongement du confinement, la chute des recettes publicitaires et le maintien d'un niveau de recettes publicitaires bas au premier semestre 2022 a repoussé l'atteinte de l'équilibre. Nous l'avions atteint lors du dernier trimestre de l'année 2020 et nous nous montrions assez optimistes pour l'année 2021. Le confinement du premier semestre a reporté d'un an sans doute l'atteinte de l'équilibre sur l'ensemble de l'exercice. Aujourd'hui, nous profitons d'une bonne visibilité. L'entreprise a été totalement transformée.

Nous devenons une entité de plus en plus numérique, même ni nous n'abandonnerons pas le papier. Pour un hebdomadaire, nous pensons que le papier a toujours sa raison d'être et qu'un public, même jeune, apprécie de lire son information hebdomadaire sur un support papier. L'autre jour, un jeune cadre me disait qu'il passait ses journées derrière un écran et qu'il appréciait d'avoir un journal entre les mains le week-end, de le prendre et de le poser. Les lecteurs de livres numériques sont aussi ceux qui achètent le plus les livres classiques. Le papier n'est donc pas révolu pour un hebdomadaire, encore moins pour un mensuel. Je me montre plus réservé s'agissant du quotidien, puisque le process industriel se révèle trop lourd par rapport à la durée de vie du produit. Un jour se posera la question du bilan carbone de la presse papier. J'ai connu une telle situation à La Tribune. Les imprimeries commencent à tourner à 23 heures, les camions assurent la diffusion des journaux dans tous les points de vente du pays. Près de 70 % des publications mises en place dans les kiosques repartent le lendemain en camion et sont détruits pour redevenir de la pâte à papier. Tout ce processus suppose une consommation importante d'énergie, alors qu'il est possible aujourd'hui de lire un quotidien sur sa tablette. La durée de vie d'un hebdomadaire se veut plus longue et son impression papier apparaît plus logique et acceptable.

Selon moi, la presse est promise à un avenir. À la rédaction de L'Express, près d'un collaborateur sur trois travaille pour le numérique, sans parler des journalistes. Ces derniers s'entendent bimédias. L'Express, c'est un quotidien numérique, c'est-à-dire du flux permanent, et c'est aussi un hebdomadaire, un concept que nous avez sacralisé, disponible sur support numérique ou papier. Nos journalistes écrivent des articles au quotidien pour le site et alimentent l'hebdomadaire avec davantage de hauteur. Ce sont bien les mêmes équipes qui travaillent pour l'un ou l'autre support. Une petite équipe se consacre uniquement au quotidien, c'est-à-dire aux flux permanents, et surveille l'actualité. Néanmoins, l'essentiel de la rédaction s'implique aussi bien en faveur du quotidien que de l'hebdomadaire.

Un journal préparé pour l'avenir aujourd'hui intègre un quart à un tiers d'effectifs composés de collaborateurs dont la fonction consiste à animer le numérique, c'est-à-dire le marketing, les développeurs, les réseaux sociaux. Le numérique apparaît très important et notre relation avec les GAFA est quotidienne et majeure. C'est vrai avec Google, c'est vrai avec Facebook, c'est vrai avec Instagram, c'est vrai avec Twitter. Nous travaillons quotidiennement avec ces acteurs, essentiels pour nous.

En toute honnêteté, nous avons besoin d'eux, nous avons besoin de Google pour recruter des abonnés. Nous mettons du contenu à la disposition des réseaux sociaux pour générer des abonnements. Les gens découvrent nos articles, nous leur donnons envie d'aller au bout de l'article et de s'abonner. Nous sommes clients de l'ensemble des GAFA, en achetant des AdWords à Google, de l'espace publicitaire à Facebook ou à Instagram. Nous travaillons également avec Twitter.

Quel est le problème posé par les GAFA ? Je me sens plus optimiste que la moyenne générale des commentateurs ou des éditeurs du secteur. Je ne diabolise pas les GAFA. J'ai créé mon groupe Next Radio TV en 2000, presque au moment de la création de Google. Très franchement, j'aurais bien aimé créer Google et que des acteurs français ou européens soient aussi à l'initiative des GAFA. Les GAFA sont tous américains, monopolistiques, devenus mondiaux en quelques années et c'est bien le problème. Ces entreprises pèsent un poids considérable. Si un problème apparaît, il convient d'avoir un poids considérable et d'occuper le plus souvent une position de monopole. L'aspect fiscal représente aussi un vrai sujet, mais il revient aux élus de l'aborder et de le régler, à travers une législation européenne. Il ne doit pas y avoir de concurrence fiscale au sein de la Communauté européenne. Dans une telle hypothèse, les GAFA s'acquitteraient d'un légitime impôt, à l'instar des entreprises européennes. Ils doivent entrer dans un régime fiscal normal. Les gouvernements européens ont la responsabilité de trouver un accord commun afin de régler ce problème.

Le droit voisin nous paraît légitime. Les GAFA ont totalement transformé le secteur de la presse. Leur impact sur notre économie a été d'une violence inouïe, avec certains avantages apportés aux citoyens. L'information est ainsi disponible immédiatement et de nombreux avantages peuvent être trouvés. Notre modèle en a été bouleversé et la presse s'est retrouvée en danger, avec un déséquilibre total du fonctionnement des entreprises.

D'un côté, certains journaux gagnaient de l'argent, mais se retrouvent aujourd'hui en situation de pertes et de grand danger sans transformation. Je suis optimiste, mais tous les acteurs ne réussiront pas à perdurer. De grandes marques de presse ont déjà disparu, d'autres disparaîtront. De l'autre, les titres IPG méritent un traitement différent des autres journaux. Certains titres participent au débat démocratique et jouent un rôle important. Je pense qu'ils ne peuvent pas être traités comme d'autres journaux ou magazines, dont la mission se veut utile et positive, mais dont le rôle au sein de la démocratie n'est pas comparable.

Il n'est donc pas illogique que les GAFA ou les acteurs en position forte soient amenés à contribuer au financement de la presse, ou d'une partie d'entre elle, notamment en raison des avantages qu'ils en tirent. Il en ressort un rééquilibrage, certes assez limité, entre des entreprises jouant un rôle fondamental dans la démocratie et des entreprises numériques affichant une excellente santé. Cet impact du numérique sur la presse qui contribue au débat démocratique justifie le droit voisin. Il aurait pu s'agir d'une autre forme de contribution. Le principe du droit voisin est aujourd'hui reconnu et maîtrisé. Nous sommes favorables à la mise en place d'une rémunération destinée à la presse IPG. Les autres formes de presse ne jouent pas le même rôle et peuvent s'adapter ou se transformer.

Pour notre part, nous procéderons à des acquisitions, nous lancerons des journaux à centres d'intérêt et nous ne revendiquerons pas le fait de bénéficier d'une rémunération de Google ou d'autres acteurs du numérique, qui sont aussi ceux dont nous avons besoin.

S'agissant de l'IPG, la situation me semble différente. Les quotidiens régionaux, nationaux, les magazines d'information politique et générale, comme L'Express ou Le Point, occupent une position importante dans la démocratie. Il est légitime que des acteurs ayant contribué à cette transformation, et qui profitent d'une bonne santé financière, contribuent à la pérennité de cette presse qui deviendra sans cesse plus numérique.

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