La séance est ouverte à dix heures trente.
Mes chers collègues, nous auditionnons le général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées (Cema), dans le cadre de notre cycle d'auditions sur l'Afrique, ouvert en novembre dernier. La présente audition a pour objet la contribution des armées à la politique africaine de la France.
Le Président de la République n'a pas attendu les coups d'État de l'été dernier au Niger et au Gabon pour appeler de ses vœux une refonte des relations que la France entretient avec les pays africains. Dès février 2023, quelques mois après le retrait des soldats français du Mali, il l'a annoncée dans le cadre d'une conférence de presse consacrée aux relations franco-africaines, dénonçant l'amalgame qui a fait peser sur nos militaires le rejet d'une classe politique ayant échoué à redresser le pays et la « situation où, par un engrenage de déresponsabilisation et de substitution, la France devient le bouc émissaire idéal ».
Il a appelé de ses vœux un nouveau partenariat avec les pays africains. « La logique », disait-il alors, « c'est que notre modèle ne doit plus être celui de bases militaires telles qu'elles existent aujourd'hui », annonçant l'élaboration d'un nouveau modèle de partenariat militaire.
La réflexion à ce sujet semble parvenue à maturité. Nous souhaitons donc connaître plus précisément le rôle désormais dévolu à nos militaires dans notre politique africaine, et ce qu'il adviendra de nos implantations en Afrique, réparties sur cinq pays – la Côte d'Ivoire, le Gabon, le Sénégal, le Tchad et Djibouti. Nous attendons aussi de vous que vous décriviez la façon dont nos militaires répondront dorénavant aux besoins d'accompagnement exprimés par les pays africains. Quelle présence sera la nôtre, pour quelle influence ? Compte tenu de l'engagement demandé à nos militaires sur le sol africain, il importe que leurs actions s'inscrivent dans un cadre de solidarité affirmée mais aussi de clarification des rôles des uns et des autres.
Nous sommes également intéressés par votre appréciation de la situation stratégique du monde.
Je rends un hommage appuyé aux cinquante-huit militaires morts pour la France au Sahel depuis 2013 et salue l'engagement de nos forces armées dans la crise du Proche-Orient, qui permet à la France en Méditerranée orientale, en Égypte, en Mer Rouge et dans le golfe d'Aden, de contribuer à prévenir un embrasement généralisé.
Mesdames et Messieurs les députés, j'ai plaisir – comme toujours – à m'exprimer devant vous. En ce dernier jour de janvier, il est encore temps de vous adresser mes meilleurs vœux pour 2024.Que l'environnement stratégique soit complexe doit renforcer notre volonté d'agir. L'heure n'est pas au recroquevillement ni à l'attentisme. Nous devons nous emparer des événements.
L'approche ‘large spectre' que vous avez retenue pour le cycle d'auditions sur l'Afrique est indispensable dans le monde complexe qui est le nôtre parce que résoudre un problème suppose de faire appel à plusieurs domaines de compétence. Les nombreux experts que vous avez entendus ont sans doute réussi à couvrir tous les aspects du sujet. Avec une certaine humilité, je vais donc livrer ma vision de la contribution des armées à la nouvelle politique africaine de la France. En préambule, il est indispensable d'accorder notre manière d'agir au moment que nous vivons. Les ruptures se succèdent à l'échelle mondiale. Nous devons probablement modifier notre façon de faire et nous positionner pour empêcher que certains événements ne surviennent, plutôt que nous préparer à en gérer les conséquences. Cela exige de faire preuve d'anticipation, de courage et d'esprit de décision, d'autant qu'il est plus difficile de faire comprendre aux gens qu'il faut s'engager et prendre des risques avant même que des événements surviennent.
Pour autant, il ne faut pas céder à la tentation de « multiplier les coups ». Nous devons définir des stratégies de long terme pour encadrer nos réponses de court terme. Cela n'empêche pas de profiter des opportunités qui se présentent. Sans stratégie de long terme, il est très difficile d'expliquer ce que l'on veut faire et d'assurer la cohérence de notre action.
Par ailleurs, il est impératif de chercher à agir avec d'autres, même s'il en résulte une complexité accrue et si tout le monde ne voit pas les choses exactement comme nous. Il ne faut pas chercher à agir seuls, mais rechercher des coopérations, et ce le plus tôt possible dans la prise en compte des crises. Cela exige des efforts supplémentaires, notamment pour ne pas se mettre systématiquement en avant et faire preuve d'une capacité à travailler avec les autres.
Dans cet état d'esprit, je donnerai d'abord mon appréciation de l'évolution de l'environnement stratégique avant d'évoquer la façon dont nous travaillons, avec ‘chacun' de nos partenaires africains, et non avec ‘les' pays africains. En paroles comme en actes, nous avons tendance à appréhender l'Afrique de façon globale, ce qui irrite assez profondément nos partenaires africains. Chaque pays, de la Côte d'Ivoire au Burkina Faso en passant par le Sénégal, revendique une dynamique propre. Notre façon de parler importe ; elle s'inscrit dans le champ des perceptions et peut donner à nos adversaires des moyens de nous attaquer.
L'environnement stratégique global est caractérisé par un mouvement de désalignement, balisé par quatre marqueurs principaux.
Le premier marqueur est la dynamique de la force, visible dans le retour du rapport de force pour régler les différends ou imposer sa volonté. Après une phase de réarmement et une phase de désinhibition, nous vivons une phase caractérisée par une réelle volonté d'employer la force en raison des effets immédiats qu'elle produit.
Au Haut-Karabagh, une situation qui durait depuis trente ans a été « réglée » en vingt-quatre heures. Autre exemple, les attaques de cargos menées par les Houthis en mer Rouge ont provoqué, en quelques jours, la réorientation des flux du transport maritime vers le Cap de Bonne-Espérance. Celle-ci a des conséquences non seulement sur les pays européens, mais aussi sur les pays de la région, notamment l'Égypte, qui a investi beaucoup dans le canal de Suez et subit les conséquences de la baisse de sa fréquentation.
La dynamique de la force induit une escalade dans l'emploi des moyens et une recherche de la létalité par le biais de munitions toujours plus meurtrières, de l'emploi massif de l'artillerie, de munitions télé-opérées, et de frappes dans la profondeur qui touchent par-delà les cibles militaires, en Ukraine et ailleurs. L'échange de missiles, il y a deux semaines, entre l'Iran et le Pakistan, qui sont deux États respectivement au seuil nucléaire et doté, montre que les acteurs sont prêts à aller assez loin.
Par ailleurs, le fait nucléaire a été remis sur le devant de la scène, au sein du dialogue stratégique, par la guerre d'Ukraine, sous la forme classique d'une grammaire commune aux pays dotés. Certains pays possesseurs, tels que la Corée du Nord, ou qui pourraient l'être, comme l'Iran, n'ont pas la même approche.
