La séance est ouverte à neuf heures cinq.
La commission auditionne des dirigeants des groupes de l'audiovisuel public :
- Mme Delphine Ernotte Cunci, présidente-directrice générale de France Télévisions et M. Christophe Tardieu, secrétaire général
- M. Roland Husson, directeur général en charge du pôle ressources de France Médias Monde (FMM)
- M. Frédéric Béreyziat, directeur général en charge des ressources d'Arte
Je vous prie d'excuser l'absence du président Bataillon.
Nous commençons cette journée d'auditions avec les chaînes publiques, qui ne sont pas autorisées, mais contrôlées par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Je souhaite la bienvenue à Mme Delphine Ernotte Cunci, présidente-directrice générale de France Télévisions, accompagnée de M. Christophe Tardieu, secrétaire général, à Mme Marie-Christine Saragosse, présidente de France Médias Monde, accompagnée de M. Roland Husson, directeur général en charge du pôle ressources, et à M. Frédéric Béreyziat, directeur général en charge des ressources d'Arte France.
Mesdames, messieurs, je vous remercie par avance de bien vouloir nous déclarer tout intérêt public ou privé qui serait de nature à influencer vos déclarations.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Delphine Ernotte Cunci, Mme Marie-Christine Saragosse et M. Frédéric Béreyziat prêtent successivement serment.)
Je suis très heureuse d'échanger avec votre commission d'enquête.
La consommation de la télévision, en particulier des services autorisés à émettre gratuitement sur la télévision numérique terrestre (TNT), reste le premier loisir des Français et nos groupes de médias, publics ou privés, sont au cœur de la vie des gens.
Ils sont d'abord au cœur de leur quotidien, assurant un accompagnement très précieux compte tenu du nombre de personnes qui vivent seules ou se sentent isolées. Nos programmes créent du commun comme aucun autre média ne peut le faire.
Au cœur de la vie de la cité, ensuite, pour informer, mais aussi pour exposer le débat public et garantir une présence de proximité dans tous les territoires de la République. Au sein d'un monde polarisé et face à l'explosion des ingérences étrangères dans l'information, cette mission est plus essentielle que jamais.
Nos médias sont enfin au cœur de la vie culturelle des Français. Ils donnent accès gratuitement à une diversité de contenus, du cinéma aux séries, du spectacle vivant aux grandes compétitions sportives ou au documentaire. Ils jouent ainsi un rôle de passeurs et démocratisent la culture et le sport, notamment dans les territoires qui n'ont guère ou pas accès à ces offres. J'ai l'habitude de dire que nos médias, notamment publics, sont le patrimoine culturel de ceux qui n'en ont pas. Cette mission justifie à elle seule l'existence d'une offre de télévision gratuite puissante en France – une offre qui est, dans l'ensemble, de très grande qualité.
France Télévisions reste le premier groupe audiovisuel français. Même si les usages de la télévision évoluent très fortement, sa dimension instantanée reste très attractive. À vingt et une heures, l'heure de plus grande écoute, quelque 26 millions de Français la regardent en direct, quand ils sont 4,5 millions devant une plateforme de partage de vidéos – YouTube ou un réseau social – et 4,2 millions devant une plateforme de streaming. Ce rapport de 1 à 6 ou 7, qui va certes tendre à se réduire, reste très favorable à la télévision, notamment gratuite.
La part de marché de France Télévisions avoisine 30 %. C'est un indicateur que nous prenons de moins en moins en considération, puisque l'on ne regarde plus nécessairement la télévision en direct sur un téléviseur. Nous sommes beaucoup plus attentifs au nombre de Français que nous touchons : ils sont un sur deux chaque jour, huit sur dix chaque semaine, et, chaque mois, il s'agit d'à peu près tout le monde.
Ces dernières années, nous avons procédé à une évolution très marquée vers le numérique. Nous sommes aujourd'hui le premier média numérique, grâce à nos deux plateformes france.tv et France Info – cette dernière étant une œuvre commune avec Radio France, l'Institut national de l'audiovisuel (INA) et France Médias Monde. Chaque mois, 35 millions de visiteurs uniques se rendent sur l'une ou l'autre, ou sur les deux. France Info est depuis plusieurs années le premier site d'actualité en France et france.tv est désormais la première plateforme de streaming gratuite, avec 32 ou 33 millions de visiteurs uniques par mois.
Nos médias publics – cela vaut également de notre audiovisuel extérieur, d'Arte et de la radio publique – sont donc plébiscités par les Français et nos résultats, du point de vue tant de l'audience que de la confiance accordée à notre offre, sont à un niveau qui n'avait pas été atteint depuis plusieurs années.
Ces bons résultats s'expliquent par le fait que France Télévisions, comme nos médias publics en général, occupe une place à part dans le paysage de la TNT gratuite. Cela vient d'abord de la très grande diversité et complémentarité de nos offres. À France Télévisions, le bouquet de cinq chaînes de la TNT, assez proche de ce que l'on voit ailleurs en Europe du point de vue du nombre de chaînes comme de la qualité, réunit une grande chaîne généraliste – France 2 –, une chaîne des territoires, une chaîne dédiée à la connaissance, une offre hybride jeune public et culture, sur le canal 14 en soirée, enfin une chaîne d'information en continu avec nos entreprises sœurs.
La singularité de nos offres s'inscrit dans le strict cadre de la loi du 30 septembre 1986 : un cahier des charges exigeant, un contrat d'objectifs et de moyens comprenant des indicateurs précis ; au total, France Télévisions est soumise à une centaine d'obligations – de diffusion, de moyens, d'investissement – qui sont mesurées et chiffrées. L'Arcom, qui en rend compte annuellement, relève que, globalement, nous atteignons les objectifs qui nous sont assignés par la représentation nationale et par l'État.
Cette exigence correspond à plusieurs enjeux.
D'abord, la place de l'information, du décryptage, du débat public et de l'investigation, qui représentent environ un tiers de ce que nous diffusons et 40 % de la consommation de contenus par nos publics. La qualité de cette offre est reconnue par les Français : ils sont 75 % à lui accorder leur confiance, soit le taux le plus élevé du paysage, supérieur d'à peu près 20 points à celui atteint en moyenne par les chaînes commerciales.
Ensuite, une présence marquée et unique dans tous les territoires, y compris, bien sûr, outre-mer, grâce à nos quelque 130 implantations. Les implantations régionales de France 3 et de La Première représentent plus de 50 % des effectifs de France Télévisions. La place des territoires a été considérablement renforcée ces dernières années, notamment sur France 3 ; cela correspond à une très forte attente des Français.
Enfin, le soutien à la création audiovisuelle et cinématographique. Chaque année, 500 millions y sont investis ; cela fait de France Télévisions le premier financeur en France de la création française. D'où une exposition inégalée des séries françaises, du cinéma français, du documentaire français, de l'animation française, du spectacle vivant français, et d'abord aux heures de grande écoute, sur l'ensemble de nos antennes.
La TNT reste pour nous un socle fondateur de la régulation du secteur audiovisuel. D'abord, elle est une source d'universalité et de qualité des contenus. On sait que les usages vidéo évoluent très vite et vont continuer de le faire, et que nos grandes séries documentaires et grands magazines d'investigation sont consommés en délinéarisé à hauteur de 30 ou 40 % – une proportion qui ne cesse de progresser et devrait bientôt atteindre 50 %. Je reste néanmoins convaincue que certains genres, comme l'information, le sport, les grands événements de la vie de la nation, bref tout ce qui se passe en direct, resteront absolument essentiels.
C'est la TNT qui garantit un accès universel à nos contenus, grâce à sa couverture, qui est exceptionnelle, même si d'autres modes de réception progressent. Elle seule assure un accès réellement gratuit, libre et disponible dans tout le territoire. Ce sont 5 millions de foyers qui n'ont pas d'autre moyen d'accéder à la télévision, en particulier des ménages âgés, sans doute moins favorisés, et résidant dans des territoires peu urbanisés. La fracture numérique reste une réalité. On a donc besoin de la TNT pour assurer l'universalité de la télévision publique, financée par tous les Français.
Un autre élément dont on parle malheureusement assez peu, mais qui est essentiel, est la vertu écologique de la diffusion hertzienne des contenus audiovisuels. On tarde à en prendre conscience, mais l'empreinte écologique du streaming a fortement progressé ces dernières années. La TNT est dix à vingt fois plus sobre en énergie que les autres modes de réception. Cet atout important doit être pris en compte.
C'est aussi pour cette raison que nous croyons en l'avenir de la TNT, dans laquelle nous investissons en tant que groupe public. Nous allons profiter des Jeux olympiques et paralympiques pour la moderniser. France 2 est depuis le début de l'année la première chaîne accessible en ultra-haute définition. France 3 le sera avant les Jeux. Notre objectif est d'offrir à tous les Français une expérience de la plus haute qualité sur la TNT à cette occasion.
Enfin, la régulation adossée à la TNT permet à la France d'avoir l'une des meilleures offres audiovisuelles en Europe. Cette qualité est le fruit du modèle d'attribution gratuite des fréquences hertziennes en contrepartie d'engagements des éditeurs en matière de diversité des programmes, de pluralisme et d'investissement dans la création audiovisuelle et cinématographique. Ce modèle donnant-donnant doit être préservé, sous le contrôle de l'Arcom, qui accomplit tous les jours un travail acharné pour le faire respecter alors même que ses missions ne cessent de s'étendre.
La TNT est également un facteur d'équilibre du paysage de la télévision gratuite. J'ai toujours défendu cette dernière comme un écosystème où tous les acteurs doivent être solidaires. Face à la grande évolution des usages et à l'émergence de géants mondiaux du numérique, nos destins sont liés. C'est la raison pour laquelle j'ai défendu en son temps le projet de fusion entre TF1 et M6 et, plus récemment, la visibilité des services de télévision dans les environnements connectés, qui ne doit pas être réservée aux chaînes publiques mais concerner l'ensemble de la TNT, afin de donner à voir la richesse de la télévision gratuite en France.
C'est la prochaine frontière. La récente délibération de l'Arcom sur la visibilité des services d'intérêt général sur les interfaces numériques est un tournant fondamental, une décision aussi importante que l'avait été celle sur la numérotation logique. Il s'agit de réaffirmer et d'étendre au-delà du linéaire le principe selon lequel l'attribution d'une fréquence TNT vaut reconnaissance de la contribution d'un média à l'intérêt général. Grâce à la force du regroupement, cette décision doit nous permettre – c'est mon souhait le plus cher – de rendre nos médias nationaux plus visibles dans des environnements dominés par les acteurs internationaux, notamment américains et asiatiques.
Dans une société où les usages s'individualisent de plus en plus, dans un contexte où nos médias deviennent des outils au service de notre souveraineté culturelle et informationnelle, notre responsabilité pour créer du commun, partager la connaissance, lutter contre les fausses informations et les manipulations est immense. Il faut préserver cette possibilité.
France Médias Monde (FMM) est une société nationale de programmes qui regroupe France 24, chaîne d'information continue en quatre langues, Radio France internationale, où l'on s'exprime en français mais aussi en seize autres langues, et Monte Carlo Doualiya, radio arabophone. Ces chaînes ont une mission d'intérêt général au niveau mondial : apporter une information libre et indépendante et lutter contre les infox et les manipulations auprès de 260 millions de téléspectateurs, d'auditeurs et d'internautes chaque semaine dans le monde. Le terrain national français n'est donc pas notre première cible, mais nous sommes aussi accessibles en France.
En France comme partout dans le monde, et contrairement à ce que l'on aurait pu croire, la TNT reste un moyen essentiel de diffusion des médias traditionnels. Cela vient du fait qu'elle est en général accessible sur tout le territoire d'un pays et majoritairement gratuite. En outre, l'offre, bien qu'ouverte, est moins concurrentielle pour les médias diffusés sur la TNT que pour ceux qui le sont par le câble, le satellite ou, a fortiori, en ligne.
Sur le continent africain, nous desservons 40 millions de foyers par ce mode de diffusion, soit à peu près 50 % des foyers que nous couvrons en Afrique subsaharienne. Cela reste une fréquence de souveraineté – au même titre que la FM –, soumise à une réglementation nationale et à des instances de régulation. Quand nous avons été acceptés sur la TNT à Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo (RDC), pays le plus peuplé de la francophonie, notre notoriété a augmenté de 25 % en quelques semaines et notre audience hebdomadaire de 46 %.
Cela nous confère une très grande responsabilité. En période électorale, notamment, nous nous conformons aux législations nationales en vigueur, comme en décembre dernier en RDC.
En France, la TNT joue un rôle majeur et est déjà très encadrée. Nous sommes régis par une procédure particulière, la préemption, tandis que les chaînes privées le sont par des conventions. Dans le projet de délibération que l'Arcom a soumis à la Commission européenne, l'ensemble des chaînes présentes sur la TNT sont qualifiées de services d'intérêt général. Nous nous réjouissons d'ailleurs que le périmètre soit élargi et que toutes les chaînes du service public soient qualifiées de la sorte, ce qui permet d'inclure France 24 bien qu'elle ne soit présente sur la TNT que par l'intermédiaire du partenariat avec France Info. J'imagine que les conventions s'adapteront à ce nouveau cadre, comme cela a toujours été fait. Mais l'Arcom, maîtresse du jeu, dira ses intentions.
Au-delà de la réglementation, l'équilibre économique des médias traditionnels est essentiel pour maintenir le pluralisme. À ce sujet, j'ai été très frappée par l'étude Évolution du marché de la communication et impact sur le financement des médias par la publicité publiée le 30 janvier dernier par l'Arcom et la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), selon laquelle les plateformes numériques captent 60 % du marché publicitaire. C'est une proportion énorme, et en forte croissance, alors même que les obligations qui s'imposent à elles, d'une part, et aux médias traditionnels de l'autre, sont très asymétriques.
Les députés français ont été offensifs en la matière et l'Europe s'est aussi emparée de la question, mais nous n'en sommes qu'au tout début. Il faut être particulièrement vigilant quant au partage de la valeur – qu'il s'agisse des droits d'auteur ou de la publicité – entre les plateformes numériques et les médias traditionnels, lesquels sont en général plus conscients des enjeux d'intérêt général et de pluralisme, plus engagés en la matière et plus facilement régulables. C'est très important pour l'avenir : le pluralisme et l'intérêt général peuvent être menacés par des mouvements économiques et l'encadrement juridique peut ne pas suffire à garantir l'équilibre du paysage audiovisuel. C'est vrai en France comme dans le monde.
Cette situation pourrait entraîner de nouveaux défis en matière de règles de concentration, mais c'est un autre débat. Delphine Ernotte Cunci a rappelé qu'elle avait soutenu le rapprochement entre médias français face à l'asymétrie entre ces derniers et les plateformes ; ce sont vraiment des questions que nous devons nous poser.
Dans ce contexte, le rôle du service public en démocratie est essentiel. Par construction, notre raison d'être est l'intérêt général. À France Médias Monde, nous l'incarnons dans le monde, ainsi que la liberté d'informer, dans des zones où elle n'est pas garantie. C'est un bien commun précieux pour tous les Français.
Nous appliquons une déontologie journalistique très stricte en matière de pluralisme et d'honnêteté de l'information – hier la commission des Affaires culturelles a publié le rapport d'évaluation de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, qui comprend plusieurs propositions. Nous nous sommes dotés d'une charte, avec les sociétés et syndicats de journalistes et d'un comité relatif à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes (Chipip). Nous avons élaboré un encadrement éditorial solide portant sur les collaborations extérieures et les partenariats, la gestion de la haine en ligne, la sûreté éditoriale, la protection des sources, le traitement du terrorisme et les bonnes pratiques dans l'utilisation de l'intelligence artificielle. Le Chipip intervient d'ailleurs dans les réunions de sociétés de journalistes comme au sein de notre conseil d'administration et travaille beaucoup avec nous.
Nous nous sommes également dotés d'une commission de déontologie interne dans laquelle intervient aussi le Chipip. Notre expertise de terrain nous permet d'aller vérifier l'information grâce à notre réseau présent partout dans le monde, qui nourrit aussi la qualité de l'information en France. Nous avons reçu le label Journalism Trust Initiative (JTI), lancé par Reporters sans frontières et soutenu par la Commission européenne, en obtenant le score maximal de 100 %.
