Intervention de Bernard Squarcini

Réunion du mardi 28 janvier 2020 à 17h00
Commission d'enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police de paris le jeudi 3 octobre

Bernard Squarcini, ancien directeur central du renseignement intérieur :

J'ai commencé une longue carrière au sein des renseignements généraux au mois d'août 1981. Autant dire que le discours qui nous avait été tenu à l'école n'était pas le même que celui du nouveau ministre de l'Intérieur… Quoi qu'il en soit, nous nous sommes adaptés. Ma carrière s'est déroulée notamment en Bretagne, en Corse et au Pays basque, puis à Paris. J'ai été nommé préfet de police à Marseille au mois d'avril 2004. En juillet 2007, j'ai pris la direction de la surveillance du territoire. À ce poste, pendant une année, il m'a fallu également préparer une grande réforme, celle du renseignement intérieur. Elle s'inscrivait dans un plan plus global consistant à remettre le renseignement au niveau du Président de la République, avec la création d'une instance de coordination nationale du renseignement et de l'Académie du renseignement. Cette dernière prépare les futurs cadres, qui, au sein des services de la communauté du renseignement, doivent apprendre à se connaître : sa création traduisait elle aussi une volonté de coordination.

Au cours ma carrière, on m'a plutôt confié des missions de lutte contre les terroristes : bretons, corses, basques – ETA militaire et Iparretarrak –, d'extrême droite ou d'extrême gauche puis appartenant à l'islam radical. Nous avions senti venir le terrorisme islamiste et avions étudié sa dimension idéologique dès les années 1990. Nous avions perçu son évolution, la montée du risque, le dérapage et l'avènement du salafisme, qui s'est traduit par l'exportation du terrorisme sur notre territoire par le Groupe islamique armé (GIA). Les données étaient encore, à l'époque, relativement simples et, même sans revendication, en l'espace de trois mois, nous étions parvenus à découvrir les auteurs, à les interpeller et à les neutraliser. Il s'agissait d'individus venant de l'extérieur, qui s'appuyaient sur des réseaux dormants constitués pour moitié de criminels de droit commun et pour moitié de religieux. Vint ensuite le temps des départs en Afghanistan de convertis français. La situation était plus complexe, car il fallait suivre ces individus – qui avaient d'ailleurs vocation à rentrer en France – avec l'aide des services extérieurs de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Du fait de leur faible nombre – une quarantaine par an –, ils étaient tout de même encore facilement traçables.

Au moment de l'affaire Merah, le style change complètement : un individu part, revient, pratique la taqîya, est soumis à un examen de sa situation administrative – dans les formes que vous connaissez – et procède à une série d'assassinats calculés. Pour la première fois, nous constatons une formation à la carte : il fait ses propres choix, en quinze jours de formation au lieu des deux années théoriques et pratiques connues de nos services et des services de renseignement étrangers. En d'autres termes, il fait du sur-mesure. Nous comprenons alors qu'un électron libre peut faire des dégâts en se convertissant, du fait de la contagion familiale – il y a aussi, plus largement, le cercle toulousain – et de la fréquentation des madrasas en Égypte. J'avais interrogé vingt-trois services étrangers pour savoir comment jauger Mohammed Merah ; aucun n'avait d'informations sur lui. Ce n'est qu'après la tuerie de l'école juive que la National Security Agency (NSA) américaine nous a indiqué qu'il avait consulté deux fois sa boîte mail dans la ville de Miranshah, dans les zones tribales du Pakistan. Il est évident que si j'avais eu un renseignement de cette qualité, nous aurions agi autrement et nous aurions judiciarisé ce cas immédiatement. Cela veut dire qu'aujourd'hui, la lutte antiterroriste (LAT) est fondée sur du savoir-faire d'initiative, du travail d'équipe, des échanges avec les moyens techniques de grandes centrales – NSA, Government Communications Headquarters (GCHQ) britannique et direction technique de la DGSE –, mais également sur des moyens humains et opérationnels, ainsi que des échanges analytiques avec les services étrangers. Le « splendide isolement » n'est donc plus de mise ; désormais, plus on est concentrés et coordonnés, mieux on travaille.

La seconde réforme implicite que nous avons menée est le rapprochement avec la DGSE. Avec Erard Corbin de Mangoux, nous avons procédé, à l'encontre même de nos personnels – qui, culturellement, étaient opposés –, à des échanges de directeurs, de sous-directeurs et de chefs de division, à des travaux en commun via des groupes mixtes sur des sujets très précis, ainsi qu'à une remise à niveau en matière de contre-espionnage. Aujourd'hui, un service de renseignement est capable de travailler en toute sécurité et de coopérer avec les services étrangers parce qu'il a cette double dimension : le renseignement et la sécurité.