La dynamique de la force est aussi caractérisée par l'extension des domaines de l'emploi de la force, qui n'est plus cantonné aux milieux physiques – terre, air et mer. Il s'étend à l'espace, où sont menées des opérations de renseignement, aux fonds marins, comme l'illustre la destruction d'une partie du pipe Nord Stream, et au cyber – tout ce qui s'y passe ne fait pas surface, mais vous avez peut-être entendu parler d'une attaque massive menée en décembre dernier contre l'opérateur majeur de télécommunication ukrainien qui a déstabilisé les opérations militaires.
Surtout, l'emploi de la force s'étend au champ informationnel. L'application TikTok, par exemple, est une arme informationnelle. Elle agit massivement sur les perceptions, récupère des données et sature les systèmes informatiques et électroniques, de sorte que même celui qui ne l'utilise pas en subit les conséquences.
Si la dynamique de la force se déploie, c'est aussi parce que l'ordre international peine à atténuer les crises. Il est urgent de revitaliser l'ONU pour rendre du poids à ses résolutions et en refaire un espace où essayer de traiter les problèmes.
Le deuxième marqueur de la recomposition en cours est la puissance de l'information. Le développement technologique et la numérisation des sociétés confèrent à l'information une valeur stratégique exceptionnelle. En se déployant sous le seuil de l'engagement armé, cette arme très efficace est l'arme principale des stratégies hybrides. Elle porte une large part de l'expression de la compétition, qui est l'état normal de la relation entre grandes puissances. L'information est non seulement l'enjeu de la bataille, qui exige de collecter du renseignement pour être à même d'évaluer et de comprendre la situation et d'obtenir des images pour éventuellement les divulguer ; elle est aussi l'espace de la bataille, qui se déploie aussi dans le champ informationnel et dans le champ des perceptions, sous forme de guerre des narratifs, d'intoxication du système de commandement de l'adversaire.
Nos compétiteurs agissent de façon très offensive sur les perceptions. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les opérations, dans le champ informationnel, doivent s'inscrire dans une stratégie de long terme pour parvenir à agir sur les perceptions. Si un message fait réagir, c'est parce qu'il a été précédé par d'autres qui ont façonné un environnement et préparé les réactions.
Dans le champ informationnel, il n'y a pas de victoire décisive, mais une large palette d'effets, du signalement stratégique à la création d'une caisse de résonance, de l'entraînement à l'inhibition. À l'avenir, la guerre informationnelle structurera de plus en plus les antagonismes, en raison des progrès technologiques. Nous devons nous préparer à un raz-de-marée, porté par l'intelligence artificielle (IA) générative, qui permet au plus grand nombre de faire à peu près tout ce que l'on souhaite dans le champ informationnel, rapidement et à bas coût. La vague sera haute ; il faut s'y préparer. C'est particulièrement vrai en Afrique, continent des rumeurs où la guerre informationnelle a une importance démesurée.
Le troisième marqueur de l'environnement stratégique est la manœuvre de désoccidentalisation en cours. Motivée par une réelle volonté de créer un ordre alternatif, elle prend pour certains pays la forme d'une revanche, pour d'autres celle du simple constat qu'il est temps de changer de paradigme. Promue par un ensemble de pays assez hétéroclite, rassemblés sous l'appellation certes maladroite de « Sud global », elle exprime leur volonté de parvenir à un ordre distinct de celui dont ils estiment qu'il les exclut de la direction des affaires du monde. La Russie est en première ligne dans cette manœuvre.
Dans tous les domaines, nos compétiteurs avancent leurs pions pour contester ce qu'ils considèrent comme des acquis de l'ordre actuel et sécuriser des accès – ports, aéroports, gares – et des flux, ainsi que la maîtrise de nouvelles ressources à terre et en mer. L'affirmation des puissances régionales, qui exploitent toutes les opportunités, est en outre un facteur supplémentaire d'instabilité.
Le quatrième marqueur est le changement climatique. S'il peut sembler moins prégnant que les trois autres, son importance ira croissante. Ses impacts – élévation du niveau de la mer, famines, déplacements de population – en font un catalyseur du chaos. Les pays du Sahel sont en situation de stress hydrique ; en Égypte et au Cameroun, l'élévation du niveau de la mer a déjà des conséquences. Il s'agit donc d'une préoccupation majeure pour la plupart de nos partenaires, donc pour nous – nous ne pouvons pas envisager de travailler avec eux et de répondre à leurs besoins tout en considérant que ce qui est pour eux un sujet important ne l'est pas pour nous.
Par ailleurs, ce paramètre est de plus en plus structurant pour toutes les activités humaines. Les armées n'y échapperont pas. D'ores et déjà, même sur le territoire national, nous nous interrogeons sur la localisation des garnisons et la transition énergétique à mener dans les infrastructures militaires, pour mieux absorber les effets du changement climatique.
Nous nous interrogeons aussi sur la pérennité du moteur thermique. Certes, une exemption pour les moyens militaires terrestres est imaginable, pour des raisons d'efficacité opérationnelle. Toutefois, dès lors que les principaux constructeurs ne produiront plus de véhicules thermiques, aucun n'acceptera de continuer à en produire pour le micromarché que constitue le besoin militaire. Nous serons obligés d'évoluer. Mieux vaut anticiper que subir.
En outre, le changement climatique est important pour les jeunes générations, qui en ont une conscience accrue. Je ne vois pas comment les armées pourront recruter à l'avenir si elles affichent une forme de désintérêt pour ce sujet, ce qui amènerait les jeunes à s'en détourner. Nous devons en tenir compte fortement.
Sur le continent africain, ces quatre marqueurs revêtent des spécificités, que je détaillerai en présentant la contribution des armées à la politique africaine de la France. Je ne vous présenterai pas un plan. Cela signifierait que nous faisons fi du nécessaire dialogue que nous avons d'ores et déjà engagé avec nos partenaires africains. J'indiquerai les principes auxquels nous avons réfléchi et ceux qui sont en cours d'élaboration.
Depuis ma dernière audition, en octobre 2023, nous avons achevé notre retrait du Niger. Si la manœuvre semble désormais banale et maîtrisée, il faut être conscient de sa complexité et de son ampleur, du point de vue logistique et sécuritaire. Elle a été plus difficile au Niger qu'au Mali car, faute de pouvoir évacuer par le Bénin, nous avons dû passer par le Tchad, ce qui a démultiplié les distances à franchir.
De façon générale, nous avons veillé à ne pas hypothéquer l'avenir. Rien d'irréversible ne s'est produit entre les forces militaires françaises et les forces militaires nigériennes, qui étaient auparavant nos frères d'armes avec lesquels nous nous battions contre le terrorisme. Celui-ci n'a pas disparu avec le retrait de la France ; l'armée nigérienne continue à le combattre.