Nous sommes donc très sensibles aux mécanismes de nomination indépendante des dirigeants de l'audiovisuel public.
Pour continuer à cultiver la confiance des publics et garantir le pluralisme, l'intérêt général et l'équilibre du paysage audiovisuel national, j'appelle en outre l'attention sur l'importance de disposer d'une recette affectée. Nous bénéficions d'une fraction de la TVA jusqu'à la fin de l'année, après quoi le financement du secteur public n'est pas garanti. Or, si le secteur privé a besoin de recettes commerciales, le secteur public a besoin d'une recette affectée, garantie visible et incontestable de notre liberté et de notre indépendance, donc de notre crédibilité auprès de nos concitoyens.
J'appelle également l'attention sur l'enquête de la Commission européenne parue en janvier qui faisait état de risques d'interférences politiques et d'instabilité des financements en cas de budgétisation des financements des secteurs publics.
Je vous prie tout d'abord de bien vouloir excuser l'absence de Bruno Patino, président d'Arte, pour raisons médicales.
Deux mots, d'abord, sur le degré de liberté dont je dispose ici. Certaines des questions qui nous ont été transmises nous invitent à porter une appréciation sur l'exercice par l'Arcom des responsabilités qui lui ont été confiées par le législateur pour qu'elle les assure de manière indépendante et sous le contrôle du juge. Or les textes fondateurs d'Arte ont expressément placé la chaîne en dehors du champ de contrôle de l'Arcom. Dans ces conditions, non seulement nous ne sommes pas les mieux placés pour évaluer la manière dont elle exerce sa mission, mais il serait quelque peu inapproprié et incohérent de former publiquement des jugements ou des recommandations à ce sujet alors que les engagements internationaux de la France s'opposeraient à ce que l'Arcom fasse la même chose en ce qui concerne Arte.
Cela ne nous empêche pas d'avoir de très bonnes relations avec les services de l'Arcom, son collège et son président : nous échangeons des informations, des bonnes pratiques et nous menons parfois même des opérations communes, par exemple en matière d'éducation à l'image.
J'aimerais préciser les spécificités d'Arte par rapport aux autres titulaires d'autorisation d'émettre, y compris nos collègues et amis de l'audiovisuel public. L'endroit depuis lequel Arte parle, si je puis reprendre cette expression quelque peu connotée mais explicite, est un endroit un peu particulier pour au moins quatre raisons.
D'abord, cet endroit n'est ni totalement la France, ni l'Allemagne, ni même la réunion des deux pays, puisque nos textes constitutifs, notamment le traité international signé entre la France et les États fédérés allemands en 1990, font de nous une chaîne certes binationale, mais à vocation européenne. Je rappelle que l'acronyme Arte signifie « Association relative à la télévision européenne ». Notre fonctionnement quotidien traduit cette mission, puisqu'il est gouverné par trois entités distinctes : Arte France, Arte Allemagne et la filiale commune, située à Strasbourg, le groupement européen d'intérêt économique Arte GEIE. Chacune de ces entités compte des collaborateurs de toutes les nationalités européennes.
Ensuite, la culture, patrimoniale ou de création, est omniprésente à Arte. L'article 2 de notre traité nous assigne comme finalité de rassembler les peuples européens par la culture – rien que cela !
Troisième spécificité, dans cet endroit coexistent trois Arte, correspondant à trois offres légèrement distinctes mais complémentaires et sciemment articulées. Il y a tout d'abord la chaîne linéaire, celle qui vous intéresse et qui est diffusée sur la TNT ; mais Arte est aussi une plateforme de vidéos à la demande, disponible sur le site arte.tv et reprise en tant que service de médias par des distributeurs, notamment les fournisseurs d'accès à internet ; enfin, on trouve les chaînes sociales d'Arte, c'est-à-dire les différents canaux que nous administrons et que nous éditons sur des services de communication fournis par des tiers – en général, des grands opérateurs transnationaux de partage de vidéos en ligne comme YouTube ou de réseau social comme TikTok, Facebook et Instagram.
Enfin, Arte est un endroit où la publicité au sens strict n'existe pas. L'article 19 du contrat de formation des entités franco-allemandes l'exclut de l'antenne linéaire, aussi bien en France qu'en Allemagne. Un peu plus de souplesse existe pour l'offre non linéaire, dans les territoires où elle est présente, mais nous recourons de manière mesurée aux seuls parrainages. L'absence de publicité est un marqueur fort de notre promesse aux spectateurs, donc de notre identité.
De cet endroit très particulier, quelle est la vision d'Arte sur l'avenir de la TNT ? S'il est un point consensuel entre toutes les personnalités auditionnées jusqu'ici par la commission d'enquête, c'est que le contexte est devenu extrêmement concurrentiel. En effet, les technologies numériques ont fait sauter, les unes après les autres, les barrières à l'entrée qui existaient en 2005, au moment du lancement de la TNT.
La première barrière avait trait à l'accès au réseau de diffusion. Or rien n'est plus simple techniquement, grâce à la télévision en streaming hors offre du fournisseur d'accès, dite over the top (OTT), et aux réseaux sociaux, que de mettre en ligne des contenus à la disposition du plus grand nombre. Il est également très facile de basculer d'un réseau à un autre, ce qui crée des convergences, comme le montre la télévision connectée.
La deuxième barrière à s'être singulièrement abaissée concerne l'accès à des publics différents, de nationalités et de langues diverses, sous l'effet du développement des outils d'adaptation linguistique et de la diminution des coûts associés, mais aussi de l'acculturation des publics locaux à des œuvres étrangères, aussi bien en termes de forme que de contenu.
La première conséquence de ce nouveau contexte est l'exposition du spectateur à une profusion d'images – Bruno Patino emploierait le terme de « submersion ». Les éditeurs doivent donc mener une lutte intense pour la visibilité et l'attention durable des spectateurs. Pour cela, la TNT ne manque pas d'atouts : Mme Ernotte Cunci vient de les décrire de manière précise et conforme à ce que nous pensons à Arte, donc je n'y reviendrai pas.
Dans ce contexte, les offres de la TNT doivent gagner en interactivité pour offrir une expérience aux utilisateurs qui soit comparable à celle des autres réseaux. C'est technologiquement possible. La norme de diffusion interactive HbbTV pour Hybrid Broadcast Broadband TV, largement exploitée dans d'autres pays, notamment européens, y compris en Allemagne, l'est très peu en France. Cette technologie permet de basculer d'une diffusion linéaire vers une diffusion non linéaire, simplement en appuyant sur un bouton de la télécommande. Si vous prenez un programme en cours et que vous souhaitez le voir depuis le début, vous pouvez le faire ; si vous aimez une série et que vous voulez regarder la suite qui n'est pas programmée sur la chaîne linéaire, vous pouvez également le faire ; vous pouvez aussi accéder directement à un programme dont vous venez de voir la bande-annonce sur la chaîne linéaire. Cette technologie offre l'avantage d'être peu gourmande en investissements et d'être déjà présente chez les constructeurs ; elle consomme également peu de ressources courantes, notamment en fréquences radioélectriques supplémentaires ; les constructeurs la maîtrisent, même si, comme toute norme, elle est évolutive. Pourtant, Arte est la seule à proposer une offre de ce type sur la TNT – sur le canal 77 –, dans le cadre d'une expérimentation qui a débuté, avec l'accord de l'Arcom, en avril 2021. Chez Arte, nous avons le sentiment qu'il s'agit d'une faiblesse de l'offre actuelle de la TNT à laquelle nous pourrions aisément remédier, chacun dans notre sphère de responsabilité, en développant les services proposant cette interactivité, ce qui inciterait les constructeurs à se concerter et à uniformiser le parc, comme cela a été fait dans d'autres pays.
Deuxième conviction d'Arte sur l'avenir de la TNT : il faut des offres qui se démarquent, qui soient facilement distinguées et choisies dans le torrent d'images. C'est ce que nous avons toujours tenté de faire, et nous continuerons. Non seulement Arte est gratuite, comme toutes les autres chaînes de l'audiovisuel public, et vierge de toute publicité, mais elle propose entre 88 % et 90 % d'œuvres européennes. Ses programmes sont multilingues et peuvent s'écouter en français, en allemand, souvent en anglais, mais également en bulgare ou en croate pour respecter les langues de la création européenne. Le nombre de cases dédiées au cinéma est sans égal pour une chaîne gratuite et les documentaires occupent environ 45 % de la grille. Nous proposons par ailleurs une offre complète d'information, en privilégiant l'information tiède – celle du reportage, qui traite d'événements datant de trois à six mois – et l'information froide – celle du documentaire, douze à dix-huit mois après l'événement. Nous diffusons aussi de l'actualité chaude, mais il ne s'agit pas de notre angle prioritaire ; en cela, nous sommes distincts et complémentaires des autres offres. Dans le traitement de l'information, nous adoptons aussi un angle différent : nous portons toujours un regard français sur l'Allemagne et allemand sur la France, mais également européen sur les sujets d'intérêt européen. Enfin, nous déployons une offre culturelle, patrimoniale et de création, qui va de l'art lyrique au concert de rap, du théâtre à Avignon aux arts de la rue et au cirque : nous promouvons toutes les formes de création et d'art.
Troisième et dernière conviction, nous pensons que les offres de la TNT doivent contribuer au vivre-ensemble et à la cohésion à la fois sociale, locale et nationale. Mme Ernotte Cunci vient de rappeler que le législateur a choisi de fixer des contreparties à l'utilisation gratuite de ressources qui relèvent du domaine public : dans ce cadre, on peut raisonnablement attendre des offres de la TNT qu'elles contribuent à la solidité d'une autre forme de domaine public, à savoir la préservation de l'ensemble des biens communs de la nation. Il faut retenir une acception très large de ce terme, qui englobe la protection de l'environnement, celle de l'enfance, les valeurs démocratiques, évoquées par Mme Saragosse, la confrontation respectueuse des idées, l'éducation à l'image et l'irrigation de notre écosystème national de création et de production.
Bien sûr, la loi de 1986 a partiellement identifié ce domaine, à travers des notions assez plastiques comme celles d'intérêt pour le public ou de sauvegarde du pluralisme d'expression des courants socioculturels – plastiques mais aussi inflammables dans leur interprétation et leur mise en pratique. Je me garderai bien de juger ce que font les autres éditeurs sur ce terrain, mais je serais ravi d'exposer par écrit à votre commission ce que fait Arte, à son échelle et avec ses moyens, pour remplir cette exigence. Je pense en particulier au soutien à la création d'œuvres nouvelles : nous prenons chaque année des engagements sur un volume de programmes nouveaux, représentant un investissement annuel d'au moins 90 millions d'euros. Nous soutenons également la production dite indépendante : l'essentiel de nos émissions sont coproduites avec des acteurs extérieurs à la chaîne, sans lien de dépendance. Nous travaillons à sensibiliser le public à la protection de l'environnement par des campagnes d'impact autour de programmes comme Gardiens de la forêt, que vous avez peut-être vu. Nous développons aussi l'éducation à l'image avec des contenus dédiés à la lutte contre la désinformation, comme la pastille « Désintox », et à la citoyenneté – nous avons signé une convention de coopération avec l'Arcom dans ce domaine, autour de fiches pédagogiques et d'événements physiques illustrés par des contenus d'Arte, et nous participons à la semaine de la presse et des médias qui se déroule au mois de mars dans les écoles. Nous œuvrons aussi à la préservation d'un espace de débat critique respectueux d'autrui, de la complexité des choses et des nuances, qui donne toute sa place à l'analyse plutôt qu'aux prises de position – Bruno Patino dirait que nous privilégions les enjeux plutôt que le jeu des acteurs.
Si nous prenons en compte les trois éléments que j'ai mentionnés pour la visibilité de chacun des services de la TNT, nous aurons réalisé un progrès important pour l'actualisation et l'objectivation de ce qu'est l'intérêt des programmes pour le public, au sens de la loi de 1986, même si d'autres critères peuvent entrer en jeu.
Madame Ernotte Cunci, quel est votre sentiment à l'égard de la décision du Conseil d'État du 13 février 2024, selon laquelle doivent être pris en compte les temps d'intervention de l'ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités, et pas uniquement ceux des personnalités politiques ?
Le pluralisme est une affaire extrêmement sérieuse. Nous prenons cette question très à cœur au sein de France Télévisions, en essayant de ménager l'équilibre, l'honnêteté et le bon déroulement des débats. Je comprends l'enjeu du pluralisme, mais je m'interroge sur la manière dont tout cela se mettra en place. Il me semble impossible de demander à un éditorialiste sa couleur politique du moment, ne serait-ce que parce qu'un individu peut voter pour un parti tout en ayant sur un sujet un avis qui diffère de celui de ce parti.
Bref, tout cela me paraît assez compliqué. Mais je fais confiance à l'Arcom pour trouver les voies et moyens de faire respecter cette exigence en conformité avec l'essence de la loi de 1986, une loi avant tout de liberté, comme l'a rappelé récemment le président de l'Arcom Roch-Olivier Maistre dans une interview – le terme figure d'ailleurs dans le titre du texte.
Nous voyons ressurgir la question de la holding, qui avait aussi été abordée à l'occasion de la mission d'information sur l'avenir de l'audiovisuel public dont je faisais partie avec Quentin Bataillon et Jean-Jacques Gaultier : quel est votre avis sur la question ?
Ces dernières années, nous avons lancé avec mes collègues ici présents, des coopérations étroites, qui nous semblent essentielles. Nous sommes arrivés au bout de l'exercice : nous ne parvenons pas à suivre la révolution des usages et des attentes des publics. Je soutiens l'action de la ministre de la Culture en la matière et sa proposition, maintes fois réitérée.
Je n'ai pas encore eu le plaisir de discuter de ce point avec notre ministre, que je vois dans quelques jours. Je préfère évoquer le sujet après avoir eu quelques détails. Pour l'instant, nous travaillons très bien avec France Télévisions et Radio France, notamment avec France Info. Certaines de nos missions à l'international diffèrent quelque peu du cœur du dispositif de France Télévisions et de Radio France, et nos activités de radio et de télévision sont déjà fusionnées. J'attends donc d'en savoir un peu plus avant de me prononcer sur les modalités d'un rapprochement.
J'appelle votre attention sur le fait que l'urgence, quel que soit le bien-fondé des rapprochements institutionnels, est le financement.
La position d'Arte est particulière. Le sentiment dominant de notre partenaire allemand, mais pas uniquement lui, est que les termes de notre traité constitutif, qui date de 1990 et qui constitue un engagement international de la France, feraient obstacle à ce qu'Arte soit incluse dans une holding. Lorsque la perspective d'une telle évolution a été envisagée dans le passé, la conclusion des experts et des responsables politiques a toujours été la même, à savoir l'impossibilité d'intégrer Arte dans une telle holding dans le cadre juridique actuel. Cela n'empêche pas de développer des coopérations de plus en plus nombreuses avec nos confrères de l'audiovisuel public.
Comment parler davantage d'Europe ? Vous allez certes couvrir les prochaines élections européennes, mais il faut parler d'Europe tous les jours. Le discours sur l'état de l'Union européenne est diffusé en direct en Allemagne, ce qui n'est pas le cas sur la TNT. Nous avons travaillé sur des textes comme le règlement relatif à un marché unique des services numériques (DSA) et celui relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique (DMA), mais les chaînes de la TNT s'en sont rarement fait l'écho. Ce sont des questions qui ont un impact sur la vie quotidienne des Français.
Nous avons renforcé notre couverture des sujets européens, qui nous tiennent très à cœur, en créant une rédaction européenne au sein de France Télévisions. Nous avons conservé tous nos bureaux à l'étranger, en particulier celui de Bruxelles. Nous diffusons des magazines hebdomadaires qui traitent de thèmes européens, car il est parfois compliqué de comprendre ce qui se joue en Europe et les conséquences que cela peut avoir pour notre vie quotidienne.
