Intervention de Annie Podeur

Réunion du jeudi 24 février 2022 à 11h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Annie Podeur, présidente de la deuxième chambre de la Cour des comptes :

Nous avons effectivement procédé à votre demande à un premier contrôle sur le chèque énergie, dispositif relativement récent, puisqu'il date de 2016, et qui a trouvé une particulière actualité dans un contexte de hausse des prix de l'énergie qui met en difficulté certains ménages.

La réunion de cadrage du 22 juin 2021 avec Mme Christine Pires Beaune, et plus encore le point d'étape du 5 octobre 2021 nous ont permis de prendre la mesure de cette actualité et de considérer que les travaux de la Cour devaient conduire non seulement à proposer des aménagements au dispositif existant, mais peut-être aussi à réfléchir à son adéquation à l'objectif poursuivi.

Après une présentation générale du dispositif, je détaillerai les constats et recommandations de la Cour destinées à l'améliorer, avant de traiter des objectifs de lutte contre la précarité énergétique tels qu'ils ont été définis par le législateur et de l'adéquation du chèque énergie à ces objectifs.

Le chèque énergie, qui date de la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, s'est substitué aux anciens tarifs sociaux, c'est-à-dire au tarif de première nécessité (TPN) pour l'électricité et au tarif spécial de solidarité (TSS) pour le gaz naturel.

Après une phase d'expérimentation en 2016 et en 2017 dans quatre départements, il a été décidé de le généraliser au 1er janvier 2018, avec d'emblée 3,6 millions de bénéficiaires et en réalité 2,9 millions d'utilisateurs effectifs.

En 2019, la création d'une tranche supplémentaire – comprise, par unité de consommation (UC), entre 7 700 et 10 699 euros – a porté le nombre de bénéficiaires à 5,8 millions et à 4,6 millions le nombre de chèques réellement utilisés.

En 2021, afin de faire face à l'augmentation du coût de l'énergie, un chèque supplémentaire forfaitaire de 100 euros pour tous les bénéficiaires a été voté dans le cadre de la loi de finances rectificative.

Il s'agit d'une aide forfaitaire destinée aux ménages modestes indépendamment de leur situation au regard de la précarité énergétique telle qu'elle a été définie dans la loi Grenelle 2. Le chèque leur est adressé une fois par an et son montant varie entre 48 et 277 euros, avec une moyenne de 150 euros.

Il est attribué en fonction du niveau de vie du ménage et est modulé selon un barème reposant sur la composition familiale mesurée en UC : la première personne compte pour 1 UC, la deuxième pour 0,5 et les suivantes pour 0,3. Il est également calculé en fonction du revenu fiscal de référence.

Très concrètement, pour un couple avec deux enfants, le plafond pris en compte est de 22 680 euros.

Il s'agit d'une aide au paiement des factures d'énergie qui peut être attribuée quelle que soit l'énergie utilisée : électricité, gaz, fioul ou bois. Elle permet même de régler des travaux de rénovation énergétique.

À ce chèque énergie sont associés des droits connexes ou spécifiques qui portent notamment sur la gratuité de la mise en service et de l'enregistrement du contrat de fourniture d'électricité et sur un abattement de 80 % sur la facturation d'un déplacement à raison d'une interruption imputable à un défaut de règlement.

Les protections spécifiques recouvrent l'interdiction pour les fournisseurs de réduire la puissance pendant la trêve hivernale et celle de facturer des frais liés au rejet du paiement des factures.

Il faut retenir trois grands principes : il s'agit d'une aide dépendante du niveau de vie, neutre par rapport aux énergies utilisées et par rapport à leurs effets polluants et qui est affectée à la consommation énergétique du ménage.

S'agissant des constats et des recommandations, le chèque énergie, plus équitable, a tout d'abord mis heureusement fin aux tarifs sociaux qui permettaient à un bénéficiaire de cumuler TPN et TSS.

À l'inverse, les ménages se chauffant au fioul ne bénéficiaient que d'une aide minime correspondant à leur consommation d'électricité : il existait donc une iniquité flagrante.

Les critères d'éligibilité et d'attribution ont également été simplifiés, puisque les tarifs sociaux reposaient principalement sur l'éligibilité à la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) et à l'aide au paiement d'une complémentaire santé (ACS), ce qui se traduisait par un taux élevé de non-recours.

Désormais l'approche des ressources est plus simple et prend mieux en compte le niveau de vie réel du ménage.

Enfin, la méthode de versement est plus efficace puisque les bénéficiaires sont identifiés par la direction générale des finances publiques (DGFiP) qui transfère l'information à l'Agence de services et de paiement (ASP) chargée d'envoyer le chèque.

La gestion par l'ASP apparaît globalement efficiente puisque les frais de gestion s'élèvent à 20 millions d'euros par an, soit 2,8 % du montant des aides distribuées. Si des marges de progrès ont été identifiées, une grande part de ces frais est liée à l'assistance aux utilisateurs destinée à améliorer le taux de recours.