L'opération n'a pas été simple tous les jours, notamment pour nos soldats, qui ont dû faire face à des provocations et à des pressions pendant les deux mois qui ont suivi le coup d'État, de la part de gens aux côtés desquels ils combattaient les groupes armés terroristes quelques jours plus tôt. L'attitude des unités françaises met en lumière la valeur de notre système de commandement. Une fois conclu l'accord de désengagement, nous avons retrouvé la liberté d'action nécessaire pour manœuvrer.
Plus généralement, l'Afrique présente deux caractéristiques qu'il importe d'identifier et de prendre en compte.
La première est l'instabilité. Elle rend difficile toute prévision et la définition d'une ligne de conduite durable.
Le Niger en est un bon exemple. Six ou sept pays occidentaux non seulement aidaient ce pays à lutter contre le terrorisme, mais lui fournissaient aussi une aide dans les domaines du développement, de l'éducation et bien d'autres encore. Pourtant, le 26 juillet au matin, aucun des putschistes ne s'est dit qu'ils étaient peut-être sur le point de faire une erreur et d'emprunter un chemin qui n'est pas exactement celui qu'il faudrait suivre.
À peine dix jours plus tôt, ils étaient reçus à la résidence de l'ambassade de France pour le 14 juillet et remerciaient l'ambassadeur de l'action de la France. Ce faisant, ils étaient sans doute sincères, mais, le 26 juillet, la France a soudainement changé de statut dans leur équation. Il est essentiel non seulement de prendre conscience de cette instabilité, mais aussi de se positionner pour la gérer.
La seconde caractéristique dont il faut tenir compte est la détermination des pays du continent africain à affirmer leur souveraineté. Les bases militaires dont nous bénéficions encore ne sont plus une évidence stratégique. Héberger des bases militaires étrangères sur son territoire est une entaille à la souveraineté qui n'est pas en soi inacceptable, mais qui peut poser problème ou être instrumentalisé.
Notre dispositif militaire historique a produit de nombreux effets positifs. Il était efficace et envié. Toutefois, dans le double contexte d'instabilité et d'affirmation des souverainetés, il produit, notamment dans le champ des perceptions, des effets négatifs qui finissent par peser plus lourd que les effets positifs.
Faut-il en conclure qu'en Afrique il n'y a plus rien à faire ? Non. Le lien entre le continent africain et le continent européen est indissoluble. Leurs interactions sont fortes. Un événement qui survient en Afrique a peu ou pas d'impact sur la Chine, les États-Unis, l'Australie, la Russie et le continent asiatique. Tel n'est pas le cas de l'Europe, qui est directement concernée par quatre enjeux majeurs du continent africain.
Le premier enjeu est la lutte contre le terrorisme. Il faut prévenir l'émergence d'un trou noir sécuritaire formé du Mali, du Niger et du Burkina Faso, sans oublier que le terrorisme touche aussi des pays anglophones.
Le deuxième enjeu est la lutte contre les trafics illicites, notamment celui d'êtres humains. Les flux migratoires ont des conséquences directes sur la politique intérieure des pays européens.
Le troisième enjeu est la lutte contre l'influence de nos compétiteurs stratégiques, notamment la Russie ou la Chine.
Le quatrième enjeu est la protection de l'environnement et la maîtrise des impacts de l'évolution climatique. Nous sommes attendus sur ce point.
Dans ces conditions, nous devons d'abord réduire fortement notre visibilité, d'autant que nous sommes structurellement visibles, plus que nous le souhaitons.
Nous devons ensuite réduire notre empreinte pour être à même de faire évoluer notre dispositif qui, pour des raisons historiques, est important. Si l'instabilité aboutit au chaos, nous devons être capables de nous retirer rapidement si nous le voulons. Si nous restons au cœur des tensions d'un pays en crise, la France en deviendra un acteur qu'on le veuille ou non, instrumentalisé de surcroît par nos compétiteurs. Nous devons être capables de réduire rapidement la voilure et de nous fondre dans le paysage, quitte à rétablir notre dispositif ultérieurement.
Nous devons enfin renforcer considérablement notre capacité d'influence en Afrique pour pouvoir agir dans le champ des perceptions.
Ces trois efforts doivent être conjoints : une trop forte visibilité est un lourd handicap dans le champ des perceptions ; une empreinte trop lourde empêche de gérer l'instabilité chronique.
S'agissant des modalités d'exécution, il faut impérativement agir en coordination étroite avec les pays africains, qui sont nos partenaires. Notre présence ne vaut que si elle correspond à leurs attentes et si elle répond, de la façon la plus précise possible, à une demande de leur part. Si leurs attentes changent, nous devons trouver les moyens de faire évoluer rapidement nos contributions. Dans chaque pays, il faut co-construire une relation singulière aux dispositions et au tempo spécifiques.
Pendant la période d'examen approfondi de leurs besoins, il faut s'attendre à une forme d'incertitude et je ne pourrai pas vous présenter un plan ni un dispositif finalisé. Au demeurant, l'époque n'est plus aux dispositifs arrêtés pour cinq ans. Les choses évolueront vite, au gré des demandes de nos partenaires. Nous devrons être capables de nous adapter, en prévoyant des dispositifs à géométrie variable, notamment dans l'actuelle phase de discussion avec nos partenaires.
Notre dispositif devra inclure la capacité à entretenir des relations avec les autorités militaires locales, et à garantir des accès stratégiques par voie maritime et aérienne. Nous devrons également être capables de recueillir du renseignement et d'exercer une influence dans le domaine de la lutte informationnelle qui est particulièrement prégnant en Afrique. Enfin, nos dispositifs devront permettre de poursuivre les actions de partenariats opérationnels.
Pour tout cela, il faudra faire appel à des renforcements depuis la France sous forme de détachements de renseignement, de détachements d'instruction opérationnelle (DIO) et de capacités d'intervention. Ces déploiements pourront aussi permettre de réaliser des exercices conjoints et offriront un cadre de réactivité.
Cependant, disons-le clairement : ce dispositif, aux caractéristiques différentes du précédent, ne produira pas les mêmes effets. Le précédent était performant en matière d'effets physiques, mais désastreux dans le champ informationnel. Or c'est là que nous sommes en train de perdre. Il faut donc rééquilibrer les choses.
Inévitablement, notre réactivité en matière d'évacuation de ressortissants (Resevac) et de DIO sera amoindrie. Nous devrons en tirer les conséquences en matière capacitaire. Même si les Rafale et les A400M ont une allonge supérieure à celles des Mirage et des Transall, ce qui permet de compenser l'éloignement, le délai d'intervention d'unités projetées depuis la France est inévitablement plus long que celui d'unités stationnées directement dans les pays africains.