Nous pratiquons une double habilitation : une habilitation secret défense et une habilitation propre au service, qui peut être retirée de façon discrétionnaire si une faille ou une vulnérabilité sont détectées ; le fonctionnaire est alors déplacé dans un autre service. Cette méthode vient des Britanniques et remonte à l'époque de la guerre froide ; elle faisait partie des fondamentaux de la DST. Je l'ai appliquée également à la DCRI : en créant la direction, j'ai repris intégralement la sous-direction dédiée à la LAT, que j'avais eu l'honneur de diriger au sein des RG. Il n'y a eu aucune perte en ligne, en termes de personnels ou de dossiers. J'ai récupéré les agents de la DST, qui ont été affectés au même domaine, ainsi que le contre-espionnage et la protection du patrimoine économique. Il a manqué un petit quelque chose : en 2008, j'ai demandé le rattachement à la DCRI de la sous-direction chargée du terrorisme de la préfecture de police (PP), en échange de la création d'un organe de liaison permettant d'informer le préfet de police des menaces – car il est en charge de Paris et de la région parisienne, siège des pouvoirs publics –, de ce que nous pourrions anticiper et des moyens qui devraient être mis en œuvre en commun. Cela m'a été refusé au plus haut niveau ; des débats se sont tenus entre la PP et la direction générale de la police nationale (DGPN) et ma demande est restée lettre morte. Aujourd'hui, la coordination, voulue par le Président de la République, a été poussée un peu plus loin. La task force dirigée par le coordonnateur national du renseignement (CNR), Pierre de Bousquet de Florian, essaye de faire travailler ensemble les services de façon encore plus étroite.

Outre les habilitations, il faut renforcer les moyens de contrôle du personnel – moyens dont dispose la DGSI. Il est certain que le cas Harpon, qui nous occupe aujourd'hui, aurait dû être signalé immédiatement à un service extérieur, à savoir la DGSI, qui dispose d'équipes dédiées et est chargée de lutter contre le délit de compromission du secret de la défense nationale. Cette notion est assez large : elle recouvre le contre-espionnage, le manque de fidélité aux institutions, la trahison et l'intelligence avec l'ennemi.

Nous sommes passés du GIA à Al-Qaïda, puis à l'État islamique (EI). Celui-ci s'appuyait sur les structures de l'État irakien – non seulement les banques, mais aussi les services de renseignement. L'Amniyat, le service de renseignement de l'EI, avait clairement donné comme consigne d'infiltrer les services de renseignement et les structures militaires des pays de la coalition qui les frappaient. Il fallait donc mettre la barre un peu plus haut, pour que tous les agents travaillant à la lutte antiterroriste soient dans une configuration et un format de sécurité identiques.

Avec l'attaque du 3 octobre 2019, pour la première fois, l'État a été frappé en son cœur ; cela signifie que les services de sécurité eux-mêmes, chargés de protéger la population et les institutions, ne sont pas à l'abri d'une telle menace. Selon moi, il faut revoir le dispositif dans le sens d'une plus grande fluidité du renseignement opérationnel, qui doit maintenant entrer dans le détail. Il faut également renforcer les normes de sécurité, faute de quoi plus aucun service de renseignement étranger ne coopérera et n'échangera des informations avec nous. Or, seuls, nous ne sommes plus rien. La menace est diffuse, polymorphe, internationale ; elle vise tous les pays de la coalition. La France est particulièrement menacée en raison de son double engagement en Syrie et au Sahel, où nous subissons de lourdes pertes. Compte tenu des communautés étrangères installées sur notre territoire, des convertis sur internet, mais aussi de ce que j'appellerai des dossiers « camisole » – malheureusement, cela existe aussi –, il est temps de resserrer le dispositif, car la maille de celui-ci est encore trop large.

Précédemment, nous étions confrontés à des groupes d'individus qui attendaient des instructions. Désormais, nous faisons face à des électrons libres, qui agissent de leur propre initiative, au meilleur moment : après le passage d'une patrouille Vigipirate, après la discussion ou l'adoption d'un texte de loi – comme celui qui concernait le port du voile, sous la présidence de Jacques Chirac. Il nous faut tenir compte de ces mouvements, de ces variations de température pour avoir un dispositif beaucoup plus structuré et pointu, au sein duquel on peut échanger en toute confiance.

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