Nous avons aussi investi d'autres champs comme la fiction : la série Parlement a joué un rôle important pour faire comprendre, de manière humoristique et intime, le fonctionnement de l'Union européenne. Ce n'est bien entendu pas suffisant, mais nous cherchons à utiliser la palette la plus large pour parvenir à cet objectif. En tant que présidente de l'union des télévisions publiques européennes, je suis très attachée à cette mission. Nous avons renforcé nos échanges d'informations quotidiens ainsi que la présence des sujets européens sur les supports numériques. Notre plateforme commune à tous, francetvinfo.fr, comprend une rubrique, « Vu d'Europe », présentant le point de vue de l'Allemagne, de l'Espagne, de la Pologne et d'autres pays européens sur la France, qui rend concrète la réalité européenne.
L'Europe se situe au cœur de nos missions internationales : nous y consacrons trente heures hebdomadaires grâce au travail de plusieurs rédactions en langues européennes qui apportent un regard pluriel sur d'autres pays ; nous disposons par ailleurs d'un réseau fourni de correspondants dans tous les États du continent. Une rédaction est délocalisée au cœur de l'Europe, à Bucarest : elle travaille en roumain et abrite des collaborateurs ukrainiens. Enfin, nous avons lancé avec nos amis de Deutsche Welle, avec lesquels nous travaillons beaucoup, un programme appelé ENTR, pour les jeunes Européens. Il s'agit de vidéos en huit langues, exclusivement présentes sur les réseaux sociaux, qui abordent différents thèmes sous un angle et des formats destinés aux jeunes – 85 % du public a entre 18 et 34 ans. Avec ENTR, nous avons déployé un important dispositif de couverture des prochaines élections européennes, essentielles pour l'avenir de l'Europe. Je suis persuadée qu'ENTR jouera un rôle pour inciter les jeunes Européens à se rendre dans les bureaux de vote : cet aspect est crucial car la participation sera le premier thermomètre pour lire les résultats de cette élection primordiale pour notre avenir.
Nous jouons à domicile sur ce terrain ! L'Europe représente le quotidien de nos émissions d'information. La rédaction, dont les membres ne viennent pas que de la France et de l'Allemagne mais de nombreux pays européens, est située à Strasbourg et adopte systématiquement un point de vue européen. Notre émission « 28 minutes » s'ouvre presque toujours par un sujet européen. Nous renforçons cette offre sur le numérique, d'abord en termes de langues, car il importe de s'adresser au public dans sa langue maternelle – quatre langues en plus du français et de l'allemand à l'oral, des sous-titrages en grec et en bulgare, une offre renforcée en ukrainien et en russe – et ensuite avec des contenus spécifiques sur les chaînes sociales à destination des jeunes publics européens.
Nous déploierons un dispositif particulier pour les élections européennes : il y aura deux soirées en heure de grande écoute ou prime time, une soirée électorale en direct le jour des élections et une couverture systématique de la campagne, dans le respect des règles de pluralisme et de réserve.
Madame Ernotte Cunci, vous avez employé le mot « qualité » à plusieurs reprises dans votre intervention, ce qui me paraît légitime et logique. Ce terme est néanmoins difficile à saisir : pourriez-vous définir ce que sont une offre et un paysage audiovisuel de qualité ? Vous avez estimé que la télévision française était l'une des meilleures du monde et que France Télévisions proposait une offre de qualité. Depuis les débuts des travaux de la commission d'enquête, je cherche désespérément une définition de la qualité en télévision.
Cette question recoupe plusieurs aspects. Le premier a trait au fait de savoir si nous remplissons nos missions de service public. La littérature sur ce thème est fournie : l'Arcom rédige des rapports sur l'exécution de nos contrats d'objectifs et de moyens, qui évaluent, de manière très analytique, notre travail pour remplir ces missions.
Par ailleurs, nous devons intéresser les gens. La mesure de l'audience est compliquée : d'importantes évolutions se sont produites, car la part de marché a beaucoup perdu de sa signification. Nous tentons d'adapter les indicateurs, afin de vérifier que nous remplissons bien notre mission de télévision publique, à savoir s'adresser à tout le monde. Voilà pourquoi nous insistons sur la notion de couverture : nous parlons chaque jour à un Français sur deux et chaque semaine à huit Français sur dix. Ces indicateurs ne sont pas directement liés à la qualité, mais ils montrent que les téléspectateurs y trouvent leur compte ; or c'est pour eux que nous travaillons, quels que soient leur âge, le lieu où ils vivent et leur orientation politique. Nous réunissons tous les Français, ce qui est essentiel.
Enfin, nous faisons réaliser des enquêtes posant la question suivante : de quelle chaîne pourriez-vous vous passer ? Les réponses nous renseignent sur le lien que nouent les téléspectateurs avec les chaînes de télévision et, indirectement, sur leur qualité. En l'occurrence, les citoyens disent ne pas pouvoir se passer de la télévision. Ce sont les jeunes qui y sont les plus attachés, bien que ce ne soient pas ceux qui regardent le plus longtemps la télévision ; et dans la population globale, 93 % des gens disent ne pas pouvoir se passer de la télévision publique. Ces études nous éclairent sur le jugement que porte la population sur la qualité de nos programmes.
La qualité a souvent un coût, notamment dans le domaine de l'information. La présence d'un réseau de journalistes sur le terrain et la faculté d'envoyer des grands reporters vérifier les faits et recueillir les informations à la source participent de la qualité de nos émissions, notamment à l'international où notre statut de service public est un atout car il n'y a probablement pas de marché commercial pour une information plurilingue et mondiale. Les correspondants dans le monde, tout comme la présence d'experts variés et compétents, jouent un rôle essentiel pour la qualité des reportages, d'où l'importance de leur assurer la possibilité de vivre de leur métier. Les citoyens doivent pouvoir comprendre pour se forger leur opinion, ce n'est pas à nous de leur dire ce qu'ils doivent penser : notre rôle est de leur apporter des analyses pointues pour qu'ils puissent saisir un monde de plus en plus complexe et violent.
J'ai été frappée par l'augmentation de l'audience des chaînes publiques pendant la crise de la Covid-19, analysée comme un mouvement vers des valeurs refuges quand tout est bouleversé. Pour conserver ce statut, il faut privilégier les reportages aux débats, or les premiers requièrent plus de moyens que les seconds.
Je suis entièrement d'accord avec les propos de mes deux collègues. Le respect des engagements est un critère évident et objectif de la qualité, surtout lorsque les clauses sont exigeantes et diversifiées. Le respect de principes déontologiques, notamment en matière d'information, compte au nombre des éléments d'appréciation de la notion de qualité, en effet difficile à cerner mais nécessaire à convoquer. L'universalité d'une offre, à savoir sa capacité à s'adresser à l'ensemble des publics, constitue l'un des aspects de sa qualité.
À ce titre, Arte a pu être perçue dans le passé comme une chaîne élitiste, ce qu'elle n'est plus, si tant est qu'elle l'ait jamais été. L'éclectisme de nos contenus est extrêmement important pour que chaque Français, chaque Européen sente qu'on lui parle personnellement. Les trois offres éditoriales forment un dispositif qui s'adresse à tous les publics : un public un petit peu plus âgé pour la chaîne linéaire, un petit peu plus jeune et urbain pour la plateforme arte.tv, beaucoup plus jeune et rassemblant tous les sexes pour les chaînes sociales. Au total, la moyenne d'âge pondérée des spectateurs d'Arte est, toutes offres confondues, assez proche de celle de la population française : en ce sens, nous avons l'impression de proposer une offre de qualité car elle s'adresse à tout le monde.
Le taux de satisfaction des téléspectateurs doit être aussi pris en compte, d'abord de manière quantitative, à travers la mesure des audiences. Mme Ernotte Cunci a raison de souligner que les audiences du service public n'ont jamais été aussi bonnes ; c'est aussi vrai pour Arte, tant en linéaire qu'en non linéaire. Nous touchons plus de 90 millions d'Européens chaque semaine. Par ailleurs, 2,3 milliards de nos vidéos ont été vues l'année dernière – un chiffre en augmentation de 12 % par rapport à l'année précédente et qui ne cesse de progresser.
La satisfaction des téléspectateurs peut être également mesurée par des indices qualitatifs. Avec Mme Ernotte Cunci, nous commandons divers baromètres, notamment celui de l'Institut français d'opinion publique (Ifop), qui montrent des taux de satisfaction très élevés pour France Télévisions et Arte – y compris pour la plateforme arte.tv qui, comparée aux autres sites de vidéo à la demande comme Netflix ou Disney+, est classée parmi les tout premiers. Pour être plus précis, nous arrivons juste derrière Netflix et devant les offres des autres médias français.
La satisfaction des jeunes est particulièrement importante. Pendant le confinement, un millier de jeunes ont été interrogés sur leurs marques préférées, tous domaines confondus. Dans le secteur des médias, Arte est arrivée à la deuxième place, derrière TikTok. Ces résultats ne sont peut-être pas intuitifs, mais ils correspondent à la réalité.
Cela méritait d'être précisé. Madame Ernotte Cunci, vous avez affirmé en avril 2023 que vous n'étiez « pas sûre » que la création d'une holding soit « la priorité du moment ». Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis en un peu moins d'un an ?
En tant que dirigeante d'entreprise, je dois mener à bien un certain nombre de transformations pour répondre aux attentes du public. Il ne s'agit pas d'une position politique, mais d'un point de vue assez pragmatique.
Il y a déjà quelques années, j'ai pensé qu'il fallait nous regrouper afin d'être plus puissants en matière d'information. Ensemble, en un temps record – une année –, nous avons créé France Info. Nous avons eu raison de le faire : la réunion de nos forces nous a permis de devenir la première plateforme d'actualité en France. Nous savons à quel point il est essentiel de bénéficier d'une information libre, indépendante, fournie par des journalistes qui peuvent exercer leur métier en toute liberté dans le contexte actuel. Nous sommes donc fiers de ce succès.
Nous avons réussi bien d'autres choses que je ne détaillerai pas, sauf s'agissant de la question essentielle de l'information de proximité, de l'offre de proximité du service public. France Télévisions et Radio France, qui disposent toutes deux de réseaux très importants, avec France 3 et France Bleu, se sont mis d'accord pour avancer sur ce sujet compliqué. Autant je pensais l'an dernier que nous allions y arriver, autant je considère aujourd'hui que ce chantier prend trop de temps. Ce n'est pas la faute d'une entreprise ou d'une autre, d'une dirigeante ou d'une autre.
Tous les jours, en tant que dirigeante, je suis obligée de faire des choix difficiles entre plusieurs options. C'est d'ailleurs pour cela que je suis là : lorsque deux personnes de mon équipe viennent me voir pour plaider deux choix différents, et qu'elles ont toutes les deux raison, de leur point de vue, il me faut trancher. Il en va de même avec ma collègue de Radio France : nous avons parfois des idées différentes et avons toutes les deux raison, de notre point de vue. Il serait donc bon que quelqu'un tranche. Cela permettrait d'accélérer la prise de décision et de se concentrer sur le plus important, à savoir l'amélioration de l'offre pour le public.
Quelles sont les conditions qui permettraient d'atteindre cet objectif ? Je ne suis pas une inconditionnelle des systèmes de gouvernance, et il ne me revient d'ailleurs pas de les établir. En revanche, je vois le monde bouger rapidement et je considère que nous n'allons pas assez vite sur certains sujets, que nous ne sommes pas au rendez-vous. Ma motivation est donc très pragmatique : en tant que patronne d'entreprise, j'ai besoin d'avancer pour satisfaire nos publics.
Nous aurons l'occasion d'en rediscuter amplement dans les semaines qui viennent. Néanmoins, on peut dès à présent imaginer que l'une de vos préoccupations sera de faire des économies. Vous avez annoncé un plan d'économies de 200 millions d'euros, après des réductions de coûts de 400 millions entre 2018 et 2022. En dix ans, 1 500 postes ont été supprimés. Ce projet de holding ne participe-t-il pas assez simplement d'une stratégie d'abaissement des coûts ?
J'entends ce que vous dites. Malheureusement, dans le monde qui est le nôtre, et parce que nous sommes financés par de l'argent public, il me paraît nécessaire de m'assurer de l'utilisation optimale de nos ressources. Faire des économies là où cela est possible ne me semble donc pas un problème en soi. Néanmoins, il ne s'agit pas, de mon point de vue, de l'objectif de la holding.
Dans le domaine du numérique, il faut être regroupés pour être puissants ; or nous ne le sommes pas aujourd'hui. Dans les régions comme dans les outre-mer, les radios, les télés et le web ont aussi besoin d'être regroupés pour être puissants et élaborer une offre beaucoup plus localisée ; ils ne le sont pas non plus. De même, nous pourrions gagner en puissance de négociation si nous avions, par exemple, une direction des achats unique : cela nous permettrait de faire ces fameuses économies ou de réinvestir dans l'offre de programmes, qui est le cœur de notre activité.
Ainsi, l'objectif premier de la holding n'est pas de faire des économies, même si je pense, pour être tout à fait franche avec vous, qu'elle devrait permettre d'en faire à l'avenir. Le regroupement de six entreprises audiovisuelles publiques aurait évidemment cet effet.
Je parle d'expérience. Figurez-vous que la constitution de France Télévisions en entreprise unique ne date que de 2010 – il s'agissait auparavant d'une holding regroupant une myriade de sociétés. Mes prédécesseurs ont posé des pierres essentielles à cette construction, notamment en signant en 2013 un accord collectif réunifiant les divers statuts hérités de toutes les entreprises précédentes. Depuis ma nomination, il y a près de neuf ans, je me suis attachée à créer une rédaction unique, une direction des programmes unique et une direction des antennes unique. Ce n'était pas simple, mais cela nous a permis de proposer non pas une juxtaposition d'offres, mais une offre pensée de manière globale : le soir, nous diffusons de la fiction sur une chaîne, un documentaire sur une autre, un spectacle vivant sur une troisième. Cet éclectisme de chaque instant nous a permis, ces dernières années, de faire progresser nos audiences. La construction de cette communauté de destin et cette réflexion globale sont à l'origine de notre réussite.
Nous avons, d'une certaine manière, fait le tour de la question à France Télévisions. L'importante question de la « re-régionalisation » du réseau France 3 se pose désormais. Nous avons l'intention de le faire ensemble, avec la présidente-directrice générale de Radio France, et nous avons d'ailleurs déjà commencé ce chantier, qui n'est pas simple mais qui constitue un enjeu pour l'avenir. Cela fait partie des choses que nous devons accélérer.
Le jacobin que je suis entend avec intérêt ce plaidoyer pour la centralisation. En même temps, je m'étonne un peu que cette dynamique de marché produise autant de concentration et aboutisse à la constitution d'un oligopole. Nous en rediscuterons.
Vous avez évoqué la régionalisation ainsi que les outre-mer. Du fait de la suppression de France Ô, les personnes résidant dans les territoires ultramarins ne représentaient, selon l'Arcom, que 3 % des personnes indexées en 2021 – première année pleine après que la chaîne a cessé d'émettre. Leur taux de représentation a ainsi chuté de plus de 7 points. Comment France Télévisions cherche-t-elle à pallier la suppression de France Ô ?
Je partage votre réflexion sur le phénomène de concentration. Le service public n'est d'ailleurs pas étranger à ce qui se passe sur le marché – rappelez-vous le projet de fusion entre les groupes TF1 et M6. En dehors du service public, cette tendance à la concentration pose la question du modèle économique à adopter. Les enjeux évoqués tout à l'heure par Marie-Christine Saragosse nous renvoient par exemple à cette autre question essentielle : faut-il accepter que les journalistes ne soient pas rémunérés, quand les moteurs d'intelligence artificielle générative absorbent des tas de contenus produits à grands frais par eux pour les restituer ensuite ? Nous verrons bientôt des médias se créer à partir de nos propres travaux : comment ceux qui fabriquent l'information et prennent des risques seront-ils rémunérés ? Mme Saragosse a rappelé que nous avons tous les jours des reporters de guerre sur la ligne de front en Ukraine. Ils nous racontent ce qui se passe sur le terrain, et ce n'est pas drôle, croyez-moi !
