Mercredi 15 mars 2023
La séance est ouverte à 14 heures 30.
(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)
La commission d'enquête entend M. Jean-Michel Sommer, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, M. le doyen de chambre Jean-Guy Huglo et Mme la doyenne de section Christine Capitaine
Chers collègues, nous avons l'honneur d'accueillir M. Jean-Michel Sommer, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, accompagné de M. le doyen de la chambre Jean-Guy Huglo et de Mme la doyenne de section Christine Capitaine.
Madame et Messieurs les magistrats, nous vous remercions de vous être rendus disponibles rapidement pour permettre à notre commission d'enquête de poursuivre ses travaux autour d'un double objet : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d'intérêts ; et d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics.
Nous avons été conduits à nous interroger sur le statut des employés des plateformes d'emploi comme Uber, censé relever du travailleur indépendant mais souvent requalifié par le juge ces dernières années comme salarié en raison d'un lien de subordination. Si les informations qui nous ont été transmises sont exactes, les travailleurs ont porté plus de 300 affaires devant le conseil de prud'hommes de Paris en espérant obtenir la requalification de leur contrat commercial avec Uber en contrat de salariat. D'autres affaires concernent les plateformes Take it Easy, Deliveroo, Foodora, Uber Eats, Frichti et Stuart. Nous avons souhaité vous entendre pour connaître l'état des contentieux en cours, comprendre l'évolution de la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation sur le statut des employés des plateformes – je crois d'ailleurs que la Cour vient de rendre un arrêté concernant la société Bolt. Nous sommes également très intéressés par l'état de la jurisprudence de la chambre commerciale et par la manière dont les juges du fond s'y réfèrent.
Par ailleurs, nous avons pris connaissance du projet de directive européenne relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via des plateformes, qui propose d'introduire une présomption de salariat des travailleurs des plateformes. Pouvez-vous nous dire s'il s'agit selon vous d'une réponse adéquate à la problématique à laquelle les juges sont confrontés et de quelle manière, si cette directive était transposée en droit français, elle pourrait avoir un impact sur le travail des juges et les contentieux en cours ?
Je vous rappelle que l'audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jean-Michel Sommer prête serment).
(M. Jean-Guy Huglo prête serment).
(Mme Christine Capitaine prête serment).
La Cour de cassation est sensible à l'invitation que vous nous avez adressée et à l'attention portée par le Parlement à sa jurisprudence et aux conditions de son élaboration. Nous nous réjouissons de ces échanges qui nous donneront l'occasion de rappeler la place du juge du droit du travail.
Il me faut avant tout rappeler que la Cour dit le droit mais ne fait pas la loi. Elle interprète au besoin la loi, dans le silence et l'obscurité des textes. Le juge a aussi un rôle de régulateur, en faisant en sorte que la loi et son interprétation soient homogènes sur l'ensemble du territoire. J'insiste également sur le fait que nous sommes saisis par des avocats, lesquels nous adressent des moyens, c'est-à-dire des questions précises – or ces questions méritent, peut-être autant que les réponses, une certaine attention. Autrement dit, la Cour de cassation ne peut s'autosaisir sur tel ou tel problème et ne peut que répondre aux moyens soulevés. Son activité s'inscrit dans une sorte de continuum prenant sa source dans les décisions des cours de première instance. La jurisprudence se construit ainsi par un processus de stratification, à petits pas à partir des moyens soulevés par les parties.
La Cour de cassation comprend cinq chambres civiles et une chambre sociale, laquelle se voit adresser les recours et pourvois dans les domaines du droit du travail dans toutes ses composantes, ce qui forme un champ très vaste puisqu'il s'agit de traiter de l'existence du contrat de travail, de sa formation, de sa rupture mais aussi des négociations collectives, de santé au travail, de sécurité des travailleurs, de droits fondamentaux, de droits des salariés protégés, de rémunérations, etc. Les décisions que nous rendons en matière sociale représentent, sur une période de dix ans, environ 40 % des pourvois de la Cour de cassation. C'est dire l'importance du contentieux social dans l'activité de la Cour de cassation, compte non tenu de la sécurité sociale qui ne relève pas des pouvoirs de la chambre sociale.
Nous traitons parfois de pourvois à caractère sériel. En 2021, nous avons traité quatre mille pourvois et avons rendu un peu moins de trois mille décisions. Cette différence s'explique précisément par l'arrivée du contentieux sériel qui intéresse en matière prud'homale parfois plusieurs salariés. Il n'est pas rare que la collection de conflits individuels révèle l'existence d'un conflit collectif.
Deux cent dix mille affaires nouvelles ont été traitées en 2021 par les cours d'appel, dont trente-cinq mille recours formés contre des jugements de conseils de prud'hommes.
Les décisions des juridictions de première instance sont au nombre de cent trois mille en 2021. Il faut savoir également que 63 % des jugements de première instance en matière prud'homale sont frappés d'appel. C'est le taux le plus élevé d'appel contre des jugements en matière civile – en dehors du droit pénal.
Pour la première chambre sociale, la principale question est celle de la qualification du contrat de travail. Elle a été saisie depuis 2018 à une dizaine de reprises dans le cadre de pourvois sur ce sujet. La qualification du contrat de travail telle qu'appréciée par la chambre – étant entendu qu'il n'y a pas de définition légale du contrat de travail procédant du code du travail – est un contrat par lequel une personne physique (le salarié) s'engage à exécuter un travail sous la subordination d'une personne physique ou morale (l'employeur) en échange d'une rémunération. L'un des critères essentiels est celui du lien de subordination du salarié à l'égard de son employeur. Il permet de distinguer le contrat de travail d'une prestation exercée en tant que travailleur indépendant. Le lien est principalement juridique et pas seulement économique. C'est un point important de la jurisprudence, même si la frontière entre juridique et économique est parfois difficile à tracer. La seule dépendance économique ne suffit pas à caractériser l'existence d'un contrat de travail.
La définition du lien de subordination a été posée par un arrêt Société Générale assez ancien, datant de 1996. Le lien de subordination est l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a, premièrement, le pouvoir de donner des ordres et des directives, deuxièmement, le pouvoir d'en contrôler l'exécution et troisièmement, celui de sanctionner les manquements de son subordonné. Dans cet arrêt de 1996, apparaît aussi ce qui est à la fois un critère et un indice : le « travail dans un service organisé » lorsque l'employeur détermine unilatéralement les conditions d'exercice du travail. C'est un critère subsidiaire, organisationnel, qui complète les autres. La jurisprudence retient enfin que la qualification de la relation contractuelle ne repose pas sur les termes mêmes du contrat. L'existence d'une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination que celles-ci ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles a été exercée l'activité professionnelle. En d'autres termes, peu importe que le contrat ait été signé ou non, ou qu'il soit qualifié ou pas de contrat de travail : il appartiendra toujours au juge de vérifier dans les faits si un lien de subordination est caractérisé.
La question de la nature de la relation contractuelle d'un travailleur avec une plateforme s'appuie sur une jurisprudence bien établie. Le contrôle de la Cour de cassation repose sur des éléments de fait constatés par les cours d'appel. La Cour de cassation doit donc répondre dans chaque dossier à la question suivante en fonction des moyens qui lui sont présentés par les avocats : les éléments de fait relevés par les cours d'appel permettent-ils de caractériser un lien de subordination ? Il ne s'agit pas de prendre une position de principe sur la nature de la relation contractuelle et une plateforme mais de vérifier au cas par cas si l'existence d'un lien de subordination est caractérisée par un faisceau d'indices. Le juge recherche généralement un faisceau d'indices pour procéder à cette opération. La distinction entre fait et droit, dans ce cas, qui est un élément cardinal du travail de la Cour, s'estompe quelque peu. La désactivation d'un compte, le choix des horaires de travail, la géolocalisation, le libre choix de l'itinéraire, des clients, l'évaluation et la notation, la comptabilisation des kilomètres parcourus, le port d'une tenue imposée au travailleur, la tarification, la mise à disposition du matériel, des clauses de non-concurrence, l'interdiction d'un pourboire etc. sont autant d'indices qui doivent être recherchés. Ensuite, les éléments de fait sont confrontés aux catégories que j'ai énumérées auparavant. La qualification d'une relation contractuelle n'est donc pas une mince affaire. En l'état actuel du droit, il appartient au travailleur de démontrer l'existence du contrat de travail, étant précisé que lorsque celui-ci est immatriculé au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers ou auprès des URSSAF, il est présumé être un travailleur indépendant et n'est pas soumis au code du travail.