Nous devons améliorer nos capacités d'anticipation – nous en discutons avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Jusqu'à présent, nous étions sans doute un des seuls pays qui, en cas de crise en Afrique, pouvait se permettre d'attendre assez longtemps avant de prendre formellement la décision d'évacuer ses ressortissants, au point de ne le faire que finalement que rarement car les choses finissaient pas se dégonfler. Les autres pays ont toujours pris des mesures préventives, parfois avec plusieurs mois d'avance, par exemple lors d'élections. Nous devons modifier notre approche et le faire savoir clairement.
L'effort principal devra porter sur le champ informationnel, dès la phase de réorganisation. Il faut impérativement que nous prenions la peine de laisser les pays partenaires souverains communiquer sur leurs actions, sans considérer qu'il nous incombe de chercher à les valoriser. Il faut les aider dans ce domaine, mais ils doivent assumer leur communication. Nous devrons mettre à profit les deux prochaines années pour stabiliser notre dispositif et façonner les perceptions, celles des populations sur place et celles de nos alliés européens.
Je formulerai, en guise de conclusion, trois observations sur la politique africaine de la France.
D'abord, elle ne se limite pas à la contribution qu'y apportent les armées. Sur le terrain, la France doit augmenter la composante civile de son empreinte, ce qui contribuera à rendre moins visible sa composante militaire.
Ensuite, adopter une posture lisible et crédible ne signifie pas que nous devons agir seuls. Nous devons mieux gérer une forme de « multi-bilatéralisme » en Afrique, en cessant d'être plus en compétition avec nos partenaires européens qu'en appui de nos partenaires africains.
Enfin, la politique africaine de la France se fait aussi en France, où vivent d'importantes diasporas africaines, qu'il faut aussi prendre en compte.
Lors de son allocution du 27 février 2023, le Président de la République a évoqué la naissance d'un « nouveau modèle d'intimité et d'imbrication de nos armées ». Ce modèle repose sur l'approfondissement de notre offre de formation, sur l'augmentation des capacités d'accueil et sur la densification de notre réseau diplomatique et de défense, en vue d'une sécurité durable pour tous.
Le ministre des armées, Sébastien Lecornu, a rappelé à l'Assemblée nationale, en novembre 2023, les principes fondamentaux de notre mission : combattre le terrorisme, protéger nos concitoyens et enrichir les alliances stratégiques. Sur le terrain, il est question d'élargir les opportunités de formation dans les écoles militaires en étoffant notre réseau diplomatique et de défense, notamment grâce à l'augmentation du nombre de postes d'attaché de défense et à la récente visite historique du directeur général de l'armement (DGA) en Afrique.
Au Sahel, l'expansion des groupes terroristes se poursuit, menaçant directement la sécurité européenne. Cette dynamique est amplifiée par le pivot des États-Unis vers l'Indo-Pacifique, ce qui induit pour l'Europe de nouveaux enjeux sécuritaires.
Compte tenu de l'engagement militaire continu de la France en Afrique, comment traiter les enjeux de façon réaliste tout en mettant à profit nos liens historiques ? Comment élargir la coopération avec les Européens et les Américains ?
Pour traiter les enjeux auxquels nous sommes confrontés et bien tenir compte des caractéristiques de l'Afrique contemporaine, au premier rang desquels la jeunesse de sa population, nous devons faire évoluer notre dispositif en réduisant sa visibilité et son empreinte, dans les champs physique et informationnel. Nous devons être à même, dans le champ des perceptions, de faire directement comprendre en quoi consiste notre posture.
Nous devons agir en coordination étroite avec les pays africains partenaires et avec nos alliés, sans entrer en compétition avec eux. L'affirmation de leur souveraineté par les pays africains a notamment pour conséquence une forme de refus de travailler dans un cadre multilatéral. La task force Takuba, composée de forces spéciales d'une dizaine de pays européens et déployée dans le cadre de l'opération Barkhane, est un format que les Africains n'acceptent plus. Ils veulent traiter avec nous dans le cadre de relations bilatérales. C'est leur choix ; il faut le prendre en compte.
Nous devons donc créer une structure permettant de gérer des relations dans un cadre multi-bilatéral. Nous devons le faire de façon transparente pour les pays d'accueil : s'ils veulent des relations d'État à État, nous avons intérêt, en matière militaire, à la coordination et à la mutualisation, notamment dans les domaines du soutien et de la logistique. Certaines de nos structures se prêtent à cette démarche, mais il reste à en inventer une permettant d'aller plus loin.
Notre relation avec les États-Unis en Afrique est très forte dans le domaine opérationnel ainsi qu'en matière de partage de renseignements et d'évaluations de situation et d'appui logistique. Nous devons présenter et expliquer aux Américains l'évolution de notre approche en Afrique et les principes qui la régiront désormais, pour que nous puissions continuer à bien coopérer.
Les problèmes qu'ils rencontrent en matière d'accès sont les mêmes que les nôtres.
Nous devons travailler avec les Américains et avec les armées européennes. Toutefois, il ne suffit pas que les armées aient envie de travailler ensemble sur le terrain. Il faut que chaque pays manifeste une authentique volonté politique de travailler en coopération, sans esprit de compétition conduisant chacun à afficher à la fin de l'année ce qu'il a fait pour le pays où il intervient et à faire des comparaisons avec ce qu'ont fait les autres. Ce qui compte est ce que nous faisons globalement pour le pays où nous intervenons.
Dans un article publié hier, Le Monde annonce « une réduction drastique des effectifs militaires » dans trois pays amis historiquement liés à la France : le Sénégal, la Côte d'Ivoire et le Gabon. On ne peut pas s'empêcher de lire, entre les lignes, un cafouillage diplomatique. Nul ne sait plus très bien quelle politique africaine le Gouvernement mène au nom de la France, ce dont les armées ne peuvent que gérer les conséquences. Tout cela, au lendemain d'événements qui se sont succédé en Afrique, ressemble un peu à « Courage, fuyons ! ».
Le même article évoque l'hypothèse d'une création de bases communes avec les Américains pour conserver une empreinte en Afrique. C'est une seconde surprise : pourquoi opter pour ce partenaire, tout à fait respectable au demeurant, plutôt que pour nos partenaires européens ? La raison en est peut-être que nous avons constaté, au Sahel, que nous étions seuls et que nous ne pouvions pas compter sur nos partenaires européens. Nous avons financé et mené seuls la lutte contre le terrorisme. Pour nos partenaires, la coopération s'est réduite à la politique de la chaise vide. Pire : au Niger, lorsque la France a dû partir, l'Allemagne s'est curieusement montrée plus encline à discuter avec la junte qu'avec nous.