France Ô avait vocation à parler des outre-mer dans l'Hexagone, pas à assurer la présence de France Télévisions outre-mer, qui passait et passe toujours par le réseau Outre-mer La Première : Guadeloupe La Première, Martinique La Première… Ce sont d'ailleurs déjà des médias globaux, qui se déclinent à la radio, à la télévision et sur le web. L'ambition de France Ô était donc de parler du pays aux Ultramarins travaillant dans l'Hexagone. Il faut dire que ses audiences étaient assez faibles et que nous avions hélas du mal à fabriquer une chaîne puissante.
Nous nous sommes demandé si la visibilité des outre-mer ne concernait que la diaspora ultramarine et devait être cantonnée à une petite chaîne de la TNT. Les ministres chargés de la culture et des outre-mer ont décidé de les exposer au contraire sur toutes les chaînes et toutes les radios. Les chiffres attestent que les Ultramarins ont vraiment gagné au change. Ainsi, depuis quatre ans, un pacte pour la visibilité des outre-mer fixe un certain nombre d'objectifs, que nous respectons dans leur intégralité. Cependant, au-delà de la lettre du pacte, il y a aussi l'esprit : je peux attester que, pour la rédaction nationale, la direction des programmes et la direction des antennes, ce dispositif a profondément changé la manière de voir les outre-mer et de travailler depuis Paris avec nos collègues ultramarins. Il a aussi renforcé la coopération entre les différents acteurs du réseau. Aujourd'hui, des documentaires ultramarins sont diffusés sur France 2, France 3 et France 5, des spectacles ultramarins sont accessibles sur Culturebox, l'actualité ultramarine est traitée tous les jours dans nos journaux d'information, et je ne parle pas de la météo… En somme, la visibilité des outre-mer est devenue normale.
Outre cette normalité, le besoin s'exprime de faire connaître certains personnages historiques qui n'ont pas forcément toujours été mis en avant. Nous menons donc ce travail particulier, avec l'ensemble des équipes ultramarines et non ultramarines de la maison, dans les documentaires historiques et les fictions.
Même si la suppression de France Ô a été difficile – les équipes qui avaient lancé la chaîne l'ont vécue comme un déchirement, je pense donc que cela a été une bonne décision. La visibilité des outre-mer, largement réaffirmée, est aujourd'hui bien meilleure qu'elle ne l'était : les programmes ultramarins peuvent être vus tous les jours par des millions de téléspectateurs.
Nous nous sommes engagés aux côtés de France Télévisions, radio et télévision, dans ce pacte pour la visibilité des outre-mer. Radio France internationale (RFI) diffuse quotidiennement un journal dédié aux outre-mer élaboré avec les chaînes La Première. Quant à France 24, diffusée dans les grandes régions d'insertion de nos collectivités ultramarines, elle présente l'intérêt de faire parler des outre-mer dans les pays limitrophes.
Le fait que la météo de France Télévisions, que je ne rate jamais, couvre désormais systématiquement les collectivités d'outre-mer peut paraître insignifiant, mais il me semble que cela joue beaucoup dans la prise de conscience, par les citoyens métropolitains, de la diversité du territoire national.
Nous sommes très heureux et fiers que le service public, France Télévisions, ait l'honneur de diffuser en exclusivité les compétitions sportives olympiques en France. C'est reconnaître son rôle central dans la promotion du sport et des valeurs olympiques auprès de tous les Français.
Le 8 mai prochain, la flamme olympique fera son entrée solennelle à Marseille, inaugurant une série de festivités. Elle traversera notre pays jusqu'à Paris, où elle embrasera la vasque pour ouvrir la trente-troisième olympiade. Cet événement empreint de fraternité et de joie populaire a vocation à être une célébration partagée, accessible à tous, en parfaite harmonie avec les principes fondamentaux des Jeux olympiques et paralympiques. Cependant, il a été porté à notre attention que France Télévisions refuse de céder les images en direct de cet événement aux chaînes privées françaises. Cette décision s'écarte de la pratique habituellement observée lors d'autres événements d'importance nationale comme le 14 juillet. Le Comité international olympique a confirmé que votre groupe s'opposait au partage de la diffusion des images de l'arrivée de la flamme en France – une situation qui semble contredire la tradition de partage et d'unité nationale soulignée par la présence officielle du Président de la République. Pourriez-vous nous éclairer sur les raisons qui sous-tendent cette décision apparemment contraire aux attentes du public et aux usages établis ? Comment France Télévisions prévoit-elle d'honorer l'esprit de partage et d'accessibilité essentiel aux Jeux olympiques lors de cet événement d'une portée nationale et symbolique considérable ?
Je vous rassure, il n'a jamais été question de ne pas donner le signal « inter » à qui le demandera. Je sais que vous avez reçu un courrier contenant cette information. Nous avons rassuré les télévisions commerciales, et nous leur avons surtout rappelé qu'elles ne devaient pas hésiter à nous appeler en cas de souci : c'est très bien de saisir la représentation nationale, mais un petit coup de fil peut éclaircir pas mal de situations. Les images du trajet de la flamme seront évidemment partagées, nous n'avons absolument pas l'intention de privatiser quoi que ce soit.
C'est un fait que nous détenons les droits de retransmission des Jeux olympiques. Il s'agit pour nous d'un investissement dont nous sommes ravis et fiers. Nous avons ces droits, via l'Union européenne de radio-télévision, jusqu'en 2032 : avec un peu de chance, nous pourrons même diffuser sur France Télévisions les Jeux d'hiver organisés en France ! Au-delà de l'événement magnifique de cette année, nous avons donc de belles perspectives. Nous essaierons d'être à la hauteur. Les droits gratuits étant octroyés à trois chaînes, dont deux linéaires – je ne parle pas des droits payants –, nous consacrerons les programmes de nos deux chaînes principales aux Jeux et nous lancerons assez vite une autre chaîne numérique, accessible sur france.tv, qui y sera dédiée à 100 % mais pour diffuser d'autres compétitions que celles que vous pourrez voir sur France 2 et France 3. Par ailleurs, nous faisons monter en puissance notre magazine quotidien « Aux Jeux, citoyens ! », qui présente les athlètes olympiques et paralympiques que nous regarderons avec bonheur sur nos écrans. Nous programmerons enfin une série de documentaires sur ce sujet.
Soyez donc rassurés, nous ne causons aucune difficulté aux chaînes commerciales. Nous les sentons un peu stressées en ce moment. Il est vrai que les Jeux olympiques sont un événement majeur, mais le groupe public les a toujours retransmis : nous ne sortons donc pas de notre cadre habituel. Il faut toujours tendre la main, car on est plus fort ensemble, mais un peu de raison, de calme et parfois d'élégance ne nuirait pas aux relations entre le service public et les chaînes commerciales.
Merci pour ces éclaircissements sur le partage des droits télévisés lors du passage de la flamme olympique à Marseille.
Madame Ernotte Cunci, j'aimerais vous interroger sur quelques zones d'ombre qui entourent l'action de France Télévisions.
Le 5 juillet dernier, vous avez déclaré ici même, à l'Assemblée nationale : « Je tiens à dire qu'on ne représente pas la France telle qu'elle est […] mais on essaie de représenter la France telle qu'on voudrait qu'elle soit. » Cette phrase a choqué de nombreux observateurs, tandis que certains philosophes, comme André Perrin, se sont interrogés sur l'obligation, pour les médias, de dire la vérité. Mais on peut toujours tenir des propos qui nous échappent : maintenez-vous cette position ? Si oui, où fixez-vous la limite entre le journalisme et le militantisme ? Car c'est bien de cela qu'il s'agit si vous souhaitez construire la France telle que vous voudriez qu'elle soit – mission qui relève, je le dis avec beaucoup d'humilité, plutôt des politiques. Si vous agissez ainsi, à quel moment masquez-vous la France telle qu'elle est ? Comment cela se passe-t-il ? Pourriez-vous nous donner quelques exemples ?
Cette première question n'est pas sans lien – même si, en réalité, j'espère qu'il n'y en a pas – avec la suivante. Il s'agit de l'émission « Complément d'enquête » consacrée à Jordan Bardella il y a quelques semaines, un numéro qui a fait « pschitt » puisqu'il n'a absolument pas éclairé le public sur quoi que ce soit. J'aimerais savoir pourquoi Jordan Bardella a été choisi comme sujet de reportage. Êtes-vous tenue informée lorsqu'un tel choix est fait, que ce soit en amont de la réalisation ou au moment de la diffusion de l'émission ?
Je m'interroge d'autant plus que l'on a appris quelques jours plus tard, le 19 janvier 2024, que le directeur de l'information de France Télévisions, Alexandre Kara, avait demandé aux journalistes de suspendre leurs enquêtes sur deux autres personnalités, Rachida Dati et Gabriel Attal, qui appartiennent cette fois à la majorité. Il a été dit qu'il s'agissait de laisser la priorité aux émissions de débat mais vous avez affirmé il y a quelques instants que vous souhaitiez que France Télévisions poursuive ses activités d'investigation. Pourriez-vous nous expliquer ce qui mène à un tel choix, qui suscite d'autant plus de questions que France Télévisions est financée par de l'argent public et que chacun doit s'y retrouver, comme vous l'avez dit vous-même ? En l'occurrence, chacun ne s'y retrouve pas : vous avez diffusé une émission à charge contre l'opposant principal au pouvoir en place mais aucune sur des personnalités actuellement aux manettes de notre pays.
Je vais faire comme les journalistes de France Télévisions : resituer le contexte. La phrase que j'ai prononcée, et que certains ont beaucoup exploitée, ne décrit en rien la façon dont France Télévisions doit représenter le monde ou traduire l'information : je parlais de notre obligation de mixité et de la place des experts sur nos plateaux. Notre contrat d'objectifs et de moyens nous assigne l'objectif d'inviter 50 % de femmes expertes sur nos plateaux, ce que je comprends et assume totalement – je ne suis pas en train de dire que l'on me force la main. Cependant, il n'y a malheureusement pas aujourd'hui, en France, 50 % de femmes parmi les scientifiques. C'est dans ce cadre-là que j'indiquais que, d'une certaine manière, nous étions obligés de tordre un peu la réalité pour inviter 50 % de femmes expertes, tout en émettant le souhait que notre société devienne de plus en plus mixte, notamment pour les postes à responsabilité. De même, nous pourrions avoir des difficultés à trouver, dans certains secteurs qui se féminisent beaucoup, 50 % d'hommes parmi les experts ; nous chercherions alors à atteindre la mixité avec la même rigueur.
Je ne commenterai pas le travail des journalistes qui ont réalisé le « Complément d'enquête » sur Jordan Bardella. Ils travaillent de manière indépendante, et c'est très bien. Cette émission fait en réalité assez peu de portraits politiques. Je tiens à votre disposition la liste des sujets qu'elle a traités, vous constaterez que l'échiquier politique y est représenté de manière équilibrée. Si le patron de l'information a demandé de ne pas réaliser de nouveau portrait pour le moment, c'est parce que nous entrons dans une période un peu compliquée, avec des temps de parole extrêmement contraints en raison des prochaines élections européennes : si nous diffusions un « Complément d'enquête » sur une personnalité politique en mars, il nous serait impossible de rétablir l'équilibre avant le scrutin et de respecter ainsi l'obligation de pluralisme à laquelle nous sommes soumis. C'est aussi simple que cela. Cela ne veut pas dire que nous ne ferons pas, à l'avenir, d'autres portraits politiques – nous continuerons sans doute, toujours avec le même souci d'équilibre. Ce n'est toutefois pas la vocation première de « Complément d'enquête », qui en réalise quatre par an. Enfin, si nous avons choisi Jordan Bardella, c'est parce qu'il est le président de son parti et que nous nous attachons aux grandes personnalités politiques.
J'entends votre réponse : c'est donc un hasard du calendrier. Je continue tout de même de me demander pourquoi vous avez réalisé ce reportage à charge juste avant les élections européennes. Je ne suis pas totalement rassuré par vos explications et j'aimerais donc vous poser une autre question, pour lever le doute.
Il y a quelques semaines, on vous a vue très émue au départ de l'ancienne ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, à qui vous avez témoigné beaucoup d'affection. Selon vous, quels liens la présidente-directrice générale du groupe audiovisuel public doit-elle entretenir avec le pouvoir en place ?
Vous avez également évoqué la question des temps d'antenne. Comment les faites-vous respecter ? J'ai ressorti les données du dernier trimestre et j'ai constaté, par exemple, que le Parti socialiste (PS) – dont la candidate, Anne Hidalgo, a recueilli moins de 2 % des suffrages à la dernière élection présidentielle – a bénéficié de 8 % de temps d'antenne sur France 3 quand le Rassemblement national (RN) n'en a eu que 7,67 %. Sur France 5, le RN a disposé de 8,48 % de temps de parole, contre 9,54 % pour le PS – il était aussi derrière Les Républicains. Comment analysez-vous ces chiffres ? Les critères fixés par l'Arcom vous conviennent-ils ? Avez-vous des recommandations à faire en la matière ?
Je vous répondrai une nouvelle fois à la manière de France Télévisions : les faits, toujours les faits. Je ne sais pas où vous avez vu les images que vous évoquez. J'étais invitée à la passation de pouvoir entre Rima Abdul-Malak et Rachida Dati au ministère de la culture et je me suis rendue à cette cérémonie. Il se trouve que j'étais présente quand la ministre sortante a quitté le ministère et que je l'ai saluée, comme l'ont fait plusieurs personnes invitées. Il me semble que c'était une politesse républicaine bienvenue. Je ne vois rien d'autre à dire. Votre question me semble assez curieuse.
Vous avez raison, le pluralisme se juge aussi à la distribution équitable du temps d'antenne entre les diverses personnalités politiques. C'est l'Arcom qui fixe les règles ; elles sont d'autant plus complexes qu'elles varient selon qu'on est ou non en période électorale. Le sujet est important et fait débat.
Nous avons décidé d'améliorer encore la transparence dans ce domaine. Depuis quelques jours, un QR code s'affiche à l'écran. Il renvoie à une page du site francetvinfo.fr qui dresse un bilan régulier des temps de parole. On y trouve également nos sources documentaires, par exemple s'agissant d'un chiffre ou d'une étude cités au journal de vingt heures, pour donner à voir comment se fabrique l'information. Progressivement, nous ajouterons la liste de nos invités. Ainsi, tous les chiffres seront à la disposition du public et chacun pourra les vérifier. En revanche, il revient à l'Arcom de juger si le temps de parole a été équitablement distribué ; elle le fait régulièrement et sans concession, et ses décisions sont publiques.
Je précise que j'ai travaillé avec certaines des personnes auditionnées. En tant que directeur d'une société de production, j'ai également entretenu des liens commerciaux avec certaines des sociétés représentées. Je n'en ai plus aucun.
Madame Saragosse, vous avez évoqué le rôle des reporters de terrain et la couverture de l'actualité en plusieurs langues qu'assure France 24. Votre chaîne constitue ainsi une exception, notamment par les moyens consentis. En revanche, l'actualité a récemment mis en lumière certains de ses journalistes, qui avaient tenu des propos clairement antisémites.
Joëlle Maroun, correspondante au Liban, a diffusé sur les réseaux sociaux ce message : « Levez-vous, monsieur Hitler, levez-vous, il y a des personnes qui doivent être brûlées ». Laila Odeh soutenait ceux qui tuent des civils juifs, qu'elle appelait des « martyrs ». Dina Abi Saab s'émerveillait que des roquettes tombent sur des civils israéliens. Sharif Bibi a aussi été épinglé pour ses propos.
Comment ces gens ont-ils pu être recrutés ? Quelles mesures ont été prises ? Sévissent-ils encore dans des médias payés avec les impôts des Français ?
Il s'agit d'une histoire ancienne : je m'en suis déjà longuement expliquée devant la commission des affaires étrangères et devant la commission des affaires culturelles et de l'éducation, cet été. Je recommence.