La Cour de cassation a jugé une dizaine de pourvois sur ces questions. L'arrêt inaugural de la jurisprudence est l'arrêt Take it Easy rendu en novembre 2018, cassant un arrêt qui avait rejeté la demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail. Ensuite, un arrêt emblématique pour nous est l'arrêt Uber rendu par la Cour en formation solennelle le 4 mars 2020. Il a fait l'objet d'une communication très large. L'arrêt de la cour d'appel de Paris avait retenu l'existence d'une relation salariée entre un travailleur et la société Uber BV. L'arrêt le plus récent a été rendu ce jour. Il concerne la société Bolt. L'arrêt Bolt, dans la droite ligne de l'arrêt Uber, valide l'existence d'une relation salariée entre la plateforme de mobilité Bolt et le travailleur. Je citerai enfin un arrêt controversé : l'arrêt Voxtur / Le Cab du 13 avril 2022 qui, cette fois, a cassé un arrêt qui avait retenu l'existence d'un contrat de travail. Force est de constater que notre jurisprudence concerne surtout le secteur des mobilités, des livreurs et transports, des véhicules légers. Dans cet arrêt Le Cab, la décision a pu être mal comprise, en ce sens que la cassation a été dans notre jargon fondée sur un « manque de base légale ». En réalité, il n'y a pas de contradiction mais il a été jugé que la cour d'appel ne s'était pas livrée à une recherche complète des éléments et indices permettant de caractériser le lien de subordination. C'est un arrêt important invitant les cours d'appel de renvoi à motiver autrement leurs décisions au regard des exigences de contrôle de la Cour de cassation.
Cinq pourvois sont en cours devant la Cour de cassation, concernant toujours les mêmes plateformes mais je ne peux m'étendre sur ces affaires pendantes. La jurisprudence n'est pas totalement stabilisée. Nous constatons également que les stratégies des entreprises peuvent évoluer : nous avons ainsi enregistré un désistement d'une partie dans une affaire concernant une plateforme qui a sans doute préféré que la Cour de cassation ne rende pas d'arrêt.
Par ailleurs, le contentieux sur le contrat de travail ne concerne pas que la chambre sociale mais aussi la chambre criminelle et la chambre commerciale de la Cour de cassation. J'évoquerai simplement deux arrêts. Par celui du 5 avril 2022, la chambre criminelle a cassé une décision de la cour d'appel de Douai qui avait condamné une société pour travail dissimulé. La société versait une gratification en points cadeaux ou en numéraire à des consommateurs qui effectuaient des missions de vérification dans des magasins sur la disponibilité de produits, la qualité de la prestation de service des entreprises clientes de la plateforme, etc.
Devant la chambre commerciale, c'est le terrain de la concurrence déloyale qui est examiné. Une société déclenche une procédure à l'encontre d'une seconde en lui reprochant des faits de concurrence déloyale, par exemple si les conditions de travail ne sont pas respectueuses du droit du travail, créant ainsi une rupture de la concurrence. La chambre commerciale a été saisie en particulier d'une affaire ayant donné lieu à un arrêt le 12 janvier 2022 qui a cassé l'arrêt de la cour d'appel de Paris. Celle-ci écartait l'existence de tout lien de subordination. En l'espèce, une plateforme de mise en relation de chauffeurs VTC était assignée par une autre société. La chambre commerciale a reproché à la cour d'appel de ne pas avoir analysé assez concrètement les conditions effectives dans lesquelles les chauffeurs exerçaient leur activité. Les décisions vont donc dans des sens qui semblent opposés mais cela s'explique par les raisons exposées précédemment.
En l'état actuel du droit, la définition du lien de subordination et son régime probatoire sont identiques devant l'ensemble des chambres de la Cour de cassation. Il y a concertation entre les chambres criminelle, commerciale et sociale que ce soit par des voies formelles lorsque l'avis de la chambre commerciale est demandé, ou informelles puisque les doyens, les rapporteurs, les magistrats et les présidents se concertent entre eux afin d'assurer la cohérence de la jurisprudence.
S'agissant des juridictions du fond, l'étude de la base des arrêts des cours d'appel sur la période 2017-2022 montre qu'elles ont jugé cent trente affaires de plateformes en matière civile. Nous ne parlons pas ici des instances s'occupant de droit pénal. Le secteur des mobilités est concerné au premier chef, alors qu'en théorie, on pourrait tout à fait imaginer les mêmes procédures concernant d'autres secteurs d'activités. Il serait intéressant de mener une analyse approfondie sur ces cent trente jugements.
Pour ce qui est des juridictions du premier degré, nous ne disposons pas de bases de données pour relever l'ensemble des jugements effectués ou en cours mais les greffes nous ont fait savoir que quatre cent trente dossiers sont aujourd'hui orientés en formation de départage devant les prud'hommes de Paris, par exemple. Ces affaires dépendent de trois ou quatre grandes juridictions recueillant la majorité des demandes. S'agissant du conseil des prud'hommes de Lyon, il a traité cent trente-neuf dossiers de requalification. Cent quatre demandes sont en attente de jugement devant ce conseil. Nous parlons toujours des mêmes sociétés (Uber...) et de contentieux sériels. La nomenclature des affaires civiles – décrivant les affaires enregistrées devant les juridictions civiles – permet de suivre l'évolution des demandes de requalification du contrat de travail par siège des conseils de prud'hommes. Il est sans doute possible à partir de cette base d'observer d'éventuels « pics » annuels devant certains conseils voire d'identifier des affaires sérielles. En tout état de cause, le nombre maximal de demandes de requalification est disponible : 1 700 demandes en 2021. Il serait possible aussi de produire une statistique par siège de conseil des prud'hommes sur les résultats des demandes, c'est-à-dire le nombre de décisions acceptées ou rejetées sur le nombre de décisions rendues. La sous-direction de la statistique du ministère de la Justice pourrait produire ce type de données.
En conclusion, la qualification du contrat de travail dépend très étroitement d'éléments factuels dont la preuve n'est pas toujours facile à apporter. La diversité des décisions rendues, y compris par nous, montre qu'il n'est pas possible de généraliser la réponse judiciaire, ce qui génère une certaine insécurité juridique et économique pour les travailleurs et pour les plateformes. L'approche présente des avantages, y compris en termes de sécurité car elle s'inscrit dans une définition ancienne et claire du contrat de travail. À l'inverse, elle conduit à des solutions disparates. La question qui vous est posée dépasse le cadre strictement national et il serait sans doute utile de comparer les solutions retenues en France avec celles adoptées par d'autres pays européens et de prêter aussi une attention particulière à la réflexion conduite au sein des institutions européennes.
