Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du mardi 14 septembre 2021 à 16h30
Commission des affaires étrangères

Jean-Yves le Drian, ministre :

Je ne suis pas certain d'avoir été bien entendu tout à l'heure sur un point qui me semble majeur. L'intervention de l'OTAN en Afghanistan visait deux objectifs. Le premier était d'éviter l'organisation, sur la plateforme afghane, de capacités terroristes projetées. Il s'agissait d'empêcher Al-Qaïda, au lendemain du 11 Septembre, de faire de l'Afghanistan une plateforme de projection terroriste. Le second objectif était d'installer en Afghanistan une gouvernance d'un type nouveau, au fonctionnement plus légitime que celui existant auparavant. Pour ce faire, nous avons déployé des forces significatives.

Je rappelle, avec un clin d'œil à Alain David, que le gouvernement de François Hollande a décidé le retrait d'Afghanistan parce qu'il considérait que le premier point était acquis et que le second n'était pas de la compétence de l'OTAN. La démonstration est faite qu'on ne peut pas changer un régime politique avec un corps expéditionnaire. En tout état de cause, si on le fait contre le peuple concerné, contre ses autorités, son histoire et sa conception de l'organisation sociale, fût-elle condamnable, on se plante.

Il faut rappeler les choses telles qu'elles sont. Il me semble qu'on oublie qu'un accord a été conclu en février 2020, au Qatar, qui était le lieu où étaient menées les négociations, entre les États-Unis et le bureau de représentation taliban. Il s'agissait de provoquer le retrait d'Afghanistan des États-Unis, en partant du constat que la situation était dans une impasse et qu'aucun corps expéditionnaire n'est en mesure de modifier la donne politique interne de l'Afghanistan. Ces négociations ont abouti à un accord dont Mme Dumas a rappelé la teneur. Le retrait devait commencer en mai 2021. À cette date, je n'ai pas entendu de protestation particulière, notamment ici. Qui avez-vous entendu demander que nous restions en Afghanistan ? Personne : la question était de savoir comment partir. Mais à écouter Mme Dumas, j'ai presque eu l'impression qu'elle demandait que nous y retournions !

La nouvelle administration Biden s'est elle aussi inscrite dans la logique d'un retrait achevé au 31 août. Cette date était claire et connue depuis longtemps. Les résolutions de l'ONU, quand elles sont adoptées à l'unanimité, avec toutes les voix sauf la vôtre, madame Dumas, sont le signe que tout le monde souhaite aboutir à une situation de paix.

Ce qui a démontré l'échec de la seconde période de présence des forces de l'OTAN en Afghanistan, c'est que, contrairement à ce que chacun envisageait, le gouvernement afghan s'est effondré en deux jours et que les forces militaires afghanes ont été mises en déroute. C'est une nouvelle preuve de l'inanité d'un changement de régime de l'extérieur, sans tenir compte de l'histoire, de la nation, des cultures et des modes de gouvernance. Ce qui provoque la crise, c'est l'accélération des événements et l'échec de la méthode, ce n'est pas le principe du retrait. J'espère que personne ici ne pense qu'il faut revenir en Afghanistan, mais si tel est le cas il faut le dire. Bref le retrait était accepté.

Et pourquoi le retrait a-t-il eu lieu ? Il faut dire les choses très clairement : les États‑Unis ont fait le choix stratégique de se retirer de guerres dites « interminables » pour se recentrer sur l'objectif majeur de leur confrontation économique, politique et militaire avec la Chine. Ils ne veulent plus se disperser. Telle est la situation à laquelle nous sommes à présent confrontés. Je m'excuse d'être si clair et si net, mais c'est ainsi que je sens les choses.