Les trois correspondantes étrangères que vous citez ne sont pas des salariées de France 24 ; ce sont des pigistes, salariées par des sociétés de production. En effet, nous fonctionnons avec des sociétés extérieures, pour des raisons liées au coût de l'amortissement du matériel de télévision, plus élevé que celui de radio.
Joëlle Maroun a été licenciée sans autre forme de procès par l'entreprise qui l'employait. Je précise que les propos mis en cause étaient des attaques lancées dans des tweets personnels, jamais à l'antenne. J'ai appris à cette occasion qu'on ne pouvait attaquer un tweet que dans l'année qui suit sa publication, ensuite, il est trop tard ; et qu'on ne peut agir que lorsqu'on y a intérêt, par exemple parce que les propos nous visent directement ou parce qu'on est une association dédiée à la lutte contre l'antisémitisme. Il ne me restait donc pas d'autre voie que le signalement au procureur, que j'ai fait en application de l'article 40 du code de procédure pénale car nous sommes une entreprise publique, bien que même cette action ait été sujette à caution. Il m'a répondu que j'avais eu raison de le saisir, mais que les faits étaient prescrits. Cette personne ne travaille plus du tout avec France 24.
J'ajoute que les dirigeants de médias n'ont pas le droit de surveiller en permanence les comptes privés de leurs journalistes. La jurisprudence le leur interdit, car cela porterait atteinte à la liberté d'expression – il appartient à la représentation nationale de changer la loi si elle le souhaite.
En effet, mais les tweets incriminés avaient été publiés plusieurs années auparavant, avant même qu'elle travaille pour France 24. Elle n'en avait pas écrit depuis son recrutement. Au passage, je précise qu'elle était palestinienne.
La troisième personne que vous avez citée, également palestinienne, était correspondante à Genève ; elle ne travaille plus avec nous.
Sharif Bibi a publié un tweet problématique en 2011, le jour de la mort de son frère palestinien. Il n'a ensuite plus jamais tenu de propos susceptibles d'être considérés comme antisémites. Même les médias en ligne les plus intransigeants ne le considèrent pas comme, disons, irrécupérable. Il travaille pour France Médias Monde, et on n'entend pas du tout parler de lui.
Laila Odeh, enfin, n'a pas tenu de propos antisémites. Elle a peut-être en effet utilisé le mot « martyr », très fréquemment employé en ce moment, avec les événements qui ont lieu à Gaza. Nous lui avons fait un rappel à l'ordre et nous lui avons expliqué la charte, traduite en arabe. Une formation a été dispensée. Si elle tenait des propos déplacés à l'antenne, la loi française s'appliquerait et nous pourrions saisir la justice. Le cas ne s'est jamais présenté.
Le conflit auquel nous assistons depuis le 7 octobre dernier est si clivant et radicalisant qu'il est très difficile de maintenir l'équilibre. C'est très douloureux et le travail des chaînes arabes est difficile. S'agissant de ce conflit, les nuances sont bien rares dans notre paysage audiovisuel et je peux vous assurer qu'une chaîne en arabe qui en apporte, comme le fait France 24, est décriée des deux côtés. Notre média arabophone perd de l'audience, au profit d'Al-Jazira, qui en a gagné 25 % au Maghreb ces dernières semaines. Nos journalistes arabophones subissent des attaques de haine en ligne, parce qu'ils seraient pro-sionistes et ne soutiendraient pas le peuple palestinien. Il faut prendre conscience de la difficulté, pour une chaîne de service public en arabe, à préserver l'équilibre dans la couverture d'un tel conflit. Je défie d'ailleurs tout le monde de faire l'unanimité : en général, on fait plutôt l'unanimité contre soi, en étant à la fois accusé d'antisémitisme et de pro-sionisme. C'est ce qui arrive à notre chaîne arabe.
Si je comprends bien, deux des journalistes que j'ai nommés travaillent encore pour France 24, directement ou par l'intermédiaire de sous-traitants. Dans France 24, il y a « France » : il y va de l'image de notre pays à l'étranger. Que des antisémites puissent être engagés par une chaîne du service public…
Ce sont des accusations graves !
Laissez-moi terminer. La commission de la défense, dont j'ai l'honneur d'être membre, comme M. le rapporteur, a reçu un ancien ambassadeur. Nous avons évoqué le rôle de France 24 dans la dégradation de l'image du pays. En effet, la chaîne tient sur le rôle de la France en Afrique des propos tels que certaines populations estiment que notre pays devrait faire l'objet de sanctions. Avez-vous conscience de diriger une chaîne française émise à l'étranger, dont la voix des journalistes et des éditorialistes affecte notre politique étrangère ?
Je le répète : je suis choqué que des gens ayant flirté avec l'antisémitisme continuent à œuvrer sur une chaîne française, payée par les impôts des Français.
Ces accusations sont très graves. Vous parlez d'antisémitisme, mais je ne sais pas si un tribunal s'est prononcé. Les personnes dont nous parlons n'ont pas tenu de propos antisémites. Ce sont des Palestiniens qui ont pu prononcer des discours militants – actuellement, ils sont loin d'être les seuls. Nous les avons recadrés, nous avons traduit la charte de déontologie du groupe en arabe et nous avons précisé ce qui distingue le militantisme du journalisme.
J'insiste : la situation ne favorise pas la nuance. Nous ne devons pas être les seuls à subir ce genre d'accusations. France 24 reste parmi les chaînes en arabe les plus nuancées et les plus équilibrées.
Quant à l'Afrique, je ne comprends pas ce qu'on nous reproche exactement. Je sais certes que la diplomatie française n'est pas sans conséquences sur nos audiences ou même notre présence, puisque nous avons fermé au Mali, au Niger, au Burkina et en Russie. Nous servons aussi de bouc émissaire aux puissances étrangères qui ne peuvent s'en prendre directement à la France, qui suspendent notre diffusion ou nous attaquent. Mais ma modestie et celle de nos journalistes ne nous autorisent pas à penser à l'inverse que nous pourrions causer des déboires à la diplomatie française. Votre remarque m'étonne fort.
Par ailleurs, nos journalistes ont la conscience aiguë de travailler pour le service public, donc pour l'intérêt général. Notre charte est très précise. Encore une fois, si l'on veut nous attaquer, les tribunaux sont là pour appliquer la loi – et à ma connaissance, il n'existe pas de procédure en cours. Dans le cadre de nos contrats d'objectifs et de moyens, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères nous a octroyé une dotation spécifique pour développer des projets de proximité à Dakar, à Bucarest et à Beyrouth. Il me semble donc qu'il nous porte une confiance totale. Si vous estimez que c'est infondé, demandez-lui des comptes. Mais je ne comprends pas vos reproches.
Je précise que j'ai exercé le métier de journaliste pendant quarante ans, principalement dans des groupes privés – sur TF1, LCI et RTL – et pendant six ans dans les rédactions de Radio France.
Je reviens sur votre fameux propos selon lequel vous représentez la France telle que vous voudriez qu'elle soit et non telle qu'elle est. Vous expliquez que vous avez du mal à recruter des expertes, en particulier dans les domaines scientifiques. C'est sans doute vrai, mais les autres chaînes sont soumises aux mêmes obligations et leurs responsables n'emploient pas les mêmes termes ni la même dialectique.
La décision d'arrêter les portraits politiques de « Complément d'enquête » après celui de Jordan Bardella a suscité un vif émoi au sein de la rédaction, dénoncé notamment par la Société des journalistes de France Télévisions. Vous l'avez justifiée par l'approche des élections européennes. L'explication est curieuse, alors que l'on sait depuis très longtemps qu'elles auront lieu le 9 juin.
Dans le même contexte, on peut s'interroger sur le maintien à l'antenne de Léa Salamé. Cette professionnelle reconnue s'est engagée à ne plus recevoir d'invités politiques à France Inter durant les six semaines de campagne officielle, en raison de sa proximité avec la tête de liste du Parti socialiste. Qu'en est-il de France Télévisions ? Par ailleurs, ce délai, légal, de six semaines n'est-il pas déconnecté de la réalité, la campagne ayant débuté le 1er décembre 2023 ?
En 2022, l'Arcom a relevé sur vos antennes quarante-sept dépassements du temps maximal de publicité autorisé pour une heure d'horloge donnée. Les chaînes privées vous accusent d'avoir fait près de 25 % de votre chiffre d'affaires publicitaire pendant les heures protégées. Comment comptez-vous résoudre ce problème ?
L'Arcom a rendu avant-hier son rapport relatif à la représentation des femmes à la télévision et à la radio en 2023. Après avoir beaucoup progressé, la mixité dans les médias, publics et privés, stagne. Mais il se trouve que l'audiovisuel public a beaucoup d'avance sur les chaînes commerciales. Si je m'exprime différemment de mes collègues du privé à ce sujet, c'est donc sans doute du fait de l'importance que j'accorde, avec toutes mes collègues de l'audiovisuel public, à cet objectif, ce qui nous permet d'entraîner nos maisons dans le bon sens. C'est du moins une hypothèse.
Il est vrai que l'Arcom nous a fait part de dépassements des écrans publicitaires, sur France 2 et France 3. Nous prenons la remarque au sérieux, toutefois cela représente 0,004 % des tranches horaires annuelles sur France 2 et 0,0007 % sur France 3. Nous pensons avoir identifié et corrigé le problème technique à l'origine des dépassements et nous veillerons à ce qu'il ne se reproduise pas, mais c'est l'épaisseur du trait.
Il faut tenir compte du parrainage après vingt heures. S'agissant des européennes, vous n'avez pas répondu.
C'est vrai, pardon, mais je n'ai pas bien compris la question. Je souligne que nous n'avons pas arrêté la diffusion de « Complément d'enquête », mais de ses portraits politiques, parce que nous pensons qu'il ne serait pas possible d'équilibrer les temps de parole. Plus on s'approche des élections, plus nous devons veiller à assurer l'équilibre dans chaque tranche horaire, voire dans chaque émission. Le nombre de semaines étant réduit, c'est très compliqué. De la même manière, nous cessons d'inviter des personnalités politiques dans les émissions qui mêlent l'information et le divertissement.
Le parrainage représente moins de 100 millions d'euros de recettes dans le chiffre d'affaires publicitaire de France Télévisions. En tenant compte à la fois de la publicité, en journée, et du parrainage qui est autorisé aussi après vingt heures, notre groupe pèse environ 10 % du marché publicitaire global, qui dépasse un peu les 3 milliards d'euros. Il y a cinq ans, les recettes de la publicité sur les environnements numériques, notamment Google, étaient comparables à celles à la télévision ; aujourd'hui, elles atteignent 8,5 milliards. Je veux bien que l'on parle des 90 millions de recettes perçues après vingt heures sur France Télévisions, mais de mon point de vue, il serait plus intéressant de s'interroger sur la croissance phénoménale de la publicité dans le monde numérique, qui ne profite pas du tout au secteur commercial – lequel contribue pourtant à financer l'information et la création.
La récente décision du Conseil d'État du 13 février 2024 imposant aux chaînes une définition du pluralisme qui excède la seule comptabilisation du temps de parole des responsables politiques s'applique, contrairement à ce qu'ont tenté de faire croire certains, à tous les médias bénéficiant d'une fréquence de diffusion et non à CNews seulement. Cela soulève des problèmes différents selon les chaînes. Celles qui font se succéder les éditorialistes en plateau devront veiller à la pluralité des points de vue ; celles qui produisent des émissions d'information plus classiques – journaux télévisés, magazines d'enquête, reportages – devront plutôt s'interroger sur les invités, les experts et les lignes éditoriales.
Vous connaissez sûrement le travail que le collectif Médias citoyens publie sur les réseaux sociaux, avec la volonté de promouvoir « des médias intègres, déontologiques et non populistes ». Nous ne sommes pas ici pour juger de sa pertinence ni pour examiner dans le détail les programmes qu'il critique, mais pour mettre en exergue les conditions du respect du pluralisme des opinions. Or nous ne pouvons ignorer la contribution de ce collectif, même si vous la trouvez probablement orientée. Sans la moindre intention d'agressivité, je voudrais donc savoir comment vous jugez les recommandations à l'audiovisuel public qu'il a émises dans le cadre des états généraux de l'information.
Le collectif qualifie l'absence de décompte des invités non politiques de « véritable angle mort de la loi sur l'audiovisuel », notant que certains programmes atteignent « 80 à 90 % d'invités appartenant à un seul camp idéologique (gauche ou gauche radicale) au détriment de toutes les autres sensibilités ». Pour « éviter l'omniprésence d'experts militants », il suggère de mieux identifier les intervenants et leur orientation idéologique. Il dénonce le fait que certaines « émissions d'information et d'investigation reprennent les marqueurs idéologiques d'un seul camp, imposant par là une seule représentation du monde (le plus souvent anticapitaliste, anti-État, favorable à l'écologie radicale…) ». Entendez-vous ces critiques ? Les jugez-vous légitimes, ne serait-ce que partiellement ?
Au-delà, avez-vous l'intention d'élaborer des mécanismes de respect du pluralisme permettant l'application de la décision du Conseil d'État, en anticipation des éventuelles dispositions qu'émettra l'Arcom ?
La question relative à la décision du Conseil d'État ayant déjà été posée, je vous suggère, madame Ernotte, de répondre plutôt à la deuxième partie de la question.
C'est intéressant. La situation dans laquelle vous nous placez soulève une question qui va se poser avec force. D'un côté, on a la loi, des chaînes publiques obéissant à un cahier des charges, une autorité de régulation chargée de contrôler qu'elles le respectent. De l'autre, on a un collectif. Je ne sais pas qui c'est. Ils publient sur les réseaux sociaux, ils peuvent être manipulés par Pierre, Paul ou Jacques, je n'en sais rien. Et dans cette assemblée même, vous mettez sur le même plan ce collectif sans identité et l'Autorité de régulation de la communication.
Vous n'avez pas tort, puisqu'il semble qu'un représentant du collectif ait été reçu lors de la grande consultation sur l'information – j'aimerais bien savoir qui c'est. Nous-mêmes, service public, n'avons pas encore été entendus. Je pourrais peut-être créer un compte intitulé Médias citoyennes qui balancerait des affirmations sans beaucoup de preuves, en proclamant que je suis un collectif de féministes…
J'espère, monsieur le député, que vous me reprocherez, à la prochaine commission d'enquête, de ne pas respecter la parité parce que le collectif incontournable Médias citoyennes aura écrit que 52 % des experts invités sur les chaînes publiques sont des femmes ! Chiche !
Je veux bien répondre à toutes les interpellations, mais je n'ai pas à répondre plus particulièrement à ce collectif que je ne connais pas qu'à ce monsieur qui vit dans le Périgord et m'a écrit une gentille lettre pour me demander pourquoi j'avais déprogrammé un épisode d'« Un si grand soleil » ce soir.
À vous, monsieur le député, je réponds bien volontiers. Cette question ne me pose aucun problème, si c'est la vôtre.
Je vous laisse le choix de votre nourriture.
La question du respect du pluralisme est fondamentale. Certes, il est essentiel d'équilibrer les temps de parole des personnalités publiques. Le cadre est très précis ; l'Autorité de régulation publie des rapports, de sorte que nous corrigeons les éventuels déséquilibres ; le contrôle est plus strict encore en période électorale. Cependant, vous avez raison, cela ne suffit pas pour garantir le pluralisme. Si l'on n'invite que des experts dont on pense qu'ils penchent d'un certain côté – la décision du Conseil d'État dit la vérité –, ou qu'une certaine couleur est dominante, ou qu'il n'y a pas de débat, il y a un problème.
Sur les antennes de France Télévisions, qu'il s'agisse des journaux d'information ou des magazines qui accueillent en direct des invités ou des experts, nous essayons de toujours avoir autour de la table des gens en désaccord, mais capables de débattre. Ce n'est pas simple – c'est même un combat quotidien. Au-delà de l'intensité de la discussion et de la qualité des échanges, l'enjeu est de montrer que dans notre France de plus en plus polarisée, on peut ne pas être d'accord avec quelqu'un sans qu'il devienne un ennemi ; que même en désaccord, on peut dialoguer et échanger des arguments. Nous prenons le parti de considérer que les spectateurs sont libres, qu'il leur revient de se faire leur opinion et qu'il ne nous appartient pas de donner le la.