Je suis à la chambre sociale depuis douze ans. Uber s'est pour sa part installée en France en janvier 2012. J'ai donc assisté à l'émergence des problématiques relatives aux travailleurs de plateformes. À partir des années 2013-2014, j'ai commencé à voir évoquer dans les colloques universitaires la question de ces travailleurs. Les universitaires ont rapidement posé la question de savoir s'il s'agissait de salariés et s'il ne fallait pas que la Cour de cassation fasse évoluer le critère du contrat de travail, à savoir, depuis 1996, le lien de subordination. D'ailleurs, l'association française du droit du travail avait créé un groupe de travail pour réfléchir à la notion du contrat de travail. Lorsque nous avons été amenés à statuer en novembre 2018 dans l'affaire Take It Easy, société frappée par une liquidation judiciaire, nous avons constaté que les livreurs avaient reçu un SMS les informant que la société cessait ses activités. Ceux-ci n'ont pas été payés des courses en cours et de celles du mois et n'ont pu bénéficier du régime de la garantie à travers l'Association pour la gestion du régime de garantie des créances des Salariés (AGS) puisque par définition, celle-ci ne couvre que les créances salariales. Cela explique les recours en requalification des contrats de travail parvenus jusqu'à nous ensuite. À ce moment, nous avons dû réfléchir à une question fondamentale : savoir si la notion de travailleur présent dans le droit européen est une notion autonome, privant les États membres de marges de manœuvre sur la définition du contrat de travail salarié, ou bien, au contraire, si la notion est renvoyée aux droits nationaux. Selon moi, près de 60 % du code du travail sont couverts par une trentaine de directives européennes en matière de droit du travail. À l'occasion de l'arrêt Take it Easy, j'ai dû effectuer ce travail. La Commission européenne s'y est attelée pour sa part en 2020. J'ai, pour ma part, constaté que dans la quasi-totalité des directives européennes, la définition du travail salarié était renvoyée aux droits nationaux. Deux directives font toutefois exception : celle de 1989 sur la santé et la sécurité des travailleurs instituant l'obligation de sécurité qui semble donner une définition autonome du travailleur et celle de 2003 sur le temps de travail et les congés payés qui est extrêmement importante en ceci qu'elle pose que la notion est autonome et qu'elle résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, qui se trouve – par chance – être identique à celle de la Cour de cassation. Ainsi, le critère est fondé sur le lien de subordination tandis que l'appartenance à un « service organisé » est un indice mais pas un critère – c'est-à-dire que si le seul fait constaté est l'appartenance à un « service organisé », celui-ci n'est pas un critère conclusif. En revanche, accompagné d'autres indices, il permet de retenir la requalification. Dès l'arrêt Take it Easy, nous avions conclu que le lien de subordination devait subsister. En effet, on ne peut imaginer, au sein d'une relation de travail, deux critères différents pour définir le salariat. À ce sujet, je retiens l'exemple presque caricatural des congés payés. Quatre semaines de congés proviennent de la directive européenne de 2003. Pour celles-ci, nous sommes donc tenus d'appliquer le critère de la Cour de justice de l'Union européenne : la subordination. Quant à la cinquième semaine de congés payés, elle est d'origine purement nationale. Changer le critère en droit français créerait une situation où l'on utiliserait le critère européen pour quatre semaines et un autre pour la cinquième, comme si les Français, en posant leurs congés, se posaient de telles questions...
Dans l'arrêt Take it Easy, nous nous sommes donc arrêtés à la notion de lien de subordination. Dans cette affaire, la requalification a été relativement évidente dans la mesure où le livreur devait se préenregistrer sur des « shifts » – des créneaux horaires – et faire savoir quand il serait disponible. S'il n'avait pas un certain volume de courses effectué, l'accès aux plages de livraison les plus fructueuses lui était refusé. De plus, en dessous d'un certain nombre de courses, il recevait une réprimande sous la forme d'un « strike » – un avertissement –. Il en recevait aussi s'il oubliait de se connecter, s'il livrait le repas avec plus d'un quart d'heure de retard, s'il rencontrait un problème comportemental avec un restaurateur ou un client, etc. À force de cumuler les « strikes », le compte était supprimé par la plateforme.
Il était facile pour nous d'assimiler ces règles et réprimandes à des ordres et des sanctions. Nous avons donc procédé à une requalification. Ensuite, est arrivé un événement que chacun connaît et qui nous a confortés dans l'idée qu'il ne fallait pas changer le critère du lien de subordination. Ainsi, la loi d'orientation des mobilités de 2019 prévoyait la possibilité pour les plateformes d'élaborer une charte régissant leurs relations avec les travailleurs de plateforme. Si la plateforme élaborait une telle charte, selon la loi en question, le juge prud'homal était alors privé de la possibilité de requalifier en contrat de travail. Cette disposition n'est jamais entrée en vigueur car elle a été censurée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019 considérant que le législateur ne peut renvoyer à la plateforme le soin de définir des obligations et droits en matière civile ni priver le juge de son pouvoir de requalifier en contrat de travail dès lors que celui-ci constate l'existence d'un lien de subordination. Nous en avons déduit qu'indirectement, le lien de subordination avait été constitutionnalisé, dès lors que le Parlement était censuré pour avoir interdit au juge judiciaire la requalification d'un contrat de travail sur la base du lien de subordination.
Dans l'arrêt Uber du 4 mars 2020, nous avons eu égard à l'indice lié à l'appartenance à un « service organisé » en plus du critère de lien de subordination. La Cour de justice de l'Union européenne l'avait indirectement sanctionné par des arrêts en dehors du champ du droit du travail. Ainsi, un certain nombre d'États membres ont adopté des réglementations sur l'activité des chauffeurs de VTC qu'Uber a contestées au motif d'une atteinte au principe de libre prestation de service. Le traité relatif au fonctionnement de l'Union européenne effectue lui-même une distinction entre le régime général de la libre prestation de services, libéralisé depuis 1970 et d'effet direct – un particulier peut l'invoquer devant un juge national – et, par contraste, la libre prestation de service en matière de transport, qui n'est pas d'effet direct et qui a été libéralisée dans le cadre des règlements européens sectoriels. La question était alors de savoir si Uber était une entreprise généraliste, numérique, pouvant invoquer le régime général ou bien une société de transport soumise au régime spécifique de libre prestation de services dans le secteur des transports. Uber s'est évidemment présentée comme une pure entreprise numérique, ce que les gouvernements ont contesté. La Cour de justice de l'Union européenne a examiné la relation entre cette société et les chauffeurs et a constaté que ceux-ci étaient intégrés dans un système global de transport. Elle a donc qualifié Uber de société de transport.
Nous avons pour notre part constaté d'autres indices de liens de subordination : le chauffeur ne connaît pas la destination de la course ; il lui est interdit de demander les coordonnées des passagers ; le chauffeur refusant trois courses ou en annulant une déjà acceptée se voit infliger une déconnexion temporaire ; en cas d'itinéraire alternatif à celui de la plateforme, ni le tarif ni la redevance ne sont corrigés ; des sanctions sont prévues, à savoir la suspension du compte, à titre temporaire ou définitif, selon les retours et les notes des clients.
De surcroît, les « terms and conditions » de la société Uber prévoyaient aussi la capacité de prendre des sanctions en cas de conduite inappropriée puisque la géolocalisation permettait à Uber d'identifier qui freine trop brusquement ou qui conduit trop vite. Cet ensemble d'éléments et d'indices nous a conduits à décider d'une requalification en contrat de travail. Nous avons été la première cour suprême d'Europe à nous prononcer sur la requalification.
Par la suite, nous avons été rejoints par les autres cours suprêmes d'Europe. L'arrêt de cour de cassation italienne du 14 novembre 2019 concernant Foodora, par exemple, rappelle que le législateur italien est intervenu en 2015 par un décret-loi n° 81 intitulés « Jobs Act », assimilant à un salarié tous les travailleurs sous un régime où l'organisation est dictée par quelqu'un d'autre. Cela permet d'inclure les travailleurs des plateformes et cela ressemble à notre critère d'appartenance à un « service organisé ». Il y a eu un débat devant les juridictions italiennes pour savoir si tout ou partie du code du travail était applicable. Or la cour d'appel de Turin avait décidé que seule une partie du droit du travail italien était applicable à ces travailleurs assimilés à des salariés. Ainsi, elle excluait le droit relatif au licenciement ce qui n'est pas forcément compréhensible de mon point de vue. Aujourd'hui, Uber clôture des comptes sans préavis ni motivation, y compris dans le cas de personnes qui ne savent pas pourquoi une telle décision est prise comme le montrent les blogs des chauffeurs. Cela étant dit, la caractéristique essentielle du travailleur de plateforme est de pouvoir décider quand il va travailler, contrairement aux salariés.