Cet article soulève de nombreuses questions au sujet de notre présence sur le sol africain, s'agissant notamment de notre coopération militaire avec des partenaires historiques, culturellement et économiquement, de la France, et de notre relation avec nos partenaires européens.
Un article de journal n'est pas une position officielle de la France. Le simple fait d'annoncer des décisions contrevient au principe selon lequel nous veillons à dialoguer avec nos partenaires. Quoi qu'il en soit, les journalistes publient les informations qu'ils recueillent et recoupent, et nous devons faire avec.
Réduire notre visibilité et notre empreinte exigera probablement de réduire les effectifs. Toutefois, il faut se garder de toute approche simpliste. Certains effectifs sont déployés en permanence. Ils sont composés de militaires installés sur place avec leurs familles pour un an ou deux, et de gens qui se relaient tous les quatre mois. Les uns et les autres n'entretiennent pas avec le pays d'accueil la même relation, tant s'en faut, mais tous participent à notre présence permanente.
Par ailleurs, des effectifs sont déployés ponctuellement, notamment dans le cadre des DIO, dont certains sont réalisés à partir de nos bases du Sénégal et du Gabon. Si demain les effectifs des DIO viennent de France, il est probable que leur effet sur le terrain et la perception qu'en auront nos partenaires seront assez similaires à ce qu'ils sont aujourd'hui, mais notre visibilité ainsi que notre empreinte seront différentes.
Je cherche donc à éviter une approche par les moyens, pour privilégier une approche par les effets. Dire à nos partenaires que nous serons demain dix fois moins nombreux qu'aujourd'hui ou leur dire que nous nous organiserons pour produire des effets répondant à leurs besoins, ce n'est pas la même chose.
La réduction des effectifs déployés en permanence est possible, elle ne doit pas avoir d'effets trop importants sur notre efficacité ou notre réactivité. En ce qui concerne la création de bases communes avec les Américains ou d'autres : mutualiser les bases est souhaitable si nous voulons réduire notre visibilité tout en conservant le minimum d'empreinte nécessaire pour maintenir ouverts nos accès.
Nous avons des bases au Sénégal, au Tchad, en Côte d'Ivoire et au Gabon. Elles sont installées dans les capitales, et même parfois enclavées dans des aires urbaines en expansion. Leur empreinte et leur visibilité sont devenues difficiles à gérer. Nous devrons sans doute modifier notre schéma d'implantation pour réduire nos vulnérabilités (« moins posé, moins exposé »). Si nous pouvons le faire avec des alliés, tant mieux.
En matière de lutte contre le terrorisme, nous ne pouvons pas tourner le dos à ces pays et les laisser se débrouiller sans en subir les conséquences. Il faut conserver une approche réaliste et une vision stratégique à long terme.
La situation stratégique comporte de nombreux défis politiques.
La compétition, que vous présentez comme l'état normal des relations entre grandes puissances, doit être surmontée et non banalisée. Sur la prise en compte du changement climatique, nous nous réjouissons d'avoir fait école, nous qui recommandions, dès l'examen de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, de nourrir dès à présent l'ambition réfléchie de sortir du tout-pétrole.
Quant à l'équilibre désastreux entre effets physiques et effets dans le champ des perceptions, il appelle selon nous une réponse articulée autour de trois notions : la légitimité des régimes et des relations ; la cohérence d'une approche dans la durée ; l'explicitation des intérêts de chaque partie, car la question de savoir pourquoi les seules implantations de la France à l'étranger sont sur le continent africain finira par se poser.
J'aimerais entendre votre appréciation des événements en mer Rouge, qui ont des effets sur l'Afrique. La réorientation des flux vers le cap de Bonne-Espérance ne réduit pas le risque, qui est élevé dans le canal du Mozambique.
S'agissant de nos partenariats, j'aimerais vous entendre sur deux faits précis. Comment réagir à la visite du président tchadien Idriss Déby à Moscou ? Mamady Doumbouya s'est fait proclamer général, selon un tropisme bien connu des régimes autoritaires. Où en est notre partenariat avec la Guinée ?
Le canal du Mozambique, où les flux du transport maritime n'ont jamais été interrompus, est bien identifié comme une zone à risques. Nous renforçons notre vigilance. Toutefois, il est plus large que l'accès à la mer Rouge, et les enjeux y sont plus économiques ou environnementaux que sécuritaires.
Notre partenariat militaire avec la Guinée est maintenu. Un schéma de transition est identifié et respecté. Par ailleurs, ce pays a pris ses responsabilités lors de la formation de l'Alliance des États du Sahel (AES). Approchée par le Mali, le Niger et le Burkina Faso, qui cherchaient à sécuriser un accès à la mer, la Guinée a conservé une posture ouverte et prudente. Notre partenariat militaire a été maintenu à un niveau raisonnable. Lorsqu'un dépôt de carburant a explosé à Conakry le mois dernier, les armées françaises ont apporté une aide à la population, ce qui me semble aussi justifié que nécessaire.
Notre culture militaire inclut un tropisme africain, qui prend place au sein de nos affections et de nos nostalgies. Les nécessités de l'heure, si fort que l'on puisse « regretter la douceur des lampes à huile », nous amènent à réduire notre empreinte. Cela aura-t-il un effet sur l'attractivité de la carrière militaire ? Si oui, comment le compenser ? Dans certaines unités, notamment les troupes de marine, aller en Afrique est une perspective espérée.
S'agissant de la création de bases communes avec certains de nos partenaires, je conçois aisément qu'elle permette de réduire notre empreinte et de limiter les risques dans la guerre informationnelle. Certains pays européens sont-ils intéressés ? L'Italie, par exemple, est attachée au concept de « Méditerranée élargie ». Peut-il offrir un cadre à un éventuel partenariat, ce dont pour ma part je doute ?
S'agissant de Djibouti, où en est le renouvellement de notre traité de coopération militaire et de défense ? L'impression domine que nous n'y sommes pas exposés à la guerre informationnelle, contrairement à ce que nous vivons en Afrique de l'Ouest. Comment expliquer que notre présence y soit bien mieux acceptée ?
La perception par nos soldats de la reconfiguration de notre dispositif africain est une question essentielle en matière de ressources humaines. Que des jeunes Français s'engagent dans les armées en vue d'être envoyés en opération est une très bonne chose. Par ailleurs, cela correspond à notre modèle d'armée d'emploi. Qui s'y engage sait qu'il peut être désigné pour partir en mission, en Afrique ou ailleurs : au lendemain du Nouvel An, je me suis rendu en Estonie et en Lituanie, où nous déployons des effectifs dans le cadre de missions opérationnelles par des températures de -25 ou -30 degrés, preuve que le soleil n'est pas la seule motivation des jeunes Français qui s'engagent dans les armées ! Les militaires veulent accomplir les missions qui leur sont données. Nous ne les envoyons pas en mission pour les occuper, mais parce qu'il y a des effets à produire.