S'il y a eu chaos, ce n'est pas en raison du retrait, c'est parce qu'il y a eu un effondrement afghan. Le président afghan, M. Ghani, est parti dès le premier jour : est-ce de la résistance ? Quant aux forces armées afghanes, pour de multiples raisons tenant à la manière dont elles ont été constituées, à leur corruption et à leurs relations avec certains gouvernorats liés aux talibans, elles se sont effondrées immédiatement. Les structures dont s'était doté l'Afghanistan en présence d'un corps expéditionnaire dont l'effectif a pu atteindre 100 000 personnes se sont effondrées.

Mme Thomas m'a interrogé sur les craintes que nous pouvons nourrir. Il peut résulter du retrait américain une recrudescence d'Al-Qaïda et un renforcement de Daech, internes à l'Afghanistan, ainsi que la stimulation des acteurs du terrorisme international, qui fonctionnent sur le modèle de la franchise. L'enjeu est d'éviter la constitution d'une capacité terroriste projetée de Daech renforcé ou d'Al-Qaïda renouvelé, utilisant le pays comme base.

Cela nous amène à la question de M. Quentin sur le rôle de la Chine et de la Russie. Pour le dire avec une certaine modération, puisque la réunion est publique, on peut comprendre que la Chine et la Russie se réjouissent de prime abord de voir les États-Unis quitter l'Afghanistan dans de telles conditions. Mais il y a une ambivalence : la Russie peut aussi s'inquiéter des conséquences d'un pouvoir taliban qui se lierait avec des forces terroristes internes, d'une part car elle en a déjà fait les frais, et d'autre part à cause de la très grande proximité du pays : je disais que la géographie est têtue, et l'Afghanistan est à sa porte !

La Chine, pour sa part, s'est réjouie ouvertement de l'échec des États-Unis, allant jusqu'à recevoir une délégation taleb à Pékin. Mais, une fois encore, la géographie compte, et les Ouïgours sont proches. Les Chinois font sans doute la même analyse que nous : le choix des États-Unis, qui n'est pas celui de Joe Biden mais est bien antérieur, est la conséquence de leur priorité stratégique. Il désigne clairement leur véritable compétiteur, et il faut rassembler ses forces pour la confrontation qui se prépare.

Nous pourrons parler avec l'un et l'autre de lutte contre le terrorisme puisque nos intérêts sont communs en la matière.

En ce qui concerne le Liban, nous nous félicitons de l'installation d'un gouvernement. Enfin ! Voilà un an, même un peu plus – depuis l'explosion et la démission du Premier ministre qui s'en est suivie – que c'est attendu !

Il vaut mieux un gouvernement que pas, mais tout est devant lui. Les réformes à mener sont connues depuis deux ans : réforme du secteur de l'électricité certes, mais aussi du système bancaire, de la gestion portuaire et des marchés publics ; une négociation avec le Fonds monétaire international est aussi nécessaire. Tout a été mis sur la table lors d'une réunion, organisée sous mon égide à la fin de l'année 2019, sur l'avenir du Liban. Toutes les instances internationales demandent les mêmes réformes. Dans la déclaration qu'il fera devant le parlement dans les jours qui viennent, le Premier ministre doit, au nom de son gouvernement, engager les réformes : nous verrons alors s'ils sont au rendez-vous de l'urgence. Meyer Habib soulignait l'urgence à répondre à la souffrance de la population, mais celle-ci remonte à plus d'un an ! Les acteurs internationaux refusent de contribuer autrement que par l'aide humanitaire parce que l'état du système financier ne permet pas de savoir comment les fonds reçus seraient employés.

La réunion du groupe international de soutien au Liban que nous avons organisée en décembre 2019 a permis de réunir 11 milliards d'euros, si j'ai bonne mémoire. Ces fonds sont disponibles. Reste à engager les réformes pour sortir le Liban de l'impasse, mais aussi à respecter le calendrier prévu pour les élections municipales, législatives et présidentielle, en 2022, et à garantir la transparence et l'indépendance au cours du processus. Nous serons aux côtés du Premier ministre s'il se conforme à ce qu'il a annoncé. Le programme des réformes structurelles à mener est toutefois considérable.