Monsieur Jacobelli, vous avez choisi de faire courir un danger aux équipes de France Médias Monde. Je trouve que c'est grave. Vous pouvez avoir votre opinion sur la couverture de la guerre au Moyen-Orient, mais il ne faut pas confondre les sujets. Vous ne pouvez pas endosser les pratiques de ceux qui font de FMM et de France 24 en particulier le bouc émissaire de la diplomatie française. C'est d'autant plus déplacé que tel n'est pas l'objet de la commission d'enquête.
Je ne saurais pas la définir. Je ne sais même pas si cela a un sens de parler de ligne éditoriale. En tout cas, il y a des enjeux majeurs. Nous cherchons à donner l'information la plus honnête et la plus juste possible, ainsi que le plus grand nombre d'éléments de contexte possible pour comprendre ce qui se passe. En matière d'information, les mots-clés sont donc profondeur, honnêteté et analyse – j'ignore si cela constitue une ligne éditoriale.
Autre grand enjeu de France Télévisions, la culture dans toutes ses dimensions. Dans ce domaine, nous cherchons le plus grand éclectisme : nous retransmettons aussi bien des concerts de musique classique que du rap, comme le font d'ailleurs les salles de spectacle. S'agissant de création, nous avons beaucoup diversifié la fiction. Cette semaine, nous avons diffusé les deux premiers épisodes de La Peste, une adaptation assez osée de l'œuvre de Camus, dont l'action est transposée en 2030, sous forme de dystopie. Dans le même temps, nous diffusons des polars régionaux sur France 3 le samedi soir. En tout état de cause, nous avons le souci constant de soutenir la création française. Depuis quelques années, on ne voit plus de séries américaines sur France Télévisions. Il nous arrive de diffuser des séries européennes. J'ajoute que si les fictions françaises sont de bonne qualité, c'est grâce à l'excellent travail des scénaristes, des réalisateurs et des comédiens.
Ma question concernait surtout l'information. Dans ces conditions, quelle ligne un éditorialiste peut-il décliner ?
On admet qu'un éditorialiste ait un parti pris ; sa fonction même veut qu'il développe un point de vue. Je n'ai peut-être pas compris le sens de votre question – je ne vois pas le piège !
Il n'y a pas toujours de piège ! Le fait est qu'en principe, un éditorialiste décline une ligne éditoriale.
Il développe un point de vue, à un moment donné. Nous l'assumons.
Pour être claire, l'idée n'est pas d'avoir un robinet d'eau tiède, chaque intervenant étant chargé de représenter toutes les forces en présence et d'équilibrer le pour et le contre. L'important, dans un journal de vingt heures, une émission politique ou sur un plateau, c'est que le travail collectif permette l'expression de tous les points de vue, chacun assumant le sien.
France Télévisions dispose donc d'un ensemble d'éditorialistes garantissant une forme de pluralisme sur chaque sujet.
Un journaliste de France Télévisions ne représente pas un point de vue unique. Il peut tour à tour, selon sa compréhension des événements, exprimer un point de vue qui vous plaira peut-être un jour et vous déplaira à une autre occasion. Un éditorialiste n'est pas une personnalité politique mais un journaliste qui exprime un point de vue susceptible de varier – c'est sa liberté. Je me fiche de savoir pour qui votent les journalistes du groupe ; je suis même contente de l'ignorer. En revanche, ils respectent les principes inscrits dans leur code de déontologie. Ce n'est pas contradictoire avec l'expression d'un point de vue journalistique économique, politique, social, environnemental.
Vous me demandez ce qui distingue un journaliste d'un micro-trottoir ?
Vous expliquez qu'un éditorialiste a pour fonction d'exprimer son point de vue, quel que soit le sujet. Nous avons tous des opinions. Celle d'un journaliste est-elle de meilleure qualité que celle de mon beau-frère ?
Je me suis sans doute mal exprimée. Je ne dis pas qu'un éditorialiste exprime son opinion sur tout et n'importe quoi, tout le temps. Dans notre maison, certains journalistes sont généralistes et d'autres ont des spécialités. À France Télévisions, comme ailleurs du reste, un éditorialiste donne un point de vue argumenté. Je n'oppose pas davantage le point de vue journalistique et celui exprimé dans la rue ou sur un réseau social que je ne comparerais la lecture de X et celle du Figaro ou du Monde. La différence n'est pas de valeur, mais de nature.
Certains éditorialistes coûtent sans doute beaucoup plus cher…
En mars 2023, Nathalie Saint-Cricq expliquait en partie le mouvement d'opposition à la réforme du système de retraite par la jalousie que le grand public ressentirait à l'égard de M. Macron, parce qu'il est jeune, diplômé et riche. On a du mal à distinguer la plus-value journalistique. Pouvez-vous nous dire en quoi elle consiste ?
Je n'ai pas à commenter un propos isolé – cela ne relève pas de ma fonction. La France insoumise a un contentieux avec Mme Saint-Cricq. Nous-mêmes en avons désormais un avec votre parti : vous avez publié une photographie d'elle sur une affiche de campagne électorale, et j'ai réagi en portant l'affaire devant la justice. Dans ce contexte, je suis mal à l'aise pour vous répondre. Quoi qu'il en soit, je soutiens sans réserve Mme Saint-Cricq, tout ce qu'elle a pu dire et ce qu'elle dira demain.
Je comprends parfaitement qu'en tant qu'employeur, ce soit votre position.
Madame Saragosse, y a-t-il des éditorialistes à France Médias Monde ?
Nous employons plutôt des chroniqueurs. Leur mission consiste à décrypter une situation complexe. Chaque être humain est subjectif ; je ne crois pas à la neutralité absolue – en tout cas, personne ne peut être parfaitement neutre en permanence. En revanche, la présence de plusieurs chroniqueurs permet de proposer des analyses différentes et complémentaires.
La dimension éditoriale est plutôt assurée chez nous par les invités : les politiques, mais aussi les experts, qui peuvent militer dans un domaine. L'information n'est pas une science exacte et nous nous plantons parfois, mais nous essayons de distinguer le travail journalistique d'exposition des faits – souvent, on ne sait pas ce que pense le journaliste – du débat, qui permet d'opposer les points de vue. Nous tâchons d'éviter les débats trop radicalisés : assez de tensions traversent le monde, nous cherchons à expliquer, non à en ajouter. Quoi qu'il en soit, l'équilibre et l'objectivité sont des principes heuristiques – on est toujours perfectible !
L'émission « L'Événement » sur France 2 du 9 novembre 2023 était consacrée à l'immigration. Trois des invités étaient d'extrême droite, et la secrétaire nationale d'Europe Écologie-Les Verts a été désinvitée. À quelle logique obéissait la composition du plateau ?
Je ne peux pas vous répondre. Je ne décide pas des invitations. Je pourrai peut-être vous répondre lorsque j'aurai vérifié le contexte. Je peux simplement dire que nous rencontrons moins de problèmes de gens désinvités que de gens qui se désinvitent tout seuls.
Je suppose que France Télévisions a un comité d'éthique. À quelle fréquence se réunit-il ? Combien d'avis a-t-il émis ces dernières années ?
Bien sûr, en application de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias dite « loi Bloche », France Télévisions dispose d'un comité d'éthique. Certaines années, il est saisi plusieurs fois, d'autres pas du tout. Récemment, il n'a pas été beaucoup sollicité. Évidemment, cela ne dépend pas de nous : il peut être saisi par l'Arcom et d'autres.
En tant que dirigeante, vous pouvez le consulter – ce n'est pas une faute en soi de ne pas l'avoir fait. Vous pourriez par exemple lui parler du traitement de l'actualité à Gaza. Des études établissent que, sur vingt journaux télévisés diffusés sur différentes chaînes, pas seulement de France Télévisions, en quelques jours, vingt-neuf secondes de temps d'antenne ont été consacrées à Gaza et au sort des Palestiniens. Cela pourrait faire l'objet d'une réflexion de sa part.
Cette réflexion, très importante en effet, fait partie du travail quotidien de la rédaction. Imaginez-vous bien que, depuis le 7 octobre, la question de la justesse, de l'équilibre, de la manière de nommer les choses fait tous les jours l'objet de discussions, sous la direction d'Alexandre Kara, directeur de l'information. C'est bien normal. Le journalisme est d'abord un travail collectif : la démarche doit être discutée, notamment en conférence de rédaction.
Je ne suis pas sûre que le comité d'éthique doive faire le travail des journalistes à leur place. Le Chipip n'est pas là pour régler des questions quotidiennes qui se posent dans le cadre de la pratique journalistique. Il peut exprimer son point de vue après coup et juger, pour une période donnée, si l'équilibre a été respecté. Mais, au jour le jour, c'est la fonction même d'un journaliste que de s'interroger avec son équipe et ses collègues sur la pertinence de tel ou tel sujet et sur le poids des images et des mots.
Sans aucune obsession vis-à-vis de Mme Saint-Cricq, un communiqué au titre un peu fort de la CGT de France Télévisions, « Déjeuner à l'Élysée : les chiens de garde vont toujours à la soupe », est revenu en janvier 2023 sur sa participation à ce déjeuner assez secret. Les éléments de langage ayant été transmis à cette occasion par le Président de la République ont été retranscrits sans jamais être imputés au Président lui-même – c'était la condition de la participation à ce déjeuner. Ne pensez-vous pas qu'il y ait un problème d'éthique ou de déontologie du journaliste à considérer le Président de la République comme une source à protéger plutôt que comme l'auteur d'une parole publique à retranscrire ?
Vous dites ne pas faire une fixation sur Mme Saint-Cricq, mais j'entends plutôt l'inverse : c'est la deuxième question que vous me posez sur elle. C'est une femme magnifique, une grande journaliste ; cela ne me choque donc pas que nous prenions le temps de parler d'elle.
On ne peut pas faire le métier de journaliste politique sans aller au contact avec les hommes et les femmes politiques. Comment parler politique sans échanger ? Suis-je choquée que de grands journalistes politiques déjeunent avec le Président de la République ? Non. Si ce n'était qu'avec le Président de la République, je le serais sans doute, mais c'est loin d'être le cas – les journalistes politiques ne rendent pas publics tous leurs déjeuners avec toutes les personnalités politiques. Cela fait partie de leur métier.
Mesdames, messieurs, merci. Vous pourrez compléter nos échanges en répondant par écrit aux questions du rapporteur et au questionnaire qui vous a été adressé et en envoyant au secrétariat de la commission d'enquête les documents que vous jugeriez utiles.
La commission auditionne M. Olivier Schrameck, ancien président du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA).
Nous poursuivons nos auditions en entendant M. Olivier Schrameck.
Monsieur le président, je rappelle en préambule qu'interrompant votre carrière au sein du Conseil d'État, vous avez exercé plusieurs fonctions éminentes. Vous avez notamment été directeur de cabinet de M. Lionel Jospin, ministre de l'éducation, de 1988 à 1991, secrétaire général du Conseil constitutionnel de 1993 à 1997, directeur de cabinet du Premier ministre de 1997 à 2002, et ambassadeur de France en Espagne de 2002 à 2004. Vous êtes, depuis 2023, le président du comité d'éthique de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem). Mais nous vous entendons aujourd'hui en tant que président du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de janvier 2013 à janvier 2019.
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Dans un souci de transparence, j'invite également les députés à faire connaître tout éventuel élément de lien avec l'audiovisuel public ou privé lors de leurs interventions.
Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».
(M. Olivier Schrameck prête serment.)
Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les parlementaires, j'apprécie l'occasion qui m'est donnée de m'exprimer devant vous. Votre initiative répond en effet à des préoccupations ou à des interrogations qui ont toujours été les miennes en tant que président du CSA. Je précise d'emblée que je ne m'exprimerai pas sur la période postérieure à cette responsabilité.
Si j'ai été amené, dans l'exercice de mes fonctions antérieures, à répondre devant plusieurs commissions parlementaires, j'étais malgré tout retenu dans mon expression par les responsabilités qui étaient alors les miennes. Au regard de ma situation présente, je m'exprime aujourd'hui en pleine liberté et en toute conscience personnelle.
Je débuterai mon propos par le sujet des autorisations. Si je n'ai, personnellement, pas vécu de telles procédures s'agissant de la création de chaînes privées, j'ai en revanche eu à prendre en compte des assertions concernant les conditions dans lesquelles a été décidée, le 12 décembre 2012, l'ouverture de 12 fréquences supplémentaires. Lesdites assertions étaient basées à la fois sur des documents et sur l'écoute de témoignages personnels qui m'ont été confiés. Les négociations menées à propos de la future chaîne Numéro 23 ont ainsi donné lieu à la perspective de la fusion de deux candidatures puis à l'élimination de l'une d'entre elles. Bien que je ne sois pas en mesure d'en témoigner personnellement et que je m'exprime donc avec prudence, mes propos rejoignent parfaitement ceux de M. Marcel Rogemont.
Mon prédécesseur vous a exprimé sa foi dans la TNT. Je la partage dans une large mesure, bien que son audience se soit relativement réduite au cours de mon mandat, en raison notamment de la substitution progressive de logique de la demande à celle de l'offre télévisuelle. S'agissant de cet appui à la TNT, je me permets de vous renvoyer à l'article du Monde du 28 juin 2018, qui rapporte précisément les propos que j'avais tenus à l'occasion de la présentation d'une étude sur l'avenir de l'audiovisuel à l'horizon 2030 : « La TNT n'a pas vocation à être le parent pauvre de l'audiovisuel […] et je reconnais la nécessité de protéger les publics les plus fragiles et les plus démunis en préservant des modes de diffusion simples et universels ». Je dois néanmoins souligner que je me suis toujours interrogé sur l'intérêt pour le public de ce saut quantitatif, car ce choix a significativement servi les grands groupes existants et donné naissance à des chaînes dont la plus-value en termes de diversité et de contenu peut être contestée.
S'agissant, en second lieu, du contenu des autorisations, je m'interroge depuis toujours sur les raisons pour lesquelles l'autorisation de création est accordée avant que la convention ne soit négociée, car ce processus en deux temps n'est pas à l'avantage de l'autorité de régulation. C'est également sur la base des obligations conventionnelles consenties par les candidats que le choix pourrait être plus avantageusement opéré. À ce sujet, je vous renvoie aux propos tenus devant vous par M. Belmer, qui a affirmé que la dernière phase du processus n'était pas une négociation en ce que le groupe était déjà sélectionné.
J'ajoute, sur ce sujet, que les obligations qui ont été convenues selon ce processus ne me semblent pas épuiser le champ des contreparties prévues par la loi et le règlement. Celles-ci ont toujours fait l'objet, de ma part, de questionnements. Cette procédure assortit en effet une aliénation durable du domaine public pour une période de dix ans, suivie d'une autre de cinq ans sans appel d'offre. Or, je me permets de vous rappeler les termes précis de la décision 94-346 DC du 21 juillet 1994 du Conseil constitutionnel : « Considérant d'autre part que les dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 relatives au droit de propriété et à la protection qui lui est due ne concernent pas seulement la propriété privée des particuliers, mais aussi, à un titre égal, la propriété de l'État et des autres personnes publiques ; qu'elles font obstacle à ce que le domaine public puisse être durablement grevé de droits réels sans contrepartie appropriée eu égard à la valeur réelle de ce patrimoine comme aux missions de service public auxquelles il est affecté ». Il me semble donc légitime de s'interroger sur les droits consentis, véritablement exorbitants de droit commun, d'autant qu'il appartenait au CSA de veiller sur la maintenance des fréquences hertziennes en cours et sur les contreparties exigées de leurs attributaires. Au regard de certains programmes, il me semble en outre légitime de s'interroger sur la valeur réelle et patrimoniale, et sur la prise en compte de la mission de service public.