S'agissant de nos effectifs déployés en Afrique, de façon permanente ou non, leur activité demeurera assez soutenue, au moins parce qu'elle produit des effets – si les gens sont heureux, tant mieux –, et parce qu'elle fait vivre la culture de l'engagement au sein de nos armées, notamment la culture de l'alerte. De ce point de vue, un déploiement d'un mois offre d'autres opportunités qu'un détachement de quatre mois, car il est plus intense, et peut être reproduit plusieurs fois dans l'année.
Telle est la perspective que le Ministre a défendue lors de l'examen de la LPM, et vous nous avez suivis. Vous avez porté une attention toute particulière au maintien de l'activité, qui est cruciale pour nos soldats, Ils ne se sont pas engagés dans les armées pour rester dans leur caserne, dans leur base ou sur leur bateau à quai, mais pour s'entraîner et réaliser les missions qui leur sont confiées. Cela suppose de disposer d'un budget suffisant pour mener des activités. Le soldat est un professionnel, que sa mission peut amener à s'engager un jour pour défendre son pays, ce pour quoi il souhaite s'entraîner et maîtriser le matériel avec lequel il peut être amené à s'engager.
Pourquoi entretenir une armée ? Pour en avoir une le jour où il en faut une. Cette évidence a été perdue de vue, car la guerre s'est éloignée, se réduisant à des interventions à l'étranger. De façon significative, nous rémunérons nos soldats « à l'acte » plutôt qu'en fonction de ce qu'ils sont capables de faire. Or on possède une armée pour ce qu'elle est capable de faire (l'ultima ratio), plus que pour ce qu'elle fait quotidiennement, sauf à considérer que l'armée devient inutile dès lors qu'il ne se passe rien. Nous devons faire évoluer cette perception et le traduire aussi en matière de rémunération, en privilégiant l'indiciaire à l'indemnitaire, le statut du soldat étant avant tout un contrat qui le lie à la nation française.
Nous devons veiller à ne pas laisser croire que l'armée n'offre plus l'aventure. Elle continuera à l'offrir, à un rythme soutenu mais dans des formats modifiés et dans un monde plus divers. Les armées devront toujours être capables de faire ce que l'on attend d'elles en situation de crise ou de guerre.
S'agissant du dispositif, La création de bases communes dépend d'abord de l'accord des pays partenaires, qui seront à la manœuvre pour dire avec qui ils souhaitent travailler. Nous devrons nous entendre avec des pays qui veulent et peuvent en créer, en identifiant une communauté de missions, ainsi qu'avec les pays d'accueil, dans un cadre multi-bilatéral. Une approche politique commune sur les effets attendus des troupes déployées est indispensable. Les complémentarités potentielles sont nombreuses, ce qui nous dispenserait d'agir sur tout le spectre.
En ce qui concerne Djibouti, les négociations visant au renouvellement de notre traité de coopération militaire et de défense sont en cours. Djibouti est un pont entre l'Afrique et le Moyen-Orient.
Avant d'aborder la politique française de défense en Afrique, il convient de se mettre d'accord sur l'objet précis de notre discussion. Persister à évoquer l'Afrique sous un angle générique semble assez fou, chacun en conviendra. Nous parlons d'un continent qui se compose d'une cinquantaine d'États qu'aucune vision commune ne rassemble. Notre sujet est complexe et multiforme. À l'évidence, il exige une grande capacité d'adaptation ainsi qu'une approche réaliste et pragmatique.
À l'heure où nous faisons face, à l'échelle du continent africain, à de multiples défis, au premier rang desquels une lutte, voire une guerre d'influence sans commune mesure avec ce que nous avons connu par le passé, il s'agit d'envisager non pas des relations idéales telle que nous aimerions qu'elles existent, mais des relations assises sur la réalité. En matière de défense, la politique à construire, ou plutôt à co-construire avec nos partenaires, consiste essentiellement à faire la part du souhaitable et du possible. Comment y parvenir ? Comment définir et renouveler une politique de défense en Afrique à la lumière de notre histoire, de nos expériences, de nos réussites et de nos échecs ?
Pour progresser, nous devons d'abord dresser un bilan aussi complet et objectif que possible de l'action de la France en la matière. Cette approche est nécessaire dans l'analyse non seulement de nos relations avec les États mais aussi du lien que nous avons et voulons entretenir à l'avenir avec les populations. Le lien avec les populations est une composante essentielle de toute action efficace. Aucune politique de défense ne peut se passer des autres leviers disponibles, notamment la diplomatie, la politique culturelle et l'aide publique au développement (APD). Un tel bilan global, de nature à fonder une politique renouvelée de défense en Afrique, a-t-il été suffisamment dressé et partagé au sein des armées et à l'échelon politique ?
Par ailleurs, les réservistes citoyens de ma circonscription m'ont interrogée sur la suppression des grades honorifiques. J'ai fait face à une véritable levée de boucliers. Ils ne comprennent pas cette décision et la vivent mal. Je pense que nous sommes plusieurs à espérer profiter de l'audition de l'auteur de cette décision pour qu'il nous éclaire à son sujet.
Cantonner la politique de la France en Afrique à sa dimension militaire serait en effet une erreur majeure. Nul n'en a la volonté, mais les apparences ont pu le laisser croire, ce que nos détracteurs en Afrique, ne se sont pas privés d'exploiter. Une approche globale est indispensable, notamment pour se faire comprendre, de façon habile et ordonnée, par les populations. Cela suppose d'investir notamment les champs culturel, sportif et éducatif.
Ce travail incombe à notre diplomatie. Dans un pays donné, notre ambassadeur représente tous les ministères. Il est le chef d'orchestre chargé de mettre en musique notre politique. De sa conception à sa mise en œuvre, notre approche doit être globale. Pour être capable de répondre correctement aux attentes de nos partenaires, il faut commencer par les comprendre et par en identifier les caractéristiques, idéalement dans le cadre d'une coordination entre pays européens là où cela est pertinent.
S'agissant de la suppression des grades honorifiques de la réserve citoyenne : si j'ai pris cette décision, c'est parce qu'aujourd'hui je suis incapable d'expliquer le bien-fondé des critères d''attribution des grades aux réservistes citoyens, qui vont de caporal à colonel. Son caractère aléatoire ou arbitraire est même contraire à l'esprit dans lequel les grades sont attribués dans les armées, qui consiste pour la Réserve citoyenne à les associer à une activité ou à un niveau d'études. Ce système est le contraire de l'escalier social des armées.
Voilà ce qui a motivé ma décision, et non, bien entendu, une quelconque forme d'hostilité à l'égard des réservistes citoyens, dont l'abnégation et l'investissement dans leur mission ne sont pas à démontrer.