Bref, la situation est meilleure qu'hier mais nous sommes encore très loin du compte pour ce qui est des réformes, dont les retards incessants ont précipité le Liban dans une dérive insupportable.

S'agissant de l'OMS, je crois avoir déjà dit que nous sommes favorables à ce que Taïwan prenne sa place au sein de ce type d'organisations.

Reprendre l'ensemble du discours de la Sorbonne nous mènerait trop loin : les questions européennes mériteraient une réunion à elles seules. Je relève simplement que l'affirmation dans ce discours de l'autonomie stratégique de l'Union était une anticipation juste. La nouveauté, à mes yeux, tenait dans la volonté de refonder une Europe souveraine, dotée d'une autonomie stratégique. Depuis 2017, de nombreux progrès ont été accomplis en ce sens, en particulier dans le domaine de la sécurité. La crise afghane impose dorénavant la prise de conscience que c'était nécessaire. L'histoire donne ainsi raison à l'intuition forte qu'exprimait le discours de la Sorbonne.

Monsieur Fuchs, monsieur David, madame Dumas, lorsque la France a quitté l'Afghanistan en 2012, elle a pris des engagements sur le retour des auxiliaires militaires. Nous en avons ramené plus de 800 – d'autres se sont installés ailleurs qu'en France – ainsi que leurs ayants droit.

Les dossiers d'auxiliaires militaires reconnus comme tels par les services des armées et qui, quelle qu'en soit la raison, n'auraient pas été acceptés, ont été réexaminés, Mme Parly vous le confirmera. Cela a permis à de nouveaux PCRL de venir en France lors des derniers mouvements, et nous continuerons à agir en ce sens.

Nous avons rapatrié 623 agents qui travaillaient pour nous dans le domaine civil lorsque l'exacerbation des tensions laissait présager des drames. À de nombreuses reprises et dès le mois d'avril, nous avons appelé publiquement, et avec force, les Français à quitter l'Afghanistan – j'ai pris position sur ce point. Nous avons été critiqués. Je l'ai été pour avoir affrété un avion afin de rapatrier des Français désireux de rentrer mais qui n'étaient pas en situation de le faire : il m'a été reproché d'abandonner l'Afghanistan ! Face à ce qui a été dit, il faut tout de même rétablir la vérité des faits. À la fin du mois de juillet, à trois reprises, nous avons répété qu'il fallait rentrer, puis de nouveau en août, y compris en envoyant des messages à la population française en Afghanistan. Et pendant ce temps, des Franco-Afghans sont partis en Afghanistan, que nous rapatrions aujourd'hui ! Il faut rappeler la réalité.

Pour répondre à M. David, les 2 600 Afghanes et Afghans que nous avons fait venir ne sont pas des auxiliaires. Si les chiffres sont plus élevés dans d'autres pays, c'est parce qu'ils ont évacué leurs armées et leurs auxiliaires, ce que nous avions fait depuis longtemps : comparons ce qui peut l'être ! La plupart de ces 2 600 personnes ont été choisies car elles couraient des risques – pas toutes. David Martinon vous expliquera demain comment nos forces ont mis en jeu leur vie pour extraire de la foule massée devant les portes de l'aéroport tels ou tels que nous avions identifiés afin d'assurer leur retour en France selon les plans du centre de crise à Paris. Il n'y a pas que les messages sur WhatsApp, il faut aussi considérer la réalité ! Lorsqu'on vous aura expliqué demain comment les choses se passaient, je pense que vous retirerez vos propos, madame Dumas.

Pour la suite, madame Autain, si les cinq conditions posées sont réunies, nous considérerons que le gouvernement est respectable. Ce n'est pas le cas, je ne rêve pas : je pose nos conditions – il n'y en a pas d'autres – et je constate que les réponses ne sont pas encore au rendez-vous – je doute qu'elles le soient un jour. Il n'y a de ma part aucune naïveté. Cette position est largement partagée au niveau international.

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