La Cour de cassation en France n'a jamais prétendu qu'il y a un contrat de travail global entre Uber et ses chauffeurs. En revanche, quand le travailleur est connecté et à disposition de la plateforme pour accepter des courses, il dépend d'un lien de subordination. Cependant, comme les chauffeurs décident quand ils vont travailler, la législation sur le travail à temps partiel est quelque peu en porte-à-faux car c'est une législation très formaliste, qui vise à ce que le salarié sache précisément quand il doit travailler pour, en cas de besoin, pouvoir exercer un autre emploi pour cumuler deux rémunérations. La législation sur le CDD (contrat à durée déterminée) pose le même type de problème. Dans l'affaire Uber, le travailleur requérant avait demandé la requalification de 6 000 CDD considérant que chaque connexion était un CDD de quelques secondes.
Au final, la cour de cassation italienne a cassé l'arrêt de la cour d'appel de Turin, en expliquant que « : l'ensemble du code du travail italien est applicable, et on ne peut pas exclure des situations dans lesquelles l'application intégrale des règles de la subordination soit ontologiquement incompatible avec une particularité présente, mais il s'agit de questions sans pertinence dans l'affaire soumise à l'examen de la Cour ».
Je citerai aussi la décision du 25 septembre 2020 du Tribunal suprême espagnol concernant la société de livraison de repas à moto Glovo. Là aussi, la requalification l'a emporté. En droit espagnol, le critère n'est pas exactement celui du lien de subordination mais plutôt l'appartenance à un système entrepreneurial. L'arrêt est très intéressant car les magistrats ont examiné l'état de concurrence dans lequel se trouvent les travailleurs. Ceux-ci ont en effet un rang qui détermine les courses qui leur sont proposées. Ceux qui se connectent en période de pointe ont plus de chances d'avoir un classement intéressant et de ce fait, de se voir proposer des courses. Ainsi, le tribunal a constaté que si les travailleurs ne sont pas obligés de travailler à tel ou tel moment en théorie, ils le sont en pratique.
Enfin, le 19 février 2021, la cour suprême britannique a prononcé la requalification en « workers » de chauffeurs d'Uber. Je rappelle que le droit du Royaume-Uni prévoit trois statuts : « employee » ou salarié, « worker » qui est un statut proche de celui de salarié car il y a un lien de subordination mais pas de contrat de travail formel et celui d'indépendant. Les chauffeurs ne souhaitaient pas être requalifiés en tant qu' employees pour deux raisons : d'une part, les cotisations sociales et la fiscalité associées au statut de workers sont plus faibles ; d'autre part, ces derniers ne bénéficient pas de la protection contre le licenciement mais dans la mesure où cette protection ne vaut que pour les employees ayant plus de deux ans d'ancienneté, elle n'intéressait pas les chauffeurs, qui connaissent un turnover important. L'arrêt de la cour suprême britannique reprend les mêmes indices que celui de la Cour de cassation française, avec un complément typique de la société anglo-saxonne qui fait la part belle au contrat : la capacité de négociation contractuelle. Ainsi, la cour constate que la capacité de négociation des chauffeurs Uber est inexistante. Ainsi, les « terms and negociation » changent au bon vouloir d'Uber. De plus, ils ne comportent pas une seule clause sur le montant de la redevance, laquelle est en dehors du champ contractuel et évolue de façon discrétionnaire à la guise de la société de transport.
Quinze jours après l'arrêt de la Supreme Court, la société Uber a reconnu la rémunération minimale et les congés payés à tous ses chauffeurs car il n'y a pas autorité relative de la chose jugée au Royaume-Uni. Au contraire, les principes définis par la cour doivent être appliqués à toutes les personnes dans la même situation et, si un chauffeur devait saisir la cour pour obtenir l'exécution de ses droits, celle-ci n'écouterait pas la défense d'Uber mais ferait droit immédiatement au travailleur tout en considérant constitué le délit d'outrage à la cour.
À l'inverse, en France, l'arrêt Uber, malgré son retentissement médiatique, est limité par l'autorité de la chose jugée. C'est-à-dire que la requalification ne vaut que pour le chauffeur concerné. Nous comptons aussi avec le droit de résistance des cours d'appel et le droit de rébellion – la cour concernée peut ne pas appliquer l'arrêt de la Cour de cassation. Nous sommes le dernier pays en Europe à connaître ce principe depuis que la Belgique l'a supprimé en 2017.
Le support légal des demandes des décisions rendues est l'article L. 8221-6 du code du travail qui pose la présomption légale de non-salariat pour les personnes immatriculées au registre du commerce, au répertoire des métiers, au registre des agents commerciaux ou auprès des URSSAF. Cet article ne concerne pas exclusivement les travailleurs de plateformes mais l'ensemble des travailleurs indépendants. Il peut concerner par exemple un consultant estimant que le contrat qui le lie à un donneur d'ordres le transforme en salarié. S'agissant d'une présomption simple, elle peut être renversée par la démonstration d'un faisceau d'indices caractérisant le lien de subordination.
Nous avons déjà évoqué les conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité professionnelle des travailleurs de plateformes, qui intéressent au premier plan les juges évaluant les demandes en requalification. Ceux-ci examinent de façon très précise les éléments de fait et de preuve produits à l'appui des demandes de requalification du contrat de travail pour établir ce fameux lien de subordination. Pour la chambre sociale, l'appréciation des éléments de fait permettant de révéler l'existence d'un lien de subordination est laissée au pouvoir souverain des juges du fond. Elle contrôle cependant si les éléments recherchés par ceux-ci sont propres à caractériser un lien de subordination. L'un des exemples déjà évoqués est l'arrêt Voxtur / Le Cab. Dans ce cas, la chambre a pointé l'insuffisance de la motivation de la cour d'appel mais n'a aucunement remis en cause la jurisprudence Uber. La cour d'appel a relevé des contraintes, notamment économiques, pesant sur le chauffeur, mais pas de directives données aux chauffeurs sur les modalités d'exécution du contrat ni sur le pouvoir de contrôle et de sanction de l'entreprise par rapport aux directives données. Le juge de la Cour de cassation a voulu rappeler en quelque sorte au juge de fond son obligation d'examiner chaque cas d'espèce car compte tenu des différentes clauses dans les contrats proposés par les plateformes, et surtout leur caractère évolutif, la chambre sociale a souhaité souligner qu'en fait, les juges de fond ne peuvent pas adopter une motivation type. Ils doivent au contraire, à chaque dossier, examiner la situation au regard des principes rappelés auparavant quant à la détermination du lien de subordination.
Récemment, la chambre sociale a statué dans ce sens, dans un arrêt du 25 janvier 2023 concernant Uber, en cassant l'arrêt de la cour d'appel qui rejetait la requalification. Dans ce dossier, il apparaissait que la société Uber donnait les directives, fixait les tarifs, contrôlait l'exécution de la relation de travail par une mise hors ligne et avait donc un pouvoir de sanction qu'elle avait exercé en désactivant le compte du chauffeur pendant plus de deux semaines en raison d'un taux élevé d'annulations. Nous n'avons pas approuvé la motivation de la cour d'appel. Pour nous, il résultait des constatations de celle-ci l'existence d'un pouvoir de sanction notamment, caractérisant le lien de subordination. Les juges du fond ne peuvent pas constater que la plateforme a le pouvoir de donner des ordres et des directives et en déduire au final qu'il n'y a pas de lien de subordination.
Enfin, l'arrêt Bolt rendu aujourd'hui, le 15 mars 2023, concerne une société ressemblant à Uber, à savoir une plateforme de mise en relation payante entre des clients et des chauffeurs VTC. La motivation de la cour d'appel a été confortée dans ce cas dès lors qu'elle avait constaté que :
- l'intéressé était intégré dans un service organisé par la plateforme au sein duquel la seule clientèle qu'il pouvait obtenir en se connectant était celle attribuée par la plateforme sans même connaître la destination de la course ;
- des consignes lui étaient données par la plateforme sur l'organisation des courses, les trajets, les tarifs, la manière de se comporter avec les clients :
- la société pouvait à son entière discrétion suspendre l'accès à la plateforme et priver le chauffeur du libre choix de se connecter ;
- celui-ci n'était pas libre de se constituer une clientèle propre ;
- s'agissant des directives, le chauffeur ne disposait d'aucune liberté dans l'organisation des courses :
- il ne connaissait pas la destination finale de celles-ci ;
- il devait emprunter l'itinéraire le moins coûteux ;
- il ne devait pas faire d'arrêt ;
- il n'avait pas le choix des tarifs fixés par avance par la plateforme Bolt et calculés sur la base d'un tarif de base en fonction de la distance et de la durée du trajet déterminé par le système GPS – la société se réservant en outre le droit d'ajuster le tarif en cas de violation du choix d'un trajet plus court ;
- le chauffeur avait l'obligation de vérifier en amont si le client était propriétaire des moyens de paiement ;
- le chauffeur avait interdiction de collecter des moyens de paiement supplémentaires, ce qui interdisait de fait le pourboire, pratique pourtant courante pour les chauffeurs indépendants ;
- la société Bolt pouvait à tout moment résilier de plein droit le contrat et pour toute raison dont l'appréciation était lancée à son entière discrétion
- en cas de manquement du chauffeur à ses obligations tel qu'apprécié par Bolt, cette société pouvait bloquer immédiatement l'accès au service.
Nous avons approuvé la motivation présentée par la cour d'appel au motif qu'elle avait jugé sur la base d'un faisceau d'indices suffisant. Elle était donc fondée à renverser la présomption simple de non-salariat selon l'article L. 8221-6 du Code du travail.
Merci beaucoup pour ces explications très utiles qui, en fin de compte, ont répondu à la plupart des questions que nous avions prévues. Nous vous ferons sans doute par ailleurs parvenir quelques questions complémentaires ces prochaines semaines.
Je mentionnerai simplement quelques points. Vous avez parlé de cohérence entre les décisions des chambres, monsieur le président Sommer. Comment appréciez-vous la réponse des plateformes à la jurisprudence ? Constatez-vous une évolution du rapport avec les chauffeurs ? Il semble, dans le cas d'Uber, que leurs pratiques aient évolué en réponse peut-être à certaines décisions de justice. Pensez-vous que cette adaptation soit suffisante ?
De plus, que pensez-vous des réponses des pouvoirs publics, et notamment de l'organisation du dialogue social au sein de la profession à travers l'Arpe – l'aAutorité des relations sociales des plateformes d'emploi, par exemple ? L'un de vous a évoqué la possibilité pour les chauffeurs de s'organiser pour négocier leurs contrats. De ce point de vue, une évolution est en cours en France, avec notamment des échanges sur le tarif minimal. Est-ce de nature à pouvoir faire évoluer la jurisprudence ? Vous pourrez nous répondre ultérieurement le cas échéant, étant donné que la séance devra dans tous les cas être close à 16 heures.
Quand vous parlez de présomption de non-salariat, faites-vous bien référence à la loi décrivant le statut d'indépendant ? Dans ce cas, le législateur pourrait légiférer pour décider qu'une plateforme contrevenant au respect du droit pourrait être fermée. Si on a des plateformes qui se trouvent contraintes de requalifier en salariés des travailleurs dès qu'une démarche individuelle est intentée par eux, n'y a-t-il pas nécessité de légiférer pour redéfinir à quelles conditions une plateforme est autorisée à maintenir son activité ? Sinon nous resterons dans une situation où les plateformes peuvent continuer de contrevenir au droit. La directive européenne introduisant une présomption de salariat, quand elle sera transposée en droit français, changera peut-être les choses. À ce moment-là, il appartiendrait aux plateformes de démontrer qu'elles emploient des indépendants à part entière.
Deuxièmement, j'ai besoin de comprendre pourquoi autant de démarches sont en départage aux prud'hommes de Paris.
Ma troisième question concerne l'Arpe. Ne trouvez-vous pas que l'Arpe exclut la question de la requalification salariée ? Seules la tarification minimale, les assurances ou la protection sociale sont prises en compte, comme si l'Arpe visait à faciliter une entente commerciale entre les plateformes sur un même tarif. Nous sommes en quelque sorte placés dans une situation légale – du fait de l'implication d'une autorité administrative – qui aggrave la relation de subordination entre travailleurs et plateformes en fixant des tarifs minimaux et des compensations, par exemple, tout en interdisant toute requalification. Il en va d'un paradoxe certain.
Si vous considérez que vous devez répondre de façon plus détaillée, vous pourrez le faire dans les prochains jours par écrit. Merci pour vos réponses.
Ce sera le cas pour la plupart des questions que vous avez posées. Certaines d'entre elles ne relèvent pas véritablement de la Cour de cassation, en particulier celles sur le dialogue social. Ce que je peux vous indiquer, c'est que nous sommes saisis d'un recours contre les élections à l'Arpe : un pourvoi a été formé contre le jugement du tribunal judiciaire de Paris en matière électorale.
Au sujet du départage, cela s'explique par le fait que les conseillers prud'homaux, salariés et employeurs, ne peuvent pas s'accorder sur des principes communs pour tous les dossiers. Ils renvoient donc aux juges professionnels le soin d'arbitrer. Par ailleurs, les juges départiteurs sont plusieurs à Paris. Ils se coordonnent et cherchent une doctrine commune. Pour nous, le fait qu'ils soient d'accord entre eux n'a rien de choquant.
Nous avons à traiter de dossiers déjà anciens. Nous avons donc un temps de retard lorsque nous statuons. Les plateformes s'adaptent pour leur part presque au jour le jour, selon les indices que nous donnons – et non selon des critères légaux, et nous en revenons ici à la distinction entre fait et droit.
La distinction entre fait et droit est très importante. Le fait que les décisions soient rendues sur des pratiques datant de quelques années implique que chaque décision de justice soit indépendante des autres, qu'elle n'implique pas de conséquence générale en droit ni de contrainte générale pour le législateur.
C'est tout à fait exact : il s'agit de la prohibition des arrêts de règlement mais tout le sens de la jurisprudence est d'harmoniser les positions des juridictions du fond. En effet, chaque arrêt, dans le droit français, correspond à une situation et à un cas particulier dont le juge est saisi.
L'arrêt Uber du 4 mars 2020 concerne une période d'emploi d'octobre 2016 à avril 2017, par exemple, tandis que celui de 2023 concerne une période d'emploi antérieure au sein de la même société. Au final, nous manquons de recul pour répondre à votre question sur l'évolution des pratiques des plateformes. Nous savons cependant que, désormais, Uber indique aux chauffeurs les destinations des courses, sans doute par suite de notre jurisprudence.
Ce qui me fascine, c'est que tout ce que la chambre a retenu comme indice de subordination c'est tout ce contre quoi les chauffeurs Uber protestent. C'est assez caractéristique. La liste de leurs revendications, si je me fie à leurs blogs, consiste à mettre fin à ce que nous avons retenu, nous, comme autant d'indices de subordination (microsanctions...).
En effet, nous statuons plusieurs années après les faits. Nous savons cependant que les contrats évoluent, par exemple pour les coursiers. Les plateformes sont à mon avis soucieuses d'adapter leurs conditions contractuelles à l'évolution de la jurisprudence des pays où elles exercent.
C'est un point intéressant et important. Les délais sont-ils inhabituels au regard des autres dossiers ?
Malheureusement non. Il faut compter a minima un an devant les conseils de prud'hommes. Les grandes chambres comme celle de Paris sont encombrées. Avant que le dossier nous parvienne, il faut compter quatre ans environ. Ensuite, nous statuons le plus rapidement possible – nous sommes l'une des cours suprêmes européennes les plus rapides.
Nous avons fait état de 300 demandes de requalification du contrat de travail mais il y a 30 000 chauffeurs Uber en France. Cela fait donc un taux de 1 %. Nous sommes saisis par ailleurs de 100 000 affaires par an. Les chauffeurs qui nous saisissent sont des personnes déconnectées définitivement par Uber, généralement.
On ne peut tirer de conclusions sur une volonté générale de requalification dans la profession.
Il faut rester prudent dans le commentaire. Il y a des revendications sérielles également. En outre, des procès ont vocation dans les faits à faire jurisprudence ; certains procès engagés par un salarié portent en fait une dimension collective. C'est pourquoi il faut regarder si des actions sérielles peuvent être décelées parmi les dossiers traités, au-delà du seul constat basé sur la valeur absolue. Certes, le nombre d'affaires n'est pas important en valeur absolue et il concerne essentiellement le secteur des mobilités. Pour autant, une étude complémentaire me semble nécessaire.
La question de la volonté du travailleur n'a sans doute pas à intervenir en matière de droit. Peu importe quel contrat souhaite le travailleur. Un travailleur ne peut pas être volontaire pour être esclave, et de toute façon, le droit ne l'autoriserait pas. Nous sommes dans une situation où une grande majorité de dossiers aboutit à la requalification en salariat. La jurisprudence tend à confirmer les liens de subordination, notamment au niveau de la Cour de cassation. Il est vrai que cela concerne surtout le secteur des chauffeurs de VTC et les chauffeurs-livreurs et non d'autres secteurs qui ont pu être soumis à une forme d'ubérisation.
Il faut tout de même rappeler que du point de vue du droit, la présomption de salariat ne dépend pas de la volonté du client, de celle du chauffeur ou de celle de la plateforme.
Vous avez parfaitement raison : nous appliquons le droit sans tenir compte de la volonté des parties. Sur cet aspect, un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) portant sur la santé et la sécurité des travailleurs de plateforme datant de décembre 2018 (rapport 050R) est intéressant. Il concerne la régulation du secteur des voitures de transport avec chauffeur, parce qu'évidemment, se pose la question de la santé et du droit au repos. L'expérience montre qu'en moyenne, les heures de travail atteignent soixante-dix heures par semaine. Uber elle-même calcule un taux d'accident à la neuvième heure qui est trois fois et demie supérieur à celui de la première heure. Il y a donc aussi un aspect de sécurité. Or cet aspect ne doit pas dépendre de ce que pense le travailleur lui-même. Cela est certain.
La commission d'enquête entend ensuite M. Nicolas Musikas, Directeur général France des plateformes GETIR, GORILLAS et FRICHTI.
Chers collègues, nous recevons M. Nicolas Musikas, directeur général France de la société turque Getir, spécialisée dans le quick commerce et Mme Mathilde Clauser, directrice des relations publiques de cette société. Monsieur Musikas, d'après les informations à ma disposition, vous êtes un spécialiste du commerce du détail. Vous avez pris vos fonctions récemment à la tête de Getir France, en septembre 2022. Vous avez pu assister en décembre de cette année au rachat par Getir de son concurrent allemand Gorillas, lequel avait déjà acheté la société française Frichti. À ce jour, vous êtes à la tête d'une des principales entreprises de quick commerce, qui utilise pour son activité des entrepôts et des locaux commerciaux situés en centre-ville, parfois appelés dark stores, notamment à Paris où Mme la rapporteure et moi-même sommes élus, afin de livrer en moins de dix minutes des courses alimentaires.
Nous vous remercions de votre présence aujourd'hui pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête qui poursuit un double objectif : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d'intérêts ; et d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics. Sur le premier point, vous n'êtes pas concerné au premier chef, mais vous pourrez nous indiquer quel type de relations la société Getir entretient avec les pouvoirs publics en France, comme le ministère de l'Économie.
Sur le second point, le statut d'employé utilisé par des plateformes comme Uber ou la vôtre fait débat, comme nous venons de le voir avec des membres de la Cour de cassation, car les employés indépendants sont souvent requalifiés comme salariés en raison d'un lien de subordination. C'est aussi un débat chez nos voisins européens ou en Amérique du Nord. D'ailleurs, une directive européenne est annoncée sur cette question. Je crois savoir que Getir a voulu se démarquer de ce modèle en indiquant vouloir employer cinq mille personnes en France, lesquelles auraient le choix du statut de salarié ou d'indépendant. Pouvez-vous confirmer ce point ? Pouvez-vous nous dire combien de personnes sont employées par Getir France actuellement, sous le statut de salarié ou d'indépendant, et nous expliquer les débats et réflexions menés à ce sujet ? Pouvez-vous aussi nous expliquer le mouvement de concentration qui est à l'œuvre dans votre secteur et nous indiquer vos perspectives de croissance en Europe ? Une question m'intéresse tout particulièrement : votre modèle économique dépend-il de la question du statut du travailleur ? J'ai relevé par ailleurs que plusieurs articles du site Mediapart ont dénoncé des licenciements massifs au sein de votre entreprise. Ces informations sont-elles justes ? Le cas échéant, quelles sont les raisons de ces licenciements ?
Je vous rappelle que l'audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Nicolas Musikas et Mme Mathilde Clauser prêtent serment).
Je vous remercie pour votre invitation. C'est la seconde fois que je suis convoqué à l'Assemblée nationale en deux mois. Je suis arrivé en septembre 2022 au sein de la société Getir et j'ai derrière moi vingt ans d'expérience dans le « retail », c'est-à-dire le commerce de détail traditionnel, dans des entreprises internationales ou françaises. Aujourd'hui, nous sommes quelque peu surpris d'être invités à cette commission sur les Uber files car nous nous distinguons sur plusieurs points des sociétés et plateformes d'intermédiation que sont Uber et Deliveroo.
La société Getir est l'un des acteurs principaux du e-commerce. Elle est née en Turquie en 2015 et s'est implantée par la suite en Europe. Le quick commerce est pour nous un commerce connecté permettant aux consommateurs de faire rapidement leurs courses et surtout de gagner du temps. En France, les enquêtes montrent que faire ses courses au supermarché est perçu comme une corvée. Nos clients peuvent faire leurs courses en cinq minutes et passer à autre chose. Ils sont livrés par nos livreurs qui sont employés en CDI.
La demande est réelle : nous avons plus de deux millions de téléchargements de l'application en France aujourd'hui. Nous y répondons en construisant un nouveau métier : le commerce digitalisé.
Notre modèle est différent de celui d'Uber. Nous ne sommes pas une plateforme mais une entreprise de distribution. Nous comptons avec des fournisseurs à qui nous achetons des marchandises, suivant les règles du commerce en vigueur dans les pays où nous intervenons, comme la loi Egalim en France. Nous faisons livrer ces marchandises via une plateforme logistique pour les distribuer dans nos magasins. Ensuite, nos clients commandent leurs courses via une application et sont livrés rapidement, ce qui leur permet de gagner du temps par rapport à des courses en supermarché ou bien sur des sites web de grands enseignes où la livraison est généralement planifiée au lendemain. Nous libérons du temps aux consommateurs.
Cela étant dit, les plateformes sont des intermédiaires alors que nous sommes pleinement intégrés dans la chaîne logistique. Les plateformes sont utilisées parfois par des restaurateurs ou des supermarchés. Pour notre part, nous utilisons nos propres employés et véhicules. Nos livraisons sont par ailleurs décarbonées, qu'elles aient lieu à vélo ou en scooter électrique. Nous nous insérons dans le paysage urbain où nous sommes implantés – sept villes en France à ce jour.
Du point de vue de l'emploi et du social, nous n'employons que des salariés en CDI pour les livreurs et préparateurs de commandes. Ce modèle a été choisi dès le début pour favoriser la formation des livreurs et entretenir une bonne relation avec le client. Cela permet aussi d'offrir une meilleure qualité de service. Les livreurs connaissent leurs clients. De fait, nous instaurons une vraie relation clients. Ce modèle est vertueux et permet d'insérer une certaine population dans le monde du travail. Ainsi, nous faisons office de tremplin en proposant à certaines personnes d'accéder à un premier emploi. Beaucoup de nos livreurs proviennent en fait de plateformes de type Uber et sont des anciens autoentrepreneurs. Pour nous, livreur est un vrai métier qui doit être développé en tant que tel. Uber n'a pas de fournisseurs ou d'entrepôt logistique ; il n'a pas de magasins physiques ou d'employés, à la différence de Getir.
Nous souhaitons nous consolider comme un acteur principal du marché du e-commerce en France, qui est un marché d'avenir. 10 % des courses sont aujourd'hui faites en ligne. La distribution en ligne, je le répète, libère du temps pour les consommateurs.
Concernant le statut, nos travailleurs sont employés en CDI, ce qui ne va pas sans difficulté pour des personnes qui connaissent leur premier emploi et qui étaient auparavant autoentrepreneurs.
Frichti ne fonctionnait-il pas sur le modèle de l'auto-entrepreneuriat ? Avez-vous changé ce modèle au sein de Frichti ?
Nous avons acquis la société qui détient elle-même Frichti qui fonctionne effectivement avec des autoentrepreneurs. Nous sommes aujourd'hui encore en phase d'analyse sur ses activités car l'acquisition est récente et nous réfléchissons à une conversion de celles-ci sur le modèle que nous avons développé.
Au sein de Getir, nous employons aujourd'hui près de neuf cents salariés en CDI. Au mois de juillet, nous avons procédé à des licenciements, ceci pour des raisons disciplinaires. Je n'étais pas présent à ce moment-là. Je sais que la société s'est développée rapidement, que certaines personnes qui n'avaient pas l'habitude du salariat ont été recrutées, et que du côté de Getir, les ressources humaines ont fait montre d'un certain laxisme. Des gens qui ne se présentaient pas au travail, qui consommaient des substances illégales sur le lieu de travail ou commettaient des violences verbales ou physiques sur le lieu de travail étaient insuffisamment suivis. En juillet, suite à une prise de conscience, la société a donc procédé à des licenciements.
Je n'ai pas le chiffre en tête. Il faut savoir qu'il y a eu également des gens qui sont partis d'eux-mêmes – il y a beaucoup de rotation dans ce métier. Je peux vous dire qu'en mai, il y avait à peu près mille sept cents personnes dans la société. C'est un chiffre important mais il y avait un laxisme dans la gestion des ressources humaines au jour le jour. Après une prise de conscience, la société a procédé à des licenciements pour faute grave.
J'aimerais savoir quel regard vous portez sur les débats autour du statut des chauffeurs-livreurs dans certaines plateformes ?
Les employés, sur le terrain, ont l'impression d'être plus libres en tant qu'autoentrepreneurs. Le cadre du salariat, pour certains, est vécu comme une contrainte. Pour notre part, nous choisissons ce modèle qui apporte un cadre juridique et une protection qui n'est pas toujours comprise par nos employés. Nous apportons une sécurité au travail, à travers la sécurité sociale comme au travers de nos équipements de protection individuelle – casques, gants, pantalons renforcés, tenues d'hiver et d'été etc., bien supérieure à celle qu'un autoentrepreneur pourrait s'offrir. Par ailleurs, les véhicules – décarbonés – sont contrôlés régulièrement.
Nous n'avons pas évoqué jusqu'à présent le sujet des dark stores qui vous touche particulièrement. Le sujet provoque des débats chez les riverains du fait de nuisances sonores, de la transformation négative du cadre urbain où des entrepôts se substituent aux commerces traditionnels. Quel est votre regard sur cette question ? Quelle est votre relation avec les riverains et les collectivités territoriales concernées ?
Cela a été un sujet dans les premiers mois d'implantation de Getir ou d'autres sociétés. Des erreurs ont été commises mais nous sommes parvenus à « redresser la barre » rapidement, en créant des « référents voisinage » dans les magasins. Nous avons intégré nos livreurs au sein des magasins. Ainsi, les livreurs inoccupés restent dans nos magasins et ne forment pas un attroupement devant ceux-ci. Ils peuvent rester en salle de repos pour prendre une pause. Un dialogue s'est installé, qui n'était pas présent au début il est vrai, ce qui était une erreur. Les problématiques avec les riverains sont dépassées. Le dialogue s'est installé avec les riverains et les autorités locales. Dans plusieurs villes, nous signons des chartes avec les mairies. Nous avançons dans le bon sens. Nos magasins, à mon avis, ne se substituent pas au petit commerce. Nous ne sommes pas situés, par définition, dans des zones passantes. Notre offre est à mon avis complémentaire.
Ma première question porte sur les débuts de Getir en France. Franck Riester, en tant que ministre délégué du Commerce extérieur et de l'Attractivité, s'était rendu à Istanbul en septembre 2021 dans le cadre de la commission mixte Turquie-France pour l'économie et le commerce (JETCO). J'aurais aimé connaître un peu les circonstances de l'implantation de Getir en France. Selon vous, les pouvoirs publics ont-ils encouragé cette implantation, et le cas échéant, comment ? Getir a-t-elle bénéficié de soutien du ministère du Commerce extérieur et de Bpifrance ? Avez-vous bénéficié d'aides à l'embauche – et le cas échéant, lesquelles et pour quel montant ? Y Avez-vous reçu des aides à la création d'emplois ou à l'ouverture d'entrepôts ?
Je suis arrivé dans la société en septembre 2022. À ma connaissance, l'entreprise s'est appuyée, comme n'importe quelle entreprise entrant sur le marché français, sur Business France. Nous avons bénéficié de deux cent mille euros d'aides à l'embauche en 2021 et d'un million deux cent mille euros en 2022 pour la création d'emplois au sein d'une population connaissant des difficultés de réinsertion. Il faut mettre ces montants en parallèle avec les huit millions deux cent mille euros de cotisations sociales payés en 2022. Il n'y a pas eu à ma connaissance d'autres aides de l'État.
Nous n'avons pas participé à ma connaissance au JETCO 2021 que vous mentionnez mais à celui organisé il y a quelques mois à Paris. Les contacts préalables ont été établis avec Business France et non par le canal politique.
Getir a procédé à des recrutements nombreux à son arrivée en France, ce qui correspondait à une période de levée de fonds importante pour votre plateforme. Puis il y a eu de nombreux licenciements. Aujourd'hui, votre effectif représente neuf cents employés, mais en mai dernier, il s'établissait à mille sept cents personnes. Dès lors qu'un employeur interrompt le contrat de plus de neuf personnes sur une période de trente jours, il doit procéder à un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE). Avez-vous procédé à un PSE ?
Non car les licenciements étaient dus à des fautes graves et des raisons disciplinaires.
Il y a un différentiel de huit cents entre l'effectif de Getir avant et après la vague de licenciements. Quelle que soit la part de licenciements et de démissions sur l'ensemble des départs, le chiffre est considérable et prête à interrogation. Des articles de Mediapart montrent plutôt, au lieu d'un « laxisme de la gestion des ressources humaines au jour le jour » comme vous dites, un laxisme du service des ressources humaines dans l'application du droit dans le cadre des ruptures des contrats de travail.
Je me permets de compléter la question en vous demandant si des contentieux sont en cours avec certains employés qui seraient partis de la société dans le cadre de ces licenciements.
Le nombre de départs est élevé, certes, mais il est dû à un défaut de suivi des ressources humaines. Effectivement, le droit du travail n'a pas été respecté de la part de certains employés qui ne se présentaient pas au travail durant trois semaines ou se battaient sur leur lieu de travail, par exemple. Il s'agit de pratiques qu'aucun employeur ne peut accepter. J'ai étudié plusieurs dossiers attentivement. Les raisons disciplinaires sont établies. Par ailleurs, il y a très peu de contentieux en cours. Je ne les commenterai pas car ils sont en cours de jugement.
Y a-t-il eu à l'intérieur de Getir la décision de se séparer d'un grand nombre d'employés indépendamment de pratiques disciplinaires ?
Non, pas à ma connaissance. Il faut comprendre que si des personnes ne se présentent pas au travail, ceux qui, eux, sont présents en subissent les conséquences puisqu'ils ne sont pas en nombre suffisant pour faire face à l'activité.
Pourtant, vous n'avez pas procédé à des recrutements en remplacement des départs. Nous sommes donc à même de considérer que les licenciements sont motivés par des raisons économiques, ce qui accréditerait certaines révélations de la presse et certains témoignages.
Nous avions la volonté de remplacer ces personnes mais le cadre juridique a évolué concernant le e-commerce, ce qui ne nous donne pas suffisamment de visibilité pour recruter. Nous souhaitons que le cadre juridique idoine soit mis en place.
Nous avons appris hier que Getir allait procéder à des licenciements en Angleterre. La société semble donc confrontée à une difficulté économique, que vous corroborez puisque vous affirmez que les recrutements sont suspendus à des décisions concernant des décrets qui devaient paraître en juillet dernier sur le statut juridique des dark stores et dark kitchens.
Cela m'amène à vous poser une autre série de questions. Vous avez eu des échanges avec des responsables publics dans les ministères pour obtenir des aménagements du droit du travail et de l'urbanisme. Pourriez-vous nous en dire plus et nous transmettre les documents se rapportant à ces échanges ?
Il n'y a pas eu d'échanges concernant le droit du travail à ma connaissance. Sur l'urbanisme, en effet, des échanges ont eu lieu sur les emplacements, leur localisation... Rien de plus à ma connaissance.
Dans le cadre du décret, nous avons été sollicités par la Direction de l'habitat, de l'Urbanisme et des Paysages (DHUP), au sein du ministère de la Transition Écologique et Solidaire, pour une consultation en septembre 2022. Nous avions été sollicités en amont, au moment du projet de la consultation sur le texte – le décret de juillet, ceci avec l'ensemble des acteurs du e-commerce et la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) – dont nous sommes membres. Nous avons fait connaître nos préoccupations étant donné que le texte impacte notre secteur et pas celui des acteurs n'ayant pas de magasins physiques (Uber...). À l'issue de cette consultation et des échanges, nous n'avons pas eu de visibilité sur la date de publication et le contenu du décret. Nous sommes suspendus à des décisions et attendons une clarification du cadre et de la relation avec les élus locaux. Nous souhaitons savoir ce qui est attendu de nous. Nous adaptons nos horaires, nos magasins, nos modes de fonctionnement, autant que possible. Nous avons notamment développé de la vente sur place pour répondre à une demande au nom de la dynamisation de certaines villes.
Pour vous, le marché est porteur. Pourtant, vos effectifs évoluent à la baisse. Maintenez-vous vos perspectives de croissance ? Getir emploie des travailleurs en CDI tandis que des entreprises que vous avez rachetées (Gorillas, Frichti...) favorisaient l'auto-entrepreneuriat. Pouvez-vous détailler les éléments de compétitivité prix et hors prix de ces deux modèles économiques ?
Getir s'inscrit en France dans la durée, comme en témoignent ses investissements. Nous avons des magasins et une plateforme logistique en propre. Nous sommes en relation avec nos fournisseurs dont 30 % sont des PME françaises. Nous avons la volonté de continuer à gagner des parts de marché, lesquelles sont très faibles aujourd'hui. Pour autant, les achats en ligne sont une lame de fond. Nous sommes convaincus que notre solution, qui libère du temps pour les consommateurs, s'inscrit pleinement dans l'avenir. Aujourd'hui – c'est le cas dans toute la distribution –, l'inflation due à la situation internationale a mis la consommation en berne. Nous en subissons, comme les autres acteurs, les conséquences. Notre modèle économique étant nouveau, il a besoin de temps pour donner sa pleine mesure. D'autres pays ont démontré que la rentabilité était au rendez-vous avec un système basé sur l'emploi en CDI. Nous avons besoin d'encore un peu de temps pour améliorer notre modèle.
Quant à la différence entre emplois en CDI et autoentrepreneuriat, je ne peux vous communiquer de chiffres précis car nous ne gérons pas directement les autoentrepreneurs. Il faut plutôt adresser cette question à Uber. Pour notre part, nous relevons de la convention collective du commerce, dont nous respectons le cadre salarial. Nous réfléchissons par ailleurs à une évolution du modèle en place chez Frichti.
Quelle croissance du marché anticipez-vous ? Dans quels pays votre modèle donne-t-il déjà satisfaction ?
Le modèle s'est développé en Turquie, en Allemagne – un marché porteur – et en Angleterre. La France est une terre de développement. Les études montrent qu'à terme, 30 % des courses alimentaires seront effectuées en ligne. Les consommateurs auront tendance à choisir un modèle où les courses sont livrées dans les vingt minutes.
L'Allemagne et le Royaume-Uni sont des marchés plus matures pour vous. Le retard pris en France s'explique-t-il par le cadre légal de ce pays ?
À mon avis, le marché allemand présente les mêmes contraintes que le marché français – c'est différent en Angleterre. À mon avis, la différence tient plutôt à une question de maturité, de caractéristiques du marché et des consommateurs.
Getir a perçu deux cent mille euros, puis un million deux cent mille euros d'aides publiques pour la création d'emplois avant de se séparer de huit cents personnes. Avez-vous fait l'objet d'une enquête de l'inspection du travail ? Y a-t-il eu des recours judiciaires concernant les licenciements de salariés du siège, de livreurs et de préparateurs de commandes ? S'agit-il, le cas échéant, de contentieux aux prud'hommes ou au pénal ? De plus, la presse fait état d'incitations financières promises à des cadres de Getir afin qu'ils procèdent à un nombre déterminé de licenciements. Confirmez-vous cette information ? Enfin, comment, en tant que membre de la FCD, respectez-vous la législation relative au commerce et à la distribution ?
Il n'y a pas d'enquête en cours de l'inspection du travail. Nous sommes néanmoins en contact avec l'inspection du travail et collaborons avec elle sur des questions déjà posées. Par ailleurs, le chiffre exact des contentieux aux prud'hommes est de dix. Nous venons de retrouver ce chiffre. Dans le cadre de notre activité de distribution, une équipe d'acheteurs a fait toutes les négociations jusqu'à la fin février comme la « loi Égalim » l'imposait. En ce qui concerne la réglementation du commerce, nous avons eu des visites de contrôle de la direction départementale de la protection des populations (DDPP), dont le retour s'est avéré très positif. Nous respectons toutes les règles du droit du commerce en vigueur en France.
Outre vos échanges avec les responsables publics sur l'emploi ou l'urbanisme, nous souhaitons connaître la teneur de vos échanges avec l'inspection du travail depuis votre implantation en France en juin 2021.
Votre requête concerne-t-elle des documents ?
La commission d'enquête parlementaire souhaite avoir accès aux documents relatifs à la totalité des échanges avec l'inspection du travail depuis la création de Getir en France et ceux relatifs aux échanges avec les pouvoirs publics, notamment les ministères, concernant les questions liées à une modification du droit du travail ou à des aménagements du code de l'urbanisme. Je me souviens que, durant les auditions auxquelles vous avez participé dans le cadre de la mission d'information sur le quick commerce, Emmanuel Grégoire, premier adjoint à la mairie de Paris, avait dit clairement son sentiment que le projet de décret d'arrêté de juillet dernier avait été fortement dicté par les intérêts des acteurs du e-commerce. C'est pourquoi l'ensemble de ces échanges nous intéresse tout particulièrement.
Nous prenons note de votre demande.
Chez Gorillas, quel est le statut des collaborateurs ? Chez Frichti, qu'allez-vous proposer et pourquoi ?
Le personnel de Gorillas est employé en CDI comme chez Getir s'agissant des livreurs et préparateurs. Chez Frichti, les employés du siège et les préparateurs de commandes sont en CDI. S'y ajoutent des autoentrepreneurs et des prestataires de service (dans la logistique). Nous analysons la situation de ces activités actuellement pour proposer éventuellement un nouveau mode de gestion.
Quels sont les critères d'analyse : coût, sécurité juridique, qualité de la formation des collaborateurs... ?
Ils sont les mêmes que ceux ayant présidé au modèle de Getir et incluent les trois critères que vous venez de lister. La grande majorité des livreurs, aujourd'hui, est en CDI sur le périmètre des trois sociétés.
Je vous remercie. Vous avez pu noter nos demandes de documents. Nous nous réservons le droit de faire à nouveau appel à vous en commission d'enquête ou de vous adresser des demandes complémentaires. Bonne journée à vous.
La séance s'achève à dix-sept heures vingt.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Anne Genetet, M. Benjamin Haddad, Mme Lisette Pollet, M. Philippe Pradal, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet, M. Lionel Tivoli, M. Frédéric Zgainski
Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Amélia Lakrafi, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault, M. Charles Sitzenstuhl