L'action d'un réserviste citoyen ne vaut pas en raison de sa tenue ou de son grade. Ce qui fait la valeur de son engagement, c'est son expertise, son rayonnement et son engagement.
Il ne s'agit pas de nier l'engagement des gens dans la réserve citoyenne, mais de l'identifier pour ce qu'elle est. Dorénavant, tous (du caporal au colonel) auront l'appellation d'officiers de la réserve citoyenne, quelle que soit leur situation professionnelle dans le monde civil. Si certains sont gênés par la perte de leur grade, c'est que la réserve citoyenne ne correspond pas à ce qu'ils veulent faire. Ma décision me semble conforme à l'esprit de la réserve citoyenne.
Dans le cadre du cycle d'auditions sur l'Afrique, nous avons recueilli de nombreux éléments d'appréciation des événements en cours. J'aimerais les aborder sous l'angle des espaces maritimes.
La compétition maritime est au cœur du futur continent africain. À l'Est du continent, la mer Rouge concentre une artère essentielle du commerce maritime mondial, de nombreux câbles sous-marins et l'accès aux espaces de l'Indopacifique depuis l'Europe. L'influence et l'intervention d'acteurs non africains dans cette zone s'intensifient sensiblement, de concert avec leur action et leurs relations avec les pays africains avoisinants. La contestation de cet espace maritime va croissant depuis plusieurs mois. La signature d'un accord de partenariat entre l'Éthiopie et la République autoproclamée du Somaliland, qui offre à l'Éthiopie un accès à la mer indépendant de Djibouti, illustre la contestation de l'ordre établi.
À Djibouti, de nombreux intérêts étrangers convergent, notamment ceux de la France et de la Chine. Les affrontements en mer Rouge, qui se déroulent depuis plusieurs mois, mettent en péril le commerce mondial. Dans le domaine maritime, l'enjeu est double : il faut protéger le commerce et les aires marines, ce à quoi plusieurs accords sont consacrés.
Dans ce contexte tendant au conflit, sous ses trois aspects modernes que sont la compétition, la contestation et l'affrontement, quel est le rôle des forces françaises au sein des espaces maritimes ? Cette question est surtout posée pour les océans. Elle doit l'être pour la façade maritime de l'Afrique et pour les pays de son voisinage.
Sur le changement climatique, je rappelle l'existence du rapport d'information sur les enjeux de la transition écologique pour le ministère des armées, que Jean-Marie Fiévet et moi-même avons remis à Florence Parly en mai 2021. Plusieurs pistes qu'il suggère sont d'ores et déjà suivies.
Le Président de la République est en Suède. Ce pays s'apprête à rejoindre l'Otan. Quelle est la place de la France dans le dispositif de défense en mer Baltique ?
Les espaces maritimes sont des espaces communs, jusqu'alors considérés comme « appartenant » à tout le monde. La compréhension des espaces communs évolue. Nombreux sont ceux qui, désormais, les considèrent comme des espaces qui ne sont à personne, et qui sont donc à conquérir et à contrôler. Cette évolution de la façon dont certains de nos compétiteurs voient les choses étend la conflictualité à ces espaces.
Les espaces maritimes sont des zones de ressources et de transit, qui sont autant de richesses convoitées. Pour les pays du littoral africain, une large part de l'alimentation des populations des pays côtiers dépend de leurs ressources halieutiques. Les enjeux de contrôle et d'exploitation durable sont cruciaux. Les terres rares et les hydrocarbures attisent également les convoitises. La piraterie soulève des problèmes sécuritaires.
Il s'agit donc d'un problème complexe, particulièrement prégnant en Afrique. S'agissant d'espaces communs, il doit tout spécifiquement être traité en coopération avec d'autres pays. L'Union européenne (UE) a acquis une certaine expérience en la matière, dont il faut profiter et qu'il faut enrichir. Dans ce domaine, notre coopération avec les pays africains, notamment dans le golfe de Guinée, est assez avancée, quoique perfectible. Plusieurs initiatives et protocoles ont déjà été adoptés.
En mer Rouge, nous avons affaire à un acteur qui cherche à placer un espace maritime, et les flux qui y transitent, sous contrainte. L'importance de la mer Rouge était connue, la possession par les Houthis de missiles antinavires, de radars et d'une capacité de blocage aussi. Nous pensions pouvoir gérer les conséquences de cette situation. En réalité, elles sont assez difficiles à gérer, faute d'avoir laissé se développer cette menace latente, mais sans pour autant que la réponse soit forcément uniquement militaire.
Le travail en coopération entre pays européens n'est pas chose aisée, mais nous sommes sur la bonne voie. Une opération européenne est en cours d'élaboration pour assurer la sécurité des flux maritimes en mer Rouge.
La France y contribuera, en appui des pays qui ont souhaité prendre la tête de l'initiative. Il ne s'agit pas d'un manque d'ambition, mais de la volonté de donner envie aux autres pays d'exercer des responsabilités et de les y aider. Nous sommes nation-cadre de l'opération AGENOR, mais nous ne sommes pas les seuls à disposer d'une expertise de la zone. Si nous voulons augmenter notre niveau de coopération avec nos alliés, nous devons aussi savoir contribuer sous d'autres leaderships.
Au Bénin, en décembre 2023, vous avez dû démentir l'existence d'une soi-disant base militaire française lors d'une conférence de presse conjointe avec votre homologue, qui a confirmé vos propos.
Dans le contexte de défiance grandissante qui prévaut depuis plusieurs mois, notamment dans la région du Sahel, la désinformation en provenance de pays du continent africain s'intensifie. En France, nous disposons, grâce à notre doctrine de cyberdéfense, de la lutte informatique d'influence (L2I), qui permet notamment de répondre aux fausses informations en rétablissant la vérité, mais ne suffit pas toujours.
Que faites-vous, en coopération ou non avec les militaires des pays africains, pour lutter contre la désinformation et ses éventuelles conséquences sur nos relations avec eux ? Les rumeurs, la désinformation et la défiance ont-elles fait évoluer vos relations avec vos homologues des pays africains ? Si oui, de quelle façon ?
L'action dans le champ des perceptions qu'impose la guerre informationnelle est un enjeu majeur. Certaines des difficultés que nous connaissons tiennent au retard avec lequel nous avons investi ce champ. Un effort important est consenti. Il n'est pas toujours visible, ce qui au demeurant sert notre intérêt. Il faut le maintenir.