S'agissant ensuite de la question du contrôle, je me permets tout d'abord de souligner l'insuffisance des moyens humains de l'autorité de régulation telle que je l'ai connue. Malgré la qualité de la direction des programmes et des services administratifs, seule une équipe d'une douzaine de jeunes agents était chargée de l'observation des programmes, de jour comme de nuit, y compris durant les jours fériés. La tâche était particulièrement lourde s'agissant des interventions partisanes, en particulier en période électorale. Ainsi, et nonobstant son dévouement, le CSA était davantage occupé par les dénonciations, qui peuvent toujours comporter une part d'arbitraire, que par des auto-signalements.
J'ajoute, sur le sujet des sanctions, que j'ai moi-même impulsé dès mon arrivée au CSA une nouvelle procédure, la précédente s'étant avérée à la fois inconventionnelle et inconstitutionnelle.
Nous avons ainsi préconisé, en prenant en compte le potentiel humain manifestement insuffisant dont disposait le CSA, au sein du projet global adopté par le collège et intitulé « Refonder la régulation audiovisuelle », le développement de la corégulation, de la suprarégulation et la régulation participative. Ces différents niveaux permettraient en effet d'associer plus organiquement le public à travers des dispositions législatives complémentaires, en confiant aux acteurs de l'audiovisuel la régulation du contenu de leurs programmes. Je suggère en outre depuis longtemps la constitution d'un conseil d'orientation constitué d'experts et de représentants qualifiés du public. Si cette idée n'a jusqu'alors pas pu être concrétisée, c'est d'une part, car l'absence de disposition législative support l'aurait rendue juridiquement fragile, et d'autre part, car elle était susceptible de heurter la sensibilité du collège.
J'imagine également que vous allez m'interroger sur la décision du Conseil d'État du 13 février 2024. Celle-ci représente, à mon sens, une parfaite et nécessaire application de la loi du 14 novembre 2016, qui a modifié la loi initiale du 30 septembre 1986. Compte tenu de la porosité actuelle entre information et divertissement, qu'exprime bien l'anglicisme infotainment, cette loi modificative du 14 novembre 2016 dite « loi Bloche » avait précisément pour objet de renforcer les obligations d'honnêteté, d'indépendance et de pluralisme dans les programmes qui concourent à l'information. Permettez-moi ainsi de citer le rapport de M. Patrick Bloche dont l'article 2 « propose de compléter l'article 3-1 de la loi précité du 30 septembre 1986, qui définit les missions de l'autorité de régulation, en posant le principe que le CSA garantit « l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme » non seulement de l'information, mais aussi « des programmes », les frontières entre la première et les seconds étant de plus en plus poreuses et rien ne justifiant qu'une quelconque émission des chaînes de télévision ou de radio puisse faire preuve de malhonnêteté, de dépendance à l'égard des intérêts des actionnaires ou annonceurs ou puisse avoir pour effet de rompre le caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion ». J'estime dès lors que l'affirmation selon laquelle une chaîne d'information ne serait pas soumise à l'obligation de respecter le caractère pluraliste des courants de pensée et d'opinion est clairement contraire à la loi. Ainsi la prise en compte exclusive de l'expression des partis politiques ne suffit-elle pas à s'assurer du pluralisme.
Je me permets à nouveau de citer les conclusions du rapporteur public, selon lesquelles « seuls des déséquilibres durables et manifestes révélant une intention délibérée de l'éditeur de favoriser un courant de pensée ou d'opinion, quel qu'il soit, sont susceptibles d'encourir une inégalité ». Pour le juge, nous sommes ainsi sur le terrain de l'erreur manifeste d'appréciation, encore renforcée par la prise en compte de l'intention, et non de l'entier contrôle de la qualification juridique des faits, ce qui implique que toute négligence fortuite échappe à la censure. Bien que cela facilite la tâche de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), il convient de relever qu'une évaluation globale implique, devant le juge, une appréciation subjective plutôt qu'un décompte arithmétique.
La décision du Conseil d'État constitue donc un incontestable progrès de notre État de droit, ainsi qu'une aide pour le régulateur dans la réalisation de sa mission. Il est d'ailleurs particulièrement intéressant de relire les procès-verbaux de vos auditions antérieures au 13 février, au sein desquels la décision, bien que nullement anticipée, apparaît en filigrane. Permettez-moi ainsi de citer les propos de Louis de Froissard de Broissia, président du comité d'éthique de M6 : « Je considère que la comptabilité n'est pas l'essentiel. Ce qui compte c'est que le pluralisme puisse s'exercer dans la richesse de son expression ».
J'ajouterai, en guise de conclusion, une observation relative à l'application de la loi Bloche. Le CSA a parfois rencontré des difficultés pour obtenir l'assurance que les comités d'éthique soient réellement composés de personnalités indépendantes, et qu'ils soient donc préservés de toute attache directe avec les éditeurs. Les comités d'éthique étant privés de moyens et de compétences, peut-être faudrait-il désormais aller jusqu'à prévoir que l'autorité de régulation soit dotée d'un pouvoir d'opposition ou d'émission d'un avis conforme dans le choix des éditeurs.
Je voudrais enfin souligner combien l'ensemble des dispositions législatives applicables aux médias est aujourd'hui confus et enchevêtré à force de modifications. J'ai toujours publiquement plaidé, en vain, pour l'établissement d'un code de la communication audiovisuelle.
En 2013, votre nomination a été questionnée au regard de votre expérience de directeur de cabinet de l'ancien Premier ministre, M. Lionel Jospin, de 1997 à 2002. Ces fonctions de nature politique ont-elles obéré votre capacité à apparaître indépendant et impartial en tant que président du CSA ?
Ayant été désigné conformément à la loi, j'estime qu'aucun grief réel ne peut exister à l'égard des modalités de ma nomination. Je rappelle également que l'engagement pris par M. François Hollande concernait les présidents des chaînes, mais nullement le président du CSA. S'il m'est par ailleurs arrivé de rendre compte de mon mandat au président Hollande, je n'ai reçu, à une seule exception près, aucune tentative d'influence ou de pression de sa part. Il me semble par conséquent que c'est la logique du mécanisme législatif et les modalités de désignation du président du CSA qui sont en filigrane dans votre question. Car je n'ai, pour ma part, jamais travaillé en position de subordination de M. Hollande ou été directement soumis à son influence.
Le président Hollande m'a, dans le cours d'une conversation, déconseillé deux personnes dont la rumeur publique indiquait qu'elles pouvaient être candidates à une chaîne.
À l'issue de votre mandat, vous avez déclaré que cette expérience vous avait apporté non seulement de très grandes satisfactions, mais également de réelles déceptions. Pouvez-vous donc nous présenter le bilan que vous tirez de votre action à la tête du CSA, et revenir plus précisément sur ces déceptions ?
J'estime que mes déceptions peuvent être déduites de mes propos liminaires. Quant à ma plus grande satisfaction, elle aura été de contribuer à créer, au cours des premiers mois de mon mandat, le Groupe des régulateurs européens pour les services de médias audiovisuels ( European Regulators Group for Audiovisual Media Services ou Erga). Ce collège a en effet été le creuset de l'élaboration de la directive visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels du 14 novembre 2018, dite « directive SMA », qui a permis de tracer le cadre dans lequel s'est inscrite la création de l'Arcom, avec la possibilité de contrôler les chaînes installées à l'étranger en entorse au principe du pays d'origine.
Estimez-vous que l'Arcom ait la capacité de ne pas reconduire l'autorisation de certaines chaînes au regard du non-respect de leurs obligations déontologiques, comme le prévoit la loi Bloche de 2016 ? Aviez-vous personnellement, au cours de votre mandat, envisagé une telle possibilité ?
Je ne suis pas en mesure de me substituer à l'Arcom dans l'appréciation de la première partie de votre question.
Sur la seconde partie, je vous rappelle que mon exposé liminaire évoquait la chaîne Numéro 23, pour laquelle le collège avait pris la décision de retirer l'autorisation au regard du caractère anormal de son fonctionnement. Cette chaîne n'avait en effet tenu aucun de ses engagements, et proposait des programmes dont le contenu, en grande majorité, portait sur les tatouages et le paranormal. Le Conseil d'État a par la suite, et je le déplore, annulé cette décision en arguant d'un manque de preuves. Or, bien que des progrès aient depuis été réalisés concernant l'Arcom, le CSA n'avait alors aucun pouvoir d'investigation administratif ou pénal, et peinait à obtenir les pièces demandées. Il est donc évident, dans ces conditions, que la chaîne 23 n'ayant pas souhaité fournir les éléments, le CSA a été contraint de se limiter à ce qu'il savait, qui a été par la suite rendu public et que M. Rogemont vous a relaté. Nous avons ainsi pris le risque, devant l'ampleur des défaillances, d'utiliser la possibilité de sanction ultime, qui est celle du retrait de l'autorisation.
Aujourd'hui, et cela a été dénoncé par mon successeur dès son arrivée, les bénéficiaires de la chaîne Numéro 23 demandent, après avoir touché 80 millions d'euros, 20 millions d'euros supplémentaires en responsabilité à l'État. Dans la mesure où je m'exprime aujourd'hui à titre personnel et sans exercer aucune fonction afférente, je me permets d'affirmer que cette demande est impudente.
Considérez-vous aujourd'hui que la coexistence de quatre chaînes d'information constitue un modèle viable ?
Selon l'argumentation des acteurs en place, autoriser des chaînes gratuites supplémentaires était synonyme de désastre économique et il n'y avait de place que pour deux ou trois chaînes d'information au maximum. À mon sens, l'information en continu était vouée à un développement certain, et nous avons ainsi, en accord avec le collège, autorisé la création de chaînes nouvelles. Bien que leur succès soit aujourd'hui inégal, il est important de rappeler que la concurrence constitue un principe fondamental et que le CSA n'a pas vocation à appliquer une logique malthusienne.
Je tiens tout d'abord, Monsieur le Président, à vous remercier pour ce qui représente à mon sens un moment important de vie parlementaire, et pour nous avoir donné un aperçu de ce que peuvent faire les grands commis de l'État lorsqu'ils sont réellement au service du public.
Je souhaite revenir sur vos déclarations à propos de la tentative de M. Hollande, afin de mieux comprendre en quoi elle a consisté. Pouvez-vous confirmer qu'il vous a été suggéré de ne pas attribuer une chaîne, et nous donner, le cas échéant, l'identité du candidat en question ?
Au cours de mon mandat, je rencontrais au moins une fois par an M. Hollande afin de lui rendre compte de mon activité. Bien que je n'aie eu, en revanche, que très peu de conversations téléphoniques avec lui, c'est au cours de l'une d'entre elles qu'il m'a fait part de son appréciation réservée sur deux noms.
Il ne s'agissait pas, à l'époque, de candidats formels.
Le CSA a eu à se prononcer sur leur candidature.
Il s'agissait de postes et non de chaînes. Plus précisément, il s'agissait de candidats à la présidence de France Télévisions, qui ne l'étaient pas encore à l'époque où M. Hollande m'a fait part de ses réserves. Il ne s'agissait donc pas d'effectuer un quelconque tri, mais seulement de partager des observations sur des personnalités dont les noms circulaient préalablement à la phase de présentation des candidatures.
Je reviens sur la décision du Conseil d'État, qui concerne non seulement le pluralisme, mais également l'indépendance. Si ce sujet a été moins commenté, son importance me paraît pourtant capitale, et j'aimerais lire ici avec vous la partie qui en traite : « Eu égard à leur nature, les obligations d'un éditeur de service en matière d'indépendance de l'information sont au nombre de celles dont la méconnaissance peut être constatée par l'Arcom non seulement au regard d'un programme donné, mais également au regard de l'ensemble de ses conditions de fonctionnement et des caractéristiques de sa programmation ». Pouvez-vous nous donner, sur ce paragraphe, l'interprétation d'un praticien, et nous préciser la façon dont vous avez pu le mettre en œuvre ? Au moment de la grève d'I-Télé en 2016, n'auriez-vous pas dû mobiliser cette réflexion sur l'indépendance pour vous prononcer ?
Je partage entièrement votre appréciation sur l'importance du concept d'indépendance, et j'ajouterai qu'une attention particulière doit être portée à la question de l'indépendance financière. Bien que cette dernière soit prévue par l'article 30-1 de la loi du 30 septembre 1986 modifiée, le CSA n'a pas les moyens de la contrôler. Beaucoup de chaînes disposent d'un capital flottant, et compte tenu des moyens juridiques et des moyens d'action du CSA, il est extrêmement difficile de contrôler ce que l'évolution rapide de ce capital provoque dans la composition du capital réel des éditeurs concernés.
Ainsi, et bien que nous ayons été extrêmement attentifs aux événements qui entouraient la grève à iTélé, nous ne disposions d'aucun moyen d'action. Les conditions sociales qui prévalent à un moment donné au sein d'un éditeur sont en effet totalement en dehors de la compétence du CSA, et il tomberait sous la censure du juge administratif s'il s'exprimait sur le sujet.
Jugeriez-vous opportun que les conditions sociales puissent figurer dans les conventions passées avec les chaînes ?
Parmi les éléments de l'audition de M. Rogemont, une affirmation extrêmement forte est celle selon laquelle les autorisations émises avant votre arrivée à la tête du CSA l'ont été sur injonction du Gouvernement. Interrogé sur ces faits, pour lesquels il a précisé ne pas disposer d'éléments de preuve matériels, il a concédé sans ambages leur illégalité. Ainsi, pourquoi ne pas avoir eu recours à un signalement sur la base de l'article 40 du code de procédure pénale ?
On trouve, au sein des déclarations de M. Rogemont, plusieurs assertions concrètes sur la porosité entre l'autorité de régulation et les autorités exécutives. Les pouvoirs publics me semblent avoir eu, à cet égard, une responsabilité, en confiant à mon prédécesseur une mission qui entretenait une confusion entre ses fonctions de président du collège et ses fonctions de missionnaires du Gouvernement. Je ne tire donc pas d'autre conclusion que celle d'un dysfonctionnement originel qu'il était difficile d'affronter.
Sur le recours à l'article 40 du code de procédure pénale, je ne crois en ses vertus qu'à condition de disposer de preuves ou de présomptions étayées par des documents. Or, je n'avais pas, à mon arrivée, de tels documents à ma disposition.
Les archives administratives étaient disponibles, et il m'avait d'ailleurs été préparé, conformément à l'usage, un dossier d'entrée en fonction. J'ai en outre, dès mon arrivée, invité mon prédécesseur à un déjeuner au cours duquel nous avons pu échanger sur le fond des problèmes et sur le futur des personnes de son entourage, dont certaines qui le souhaitaient sont par la suite restées. Je n'ai, en revanche, pas eu accès aux archives du cabinet présidentiel.
Considérez-vous que le risque de voir la TNT se transformer en un parent pauvre de la télévision se soit confirmé ?
En effet. Vous avez sans doute noté que le pourcentage d'utilisateurs de la TNT à titre exclusif diminue fortement et régulièrement, puisque les derniers rapports l'estiment à 19,4 %.
Je reste en outre préoccupé par le fait que ces utilisateurs de la TNT ne figurent pas parmi les plus privilégiés ni parmi la population la plus informée ou capable de décanter l'information, et je crains que la TNT ne s'adresse plus, à terme, qu'à certaines catégories de la population. Le pluralisme ne doit pas seulement concerner la TNT, mais tous les acteurs qui interviennent. Or, plusieurs centaines de chaînes ne bénéficient pas de fréquences assignées et l'influence des réseaux sociaux est aujourd'hui considérable. L'accès aux chaînes de télévision devient extrêmement réduit par rapport à l'univers global des médias en France, y compris des médias étrangers qui diffusent en France, pour les utilisateurs exclusifs de la TNT.
Sous votre mandat, le CSA a pris l'initiative inédite de prononcer des sanctions. Les émissions rappelées à l'ordre ont néanmoins récidivé à plusieurs reprises. Considérez-vous que la stratégie de réponse graduée du CSA soit efficace pour inciter une chaîne à respecter ses obligations ?