Pour autant, une simplification du dispositif permettrait sans doute de limiter le nombre d'appels d'utilisateurs et de leur faciliter l'accès à celui-ci.

Chaque faiblesse est assortie d'une recommandation. Ainsi le barème d'éligibilité a peu varié depuis l'origine et il conduit mécaniquement à une érosion du dispositif au fil des années. Les trois tranches les plus basses n'ont ainsi pas varié depuis 2016 : la Cour propose donc un mécanisme d'indexation des tranches du barème.

Deuxième faiblesse, les personnes hébergées en résidence sociale antérieurement bénéficiaires des tarifs sociaux ont été quelque peu oubliées : après une année sans droits, en 2018, elles n'ont en effet été attributaires d'une nouvelle aide que beaucoup plus tardivement, et le nombre de bénéficiaires est aujourd'hui limité à 50 000 alors qu'ils sont potentiellement deux fois plus nombreux.

Or ces personnes ne sont pas les plus favorisées de nos concitoyens : la Cour appelle donc de ses vœux une évaluation du nombre de logements en résidence sociale éligibles à l'aide spécifique, celle-ci étant généralement attribuée au propriétaire qui la répercute en diminuant le montant de l'allocation acquittée par les résidents. C'est sans doute un moyen d'améliorer le taux d'usage.

Troisième faiblesse, la très faible connaissance par l'administration des populations concernées, qui renvoie de façon plus générale à la qualité des études d'impact. Avant de mettre en place un dispositif, il conviendrait de mieux connaître ceux qu'il concerne.

En l'occurrence, on ne connaît pas leur mode de chauffage, ni les caractéristiques thermiques du logement et l'évolution de la consommation d'énergie après l'attribution d'un chèque.

Les résultats de l'enquête nationale logement vont bientôt être publiés et une analyse des données de consommation collectées auprès d'Enedis et de GRDF sur un échantillon d'environ un million de ménages devrait être disponible au second semestre 2022.

La Cour appelle l'administration à créer des outils permettant de mieux connaître les bénéficiaires, leurs besoins et l'impact du chèque énergie, c'est-à-dire à faire un peu de marketing.

Quatrième faiblesse : le caractère illisible du courrier beaucoup trop long et trop complexe adressé aux bénéficiaires que nous n'avons pas résisté à mettre en annexe du rapport. Compte tenu des populations auxquelles on s'adresse, il est évident que l'on rate la cible, d'autant plus que le document se présente comme une publicité. La Cour recommande donc de simplifier drastiquement cette lettre type de notification du chèque énergie pour la rendre tout simplement lisible.

La dernière faiblesse tient à l'échec du chèque travaux : les 150 euros en moyenne du chèque énergie sont sans rapport avec le montant des travaux d'efficacité énergétique et le reste à charge peut être extrêmement élevé pour des gens qui n'ont pas beaucoup de moyens. En outre, les bénéficiaires sont souvent locataires.

Enfin, il existe un nombre considérable de dispositifs, comme MaPrimeRénov' pour laquelle nous avons réalisé un audit flash qui a été rendu public. Avec 574 000 dossiers déposés, et 300 000 financés en 2021, il s'est mis en place très rapidement et est bien plus efficace.

Venons-en à l'évaluation de la cohérence du dispositif au regard des politiques publiques. Premier constat, la mesure de la précarité énergétique ne fait pas l'objet d'une harmonisation au niveau européen.

En France, la déclinaison de la définition légale de celle-ci repose sur deux critères proposés par l'Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) et par le Commissariat général au développement durable (CGDD) : un taux d'effort énergétique, qui correspond à la part des dépenses énergétiques du logement dans le revenu disponible du ménage, supérieur à 8 %, et un revenu par UC inférieur au troisième décile.

Le deuxième instrument de mesure est l'indicateur du froid ressenti, qui est extrêmement subjectif car déclaratif et mesuré sur une durée très brève au titre du baromètre énergie-info réalisé par le Médiateur national de l'énergie sur un échantillon de 1 000 personnes : il faut donc le prendre avec beaucoup de prudence.

Sur la base de ces critères, si l'on raisonne en nombre de bénéficiaires du chèque énergie, 51 % – 43 % si l'on intègre le critère du froid ressenti – ne sont pas considérés comme étant en situation de précarité énergétique.

Si l'on considère les dépenses, les pourcentages sont un peu moindres : 44 % de celles-ci vont à des personnes qui ne sont pas dans une telle situation, et 37 % si l'on tient compte du froid ressenti.

À l'inverse, certains ménages en situation de précarité énergétique, au nombre de 800 000, ne reçoivent pas de chèque énergie. Cela signifie que le choix du critère du revenu fiscal de référence par UC, s'il est simple et cible bien les bas revenus, manque sa cible en matière de précarité énergétique.

D'autres points posent problème, et d'abord l'accumulation des dispositifs centrés sur cette même précarité : nous en avons identifié quarante-neuf, dont 72 % pilotés par les pouvoirs publics !

En outre, le chèque énergie ne s'inscrit pas de façon cohérente dans la lutte contre le réchauffement climatique. Or la volonté initiale du législateur était bien de faire de ce chèque à la fois une aide au paiement des factures d'énergie et une incitation au développement des travaux de rénovation énergétique.

Or, compte tenu de l'échec du chèque travaux, il est devenu une aide à vocation exclusivement sociale. De surcroît, le chèque énergie couvre toutes les énergies quel que soit leur niveau de pollution : il y a donc bien un problème de cohérence avec notre objectif de neutralité carbone en 2050.

Partant de ces constats, nous avons esquissé trois scénarios d'évolution.

Le premier consisterait à prendre acte de la nature purement sociale du chèque énergie en rendant l'allocation totalement libre d'emploi, comme l'allocation de rentrée scolaire ou la prime de Noël.

Nous allons plus loin en proposant de ne pas distribuer ce qui constitue une aide au revenu des ménages sous forme de chèque mais plutôt par le biais d'un crédit d'impôt – nous en avons les moyens et l'économie de frais de gestion serait considérable.

Cette première option un peu drastique présente des avantages – les bénéficiaires sont responsabilisés ; la gestion du dispositif est simplifiée – mais aussi des inconvénients : d'une part, elle risque d'accroître la précarité énergétique car le revenu procuré pourrait être employé à d'autres fins que le chauffage ; pour prévenir les situations de détresse, l'accompagnement aurait donc un rôle primordial à jouer. D'autre part, un transfert de crédits du ministère de la transition écologique au ministère des solidarités et de la santé est loin d'être neutre et peut être compliqué à gérer politiquement, mais ce problème est plus le vôtre que le nôtre…

Le deuxième scénario – rendre le dispositif plus cohérent avec la politique climatique – est décliné en deux versions. Dans la première, le chèque énergie pourrait être un instrument de compensation ou d'accompagnement dans l'hypothèse d'une reprise de la trajectoire carbone. Le Conseil des prélèvements obligatoires l'a montré, aucune augmentation de la taxe carbone ne peut être envisagée sans que les ménages les plus en difficulté soient accompagnés – c'est une condition de son acceptabilité sociale. Toutefois, nous n'en sommes pas encore là. À défaut, le chèque énergie pourrait être réservé aux énergies les moins carbonées. D'ores et déjà, 90 % des chèques sont adressés à un fournisseur d'électricité ou d'électricité et de gaz. L'intérêt de ce scénario est une plus grande cohérence des politiques publiques ainsi qu'une contribution très concrète à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. En revanche, il dissocie le chèque énergie du pouvoir d'achat. En outre, les critères d'attribution permettant de cibler les personnes les plus exposées seraient certainement plus complexes à déterminer que ceux qui ont été utilisés jusqu'à présent.

Le troisième scénario, peut-être moins ambitieux, consiste à recentrer l'aide sur les ménages en situation de précarité énergétique, revenant ainsi à l'objectif initial.

Il conduirait d'abord à abandonner le critère unique du revenu fiscal de référence pour y adjoindre le taux d'effort énergétique sous condition de ressources. Si on appliquait un double critère – une facture d'énergie pour le logement représentant plus de 8 % des revenus du ménage et un niveau de revenu parmi les plus faibles, notamment celui des trois premiers déciles –, l'aide serait concentrée sur 3,7 millions de bénéficiaires environ au lieu des 5,8 millions actuels et son montant moyen passerait de 150 à plus de 200 euros. Cela peut paraître négligeable mais ne l'est sans doute pas pour ceux auxquels l'aide est destinée.

Ce scénario a l'avantage d'être plus cohérent avec nos objectifs en matière de lutte contre le réchauffement climatique ; il permet de réintégrer dans le dispositif les 800 000 personnes qui en sont exclues mais aussi de revaloriser l'aide, à budget constant. En revanche, il demande une connaissance précise du taux d'effort énergétique. Les gestionnaires de réseaux et les fournisseurs nous ont assuré que les compteurs communicants Linky et Gazpar permettaient d'accéder à des données. Il faudrait pouvoir les utiliser dans le respect de la protection des données personnelles. Autre inconvénient, le ciblage serait difficile à faire accepter : plus de deux millions de personnes perdraient le bénéfice du chèque énergie. Cela suppose de la pédagogie et de la communication politique.

Le rapport a donné lieu à une instruction particulièrement dense au cours de laquelle nous avons recueilli de très nombreuses données que vous trouvez dans les annexes. Nous souhaitons qu'il éclaire vos travaux sur un outil dont il faut savoir reconnaître les limites, nonobstant ses nombreux avantages.

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