En matière de communication, il faut avoir l'humilité de laisser s'exprimer ceux qui sont le plus à même de le faire devant les auditoires-cibles qu'ils connaissent et pratiquent tous les jours, localement, au cas par cas. C'est pourquoi je m'exprime préférentiellement aux côtés de mes homologues africains lors de mes déplacements ; ils ont la légitimité. Nous devons obliger les pays africains à prendre leurs responsabilités dans ce domaine. Ce message semble être bien reçu, ce qui est encourageant. La sensibilisation des gens à l'importance du champ informationnel porte ses fruits.
Les militaires sont malheureusement dépendants des choix politiques et diplomatiques de la France. La présence de nos soldats dans les pays d'Afrique sub-sahariens, dans le cadre de l'opération Barkhane, a provoqué la mort de cinquante-huit soldats, auxquels je rends hommage.
L'exigence de souveraineté exprimée par les pays d'Afrique, qui aspirent à un nouvel ordre et à un changement de paradigme, est aisément compréhensible. Plusieurs décennies de présence française ont abouti à un résultat contestable, d'autant que la volonté régulièrement affirmée par la France de donner à ces pays leur autonomie, notamment en matière militaire, n'est malheureusement pas toujours suivie d'effets. Les pays d'Afrique disent ne plus vouloir d'une politique conçue chez nous, qui contribue à les appauvrir et à les déstabiliser. La malheureuse intervention de la France en Libye, ordonnée par le président Sarkozy, en offre un exemple.
Ils ne veulent plus non plus d'une dette qui s'alourdit de plus en plus. De 2012 à 2022, la dette des pays d'Afrique subsaharienne est passée de 59 à 109 milliards. Cette augmentation est exclusivement celle de la charge de la dette. Les taux d'intérêt les enfoncent, comme ils enfoncent la France. Nous pourrions prêter à ces pays à taux zéro pour qu'ils puissent mettre en œuvre des politiques de développement.
Quant au pillage des cerveaux, nous y contribuons. Les annonces faites hier par le Premier ministre selon lesquelles nous allons envoyer des émissaires en Afrique pour y trouver des médecins sont d'autant plus malheureuses que la dernière loi relative à l'asile et à l'immigration que nous avons adoptée durcira les conditions dans lesquelles se forment les étudiants issus de ces pays.
Si on additionne tout cela, on comprend que les pays africains manifestent une exigence de souveraineté et remettent en cause les politiques que nous menons chez eux. À l'agenda militaire, ne faut-il pas substituer un agenda politique et économique visant à coopérer de façon bien plus efficace ?
J'ai présenté l'agenda militaire en qualité de CEMA. L'agenda politique et économique n'est pas de mon ressort. L'approche interministérielle, qui est indispensable, permet une approche globale.
Je ne partage pas votre vision négative de notre action en Afrique. Je n'ai aucune difficulté à affirmer que l'apport de nos armées aux pays africains est plutôt positif. Certes, nous ne sommes pas à l'abri de la critique et nous n'avons pas tout bien fait. Nos contempteurs ne se privent pas de le rappeler en forçant le trait. Si nous n'avions rien fait, nous serions lisses, sans aspérité et à l'abri de toute attaque.
Le discours du Président de la République du 27 février 2023 affine notre position. Dans le domaine de la formation, par exemple, nous agissons depuis de très nombreuses années, sans avoir épuisé le sujet. La douzaine d'écoles nationales à vocation régionale (ENVR), dont les pays africains assurent le commandement et les pays européens le financement, les instructeurs étant européens et africains, en sont un bon exemple.
En Côte d'Ivoire, nous avons participé à la création de l'Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT), qui permet au pays de prendre son autonomie en la matière. Au Gabon, l'ENVR a développé la formation de gardes forestiers et la recherche, en raison de la nécessité de préserver la biodiversité. Un véritable processus d'appropriation est en cours. L'échange est à double sens : un officier ivoirien est actuellement instructeur à Saint-Cyr, où il forme les élèves-officiers français.
Nous n'avons pas à rougir de notre bilan en Afrique. L'action des armées n'a jamais été malintentionnée. Les Africains le savent et le reconnaissent.
En Afrique, une approche globale s'impose. L'évolution de notre logique de partenariat en Afrique tient-elle compte de la nécessité d'adopter une approche interministérielle coordonnée ? Je me permets de rappeler l'existence du rapport d'information sur le continuum entre sécurité et développement, que j'ai publié en mars 2020.
L'approche interministérielle, qui s'impose en effet, sera confiée au représentant spécial de la France en Afrique de l'Ouest, dont la nomination est imminente. Sans empiéter sur les prérogatives des ambassadeurs ni sur celles des militaires, il embrassera un spectre large et assurera la cohérence de notre approche. Le dialogue que nous menons avec les pays africains nous permettra d'autant mieux d'identifier tous leurs besoins et de formuler des propositions.
C'est la clé de la réussite. Si les militaires modifient leur dispositif sans que rien d'autre ne change, nous échouerons. Cette recette a fait ses preuves. Des dizaines d'enseignants français ont soutenu l'éducation en Afrique. On ne peut pas dire qu'ils ont échoué. Il faut persévérer dans cette voie.
L'efficacité de notre présence en Afrique dépend de plusieurs facteurs : la densité du maillage, garantissant notamment une appréciation autonome ; le maintien d'une garantie d'accès offrant la possibilité de se déployer rapidement, donc d'avoir une empreinte plus mobile – de ce point de vue, l'opération Sagittaire a été un authentique succès ; l'approche par pays basée sur une stratégie définie par les Africains, prévoyant notre intervention en second rideau, pour des opérations de formation, d'assistance militaire opérationnelle (AMO) et de conduite d'exercices communs. Par ailleurs, notre stratégie informationnelle doit inclure une réflexion sur l'IA, et nous devons tenir compte de l'impact des évolutions climatiques.
Les réflexions menées au sein des armées incluent-elles les trois facteurs dont dépend l'efficacité de notre présence en Afrique ? Quels sont les partenariats envisagés avec nos alliés, notamment européens ?
Je ne peux garantir l'application de ces principes, dans la mesure où j'ai parfois en face de moi des gens qui ne l'entendent pas exactement de la même façon. Je dois mettre en place un dispositif correspondant à ces principes, parce que j'estime qu'il permettra de conserver la liberté d'action la plus large, donc de remplir les missions fixées par le Président de la République. Si tout cela était garanti d'avance, on ne demanderait pas aux armées de le faire. Nous avons proposé une façon de faire qui nous semble réaliste.
Les partenariats avec les armées alliées sont essentiels. Ils dépendent de la volonté politique qui préside à leur création. Nous progressons. Lors de l'opération Sagittaire, nous avons réussi à nous coordonner avec nos alliés européens ; c'est toujours perfectible, mais le travail en commun se développe, cela va dans le bon sens.
Les drones Reaper, qui sont des drones volant à moyenne altitude et de longue endurance (MALE), ont démontré leur efficacité au sein de nos forces, notamment au Sahel. Rapporteur