J'estime qu'elle est inefficace. Il s'agit tout d'abord d'une procédure extrêmement complexe, qui résulte en grande partie de son cadre constitutionnel et législatif. J'ai, par le passé, proposé l'institution d'un rapporteur issu du Conseil d'État, qui prendrait la pleine maîtrise des dossiers en phase d'instruction et des personnels y concourant. Vous n'êtes pas sans ignorer que le rapporteur peut prendre la décision, sans que le collège n'ait les moyens de s'y opposer, d'empêcher le lancement d'une procédure.
La période de mise en demeure, par ailleurs désormais limitée à cinq années, ne peut donner lieu à une sanction, en cas de récidive, que si le manquement est exactement de même nature que celui qui a été censuré par la mise en demeure. Il existe par conséquent, pour les juristes habiles qui conseillent les éditeurs, un éventail de possibilités pour y échapper.
J'ai en outre précédemment souligné les difficultés que peut rencontrer le CSA pour réunir des preuves. Le Conseil d'État, ayant estimé qu'un comportement manifestement homophobe ne suffisait pas à justifier une sanction, a également censuré la mesure, pourtant explicitement prévue par la loi, qui consistait à supprimer les écrans publicitaires des chaînes.
La lourdeur et la durée des procédures expliquent ainsi leur nombre réduit en comparaison du nombre de manquements observés.
Pour être parfaitement exact, la décision du Conseil d'État ne portait pas sur le caractère homophobe de l'émission, mais plutôt sur la question de l'atteinte à la dignité d'un chroniqueur à qui l'on avait fait croire que son patron avait commis un meurtre.
Je confirme, mais il s'agissait d'un type de comportement analogue, et d'une véritable séquence qui aurait pu être observée par les intéressés avant d'être diffusée.
Durant cette période de confrontation avec la chaîne C8, le CSA et vous-même avez fait l'objet d'une campagne de dénigrement au cours de laquelle vous avez notamment affirmé : « Il est clair que Cyril Hanouna, qui se targue d'être en lien direct avec Vincent Bolloré, ne se serait jamais laissé aller à de telles extrémités sans l'aval tacite de ce dernier ». Considérez-vous que le CSA ait, à cette époque, fait l'objet d'une tentative d'intimidation ?
Ma réponse est positive.
Considérez-vous qu'une telle tentative ait été de nature à empêcher le CSA de travailler et d'accomplir sereinement sa mission ?
J'estime qu'il est de la responsabilité des parlementaires et des autorités exécutives de soutenir le président et le collège d'une autorité administrative indépendante lorsqu'ils font l'objet de telles campagnes. Or, comme vous le savez, pas une seule voix ne s'est élevée pour défendre l'indépendance et l'autorité du CSA face à des propos qui visaient à avilir aussi bien le collège que ma personne.
Je souhaitais à mon tour, Monsieur Schrameck, vous remercier pour vos propos clairs et mobilisateurs.
Vous avez évoqué, au sujet du contrôle, le nécessaire renfort de la méthodologie et des moyens permettant de contrôler notamment le respect du pluralisme. Si j'ai moi-même pu constater la faiblesse des moyens, particulièrement sur le temps de parole entre les femmes et les hommes, il semble que l'intelligence artificielle permette aujourd'hui de mieux assurer cette mission. Vous avez en outre suggéré une meilleure association du public à la régulation, et je souhaite vous donner ici l'occasion de nous éclairer sur les moyens d'y parvenir.
Vous avez, sur le sujet de l'attribution, cité l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel la propriété de l'État exige des contreparties. Interrogé la semaine dernière sur la valeur des fréquences en euros par mois, M. Maxime Saada a choisi d'évoquer directement le sujet de la revente. Comment peut-on évaluer la valeur de ce morceau de domaine public, afin de définir ensuite des contreparties ? J'ajoute, en ce qui concerne les conventions, qu'il est effectivement nécessaire de prévoir des négociations en amont de l'attribution définitive d'une fréquence. Le rapport de force actuellement défavorable ne nous permettant pas d'exiger des contreparties, quels sont les freins que vous avez pu identifier ?
Sur le sujet de l'association du public, je crois davantage à la représentation d'associations qu'au tirage au sort. Ces associations, qui doivent bénéficier des reconnaissances d'utilité publique et justifier d'une solide expérience, existent dans le domaine de l'audiovisuel et tireraient des bénéfices réciproques d'une ouverture institutionnelle vers l'Autorité de régulation.
Sur le sujet de leur valeur, il est nécessaire de comprendre que ces chaînes, qui ont été attribuées gratuitement par l'État, représentent des centaines de millions d'euros. Un poids considérable doit donc être mis sur l'autre plateau de la balance. Au moment du rachat, par M. Alain Weill, de la chaîne que j'évoquais précédemment, mon prédécesseur a fait connaître, et je partage pleinement ce sentiment, son effarement en constatant que la taxe sur les plus-values existantes s'élevait à 5 %.
Sur le sujet des conventions, à partir du moment où celle-ci est acceptée alors que l'attribution a déjà été décidée, l'Autorité de régulation ne dispose plus des moyens nécessaires pour renforcer les prescriptions imposées aux éditeurs. Le mécanisme législatif doit donc être revu.
Je vous remercie, Monsieur Schrameck, pour vos propos extrêmement éclairants sur ce que sont ces chaînes de la TNT et sur la nécessité de l'indépendance, du pluralisme et de l'honnêteté, qui font défaut à nombre d'entre elles.
Il me semble important de souligner que si ces chaînes ont été octroyées à titre gratuit par l'État, l'existence de prix de revente implique aujourd'hui une valeur. Or, au regard des redevances mises en place dans d'autres pays, à combien estimez-vous les montants dont se prive l'État du fait de cette organisation ?
Le bénéfice que l'État accorde est complexe à évaluer. On peut tout d'abord considérer le critère de la marge brute du chiffre d'affaires. Certaines chaînes perçoivent 25 % de marge brute, pour d'autres elle s'élève à 10 %, quand d'autres sont au contraire déficitaires. Si l'ensemble comporte une diversification du champ de l'audience des chaînes, les enjeux ne sont pas uniquement financiers et l'on peut soit s'offrir une chaîne soit la construire à l'usage exclusif de l'intérêt du public.
Un autre critère important est effectivement celui du prix de revente. J'ai pu observer que les montants de certaines transactions antérieures à mon mandat étaient colossaux. S'agissant de la chaîne Numéro 23, la transaction a été réalisée avant même l'expiration de la période obligatoire, et si l'on estime un coût de marché à hauteur de 80 millions d'euros, des coefficients multiplicateurs importants peuvent être appliqués en fonction de la nature et de l'audience des chaînes. Des dépenses régulières doivent en outre être réalisées ensuite par L'État pour l'entretien de ces différentes chaînes, mais ce n'est pas à lui que reviendraient les bénéfices d'une revente.
En 2017, vous déclariez, à propos de la convention conclue avec RT France, que cette chaîne inspirait au CSA une certaine méfiance. Quels sont les éléments portés à votre connaissance qui ont pu susciter cette méfiance, et pourquoi avez-vous décidé de conclure cette convention malgré celle-ci ? Je rappelle que la chaîne RT France, financée par la Russie, est accusée de relayer la propagande du Kremlin et avait, dès 2018, été mise en demeure par le CSA pour des manquements à l'honnêteté, à la rigueur de l'information et à la diversité des points de vue. Sa diffusion a d'ailleurs depuis été interdite par une décision du Conseil de l'Union européenne.
C'est parce que mon attention a très vite été attirée par cette chaîne, émanation d'un groupe manifestement lié à un pays étranger, que j'avais à l'époque prescrit, malgré la faiblesse des effectifs, la mise en place d'observateurs permanents. Cette observation nous a permis de constater un biais dans la présentation des émissions, et a conduit à la mise en demeure évoquée. Les fortes suspicions découlant des observations ne constituaient cependant pas un fondement suffisant pour que le Conseil d'État valide la sanction ultime et supprime d'autorité la chaîne. Si le CSA se sent donc parfois contraint par l'environnement qui est le sien, une autorité indépendante ne mérite pas moins d'être soutenue, et j'ai regretté de ne pas l'avoir été plus souvent.
Je souhaite évoquer la prise de contrôle, en 2015, des chaînes du groupe Canal+ par Vincent Bolloré. Le CSA avait alors annoncé la mise en place d'un groupe de travail paritaire visant à insérer dans la convention des clauses garantissant que les intérêts économiques de ce dernier ne puissent pas interférer sur le contenu de l'information. Vous avez ensuite reconnu, à l'occasion d'un entretien accordé en 2019, que cette initiative n'avait abouti à aucun résultat. Pouvez-vous nous en préciser les raisons ?
Cette initiative, qui avait également été saluée par M. Bolloré, représentait selon moi un progrès informel s'inscrivant dans une logique de corégulation et permettant d'entretenir un climat de confiance avec les éditeurs. Le fait que ces conversations, malgré leurs enjeux, ne se soient pas muées en engagements précis et concrets, s'explique par l'absence de leviers d'influence et par notre position de faiblesse au sein de cette logique bilatérale. Le CSA a trop souvent été en position de demandeur faute de disposer des moyens qui lui auraient permis de se trouver en position d'enquêteur.
Existe-t-il des procès-verbaux de ces conversations ou sont-elles restées purement informelles ?
Sans doute pouvez-vous trouver des procès-verbaux dans les archives administratives. J'ai quant à moi quitté chacune de mes précédentes fonctions en laissant tous mes documents dans mon bureau.
Considérez-vous que les règles applicables à l'audiovisuel public et les méthodes d'évaluation de leurs obligations sont de nature à rassurer le public sur leur impartialité ? Tout vous semble-t-il être fait pour neutraliser les critiques et placer les groupes de l'audiovisuel public au-dessus de tout soupçon ?
J'ai constaté, dès mon arrivée, que le CSA exerçait un contrôle plus strict sur les chaînes privées que sur l'audiovisuel public. J'ai donc essayé d'y remédier, et il me semble que l'audiovisuel public a su jouer son rôle de pionnier des grandes causes nationales. À la veille du 8 mars, je pense naturellement aux droits des femmes, et avec l'aide notamment de Sylvie Pierre-Brossolette, ma première action a été de créer un comité pour l'égalité au sein des programmes et des équipes. Je dois souligner ici que France Télévisions, Radio France ou encore France 24 ont été extrêmement proactifs pour défendre cette cause comme pour de nombreuses autres.
J'ajoute que les moyens de contrôle de l'audiovisuel public sont aujourd'hui trop nombreux, du fait des rapports différents et successifs produits de façon illogique au fil des années. Nous gagnerions à nous limiter à un seul type de contrôle, qui soit clairement celui du CSA, sans qu'il n'entre en consonance avec la période où il lui revient encore de désigner les présidents des chaînes concernées.
À propos du fonctionnement du CSA, une question peut être soulevée sur la constitution du collège et la participation de ses membres. Plusieurs d'entre eux ont en effet pu rejoindre des chaînes de télévision après avoir siégé au sein du CSA ou, à l'inverse, rejoindre le CSA après une longue carrière au sein d'un groupe. Considérez-vous qu'il devrait exister un régime d'incompatibilité entre ces fonctions et, le cas échéant, quelle devrait en être la nature ?
C'est une question difficile, en ce qu'elle touche aux personnes. À titre personnel, je trouve les incompatibilités, prévues par la loi pour une période de trois ans, trop larges. Un ancien membre du collège du CSA se retrouve ainsi privé, pour une durée de trois ans, de toute possibilité d'exercer une activité culturelle, non seulement au sein des médias, mais également dans les télécommunications, la musique, ou encore les lettres. Ces méthodes d'interdiction de fonction me semblent à la fois brutales et contestables. Il me semble dommageable, pour le collège, de se priver de cette source de connaissances qui a été cultivée et peut aider à l'accompagnement de l'audiovisuel public ou privé. La reconversion des membres du collège est par ailleurs rendue difficile par cette législation qui s'impose à eux, et les organismes de chômage refusent de prendre en charge les membres du CSA qui y restent au bout de trois ans. Une situation particulièrement contestable à mes yeux, bien qu'elle n'existe plus aujourd'hui, est celle des journalistes désignés au CSA. Le premier collège que j'ai présidé comportait ainsi une part importante de journalistes qui se trouvaient face à des apories responsables d'une considérable déqualification. Sur les situations individuelles, je ne puis répondre au-delà des prescriptions législatives et il s'agit simplement d'une question de conscience sur laquelle je n'ai pas de légitimité pour me prononcer.
Il m'est apparu au fil des auditions, et cette appréciation n'engage que moi, que le CSA, devenu aujourd'hui l'Arcom, apparaît parfois davantage comme une instance de conciliation que de régulation. Partagez-vous tout d'abord le constat selon lequel le CSA assouplit régulièrement les conventions ? Obtient-il d'autre part des contreparties au moment où ces conventions sont renégociées ?
Peu de conventions ayant fait l'objet d'une renégociation durant l'exercice de mes responsabilités, mon expérience en la matière est mince. La problématique, que j'ai déjà évoquée, est liée au fait que nous traitons avec un partenaire dont on ne peut rien exiger, et qui refuserait toute clause qui remettrait en cause sa nature, sa place, sa position ou son maintien dans la gamme des chaînes de la TNT. J'atteste néanmoins avoir toujours eu à cœur, et les collèges avec moi, de renforcer les conventions et non de les alléger.
Au cours des autres auditions de cette commission, j'ai eu l'occasion d'évoquer, devant TF1, le décret de 1987 fixant le cahier des charges de TF1 abrogé en 2021, et qui avait donc cours sous votre mandat, dans lequel figurait l'obligation pour la chaîne de diffuser des programmes culturels parmi lesquels de l'opéra ou encore du théâtre. Or, il me semble que cette obligation, qui n'a pas été reconduite après l'abrogation, n'a jamais été respectée par le groupe TF1. Le CSA s'était-il, durant votre mandat, saisi de ce sujet ?
Cette problématique, qui a fait l'objet de nombreux débats au sein du collège, est rendue délicate à traiter par les éditeurs qui usent du calendrier la journée. Je prends l'exemple de l'opéra, pour lequel des diffusions existent, mais à partir de 22 heures 30 voire de 23 heures. Les éditeurs protestent vivement contre les tranches horaires pratiquées en matière de contrôle des interventions politiques, notamment durant les campagnes électorales. Il me semble que ces tranches horaires doivent être prises en considération de manière plus resserrée sur le plan politique, dans la mesure où la période qui va de 18 heures à minuit est infiniment trop large pour apprécier la résonance des propos qui peuvent être tenus. J'estime donc que cette méthode doit être envisagée pour l'application d'autres critères, et notamment pour juger de l'application des stipulations des conventions ou des dispositions réglementaires.
Pour ma dernière question, je souhaite évoquer l'horaire du programme d'heure de grande écoute ou prime time, qui s'est décalé au fil du temps sur l'ensemble des chaînes de la TNT avec un effet notable sur le sommeil du public et en particulier des plus jeunes. Le CSA est-il compétent pour se prononcer sur ce glissement des horaires ?
Bien qu'il ne dispose pas de cette compétence, le CSA était particulièrement attentif à ces évolutions, et j'ai eu personnellement l'occasion de formuler des observations au sein de rapports ou à l'occasion de conversations avec les dirigeants des chaînes. Je vous rappelle le principe selon lequel le CSA n'a pas vocation à intervenir dans les programmes, sauf en application des textes qui le régissent. Faute de cette légitimité conférée par une compétence réelle et garantie, nous ne devons donc pas courir le risque de nous substituer aux éditeurs dans la conception et dans l'organisation de leurs programmes.
Je vous remercie, Monsieur le président, et vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit aux questions posées par le rapporteur. Vous pouvez envoyer au secrétariat tout document que vous jugerez utile à la commission d'enquête, et répondre par écrit au questionnaire qui vous a été adressé en amont de cette audition.
L'audition s'achève à douze heures cinquante-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Ségolène Amiot, M. Philippe Ballard, M. Mounir Belhamiti, Mme Céline Calvez, M. Laurent Esquenet-Goxes, M. Laurent Jacobelli, Mme Constance Le Grip, M. Thomas Ménagé, M. Emmanuel Pellerin, Mme Béatrice Piron, M. Aurélien Saintoul, Mme Sophie Taillé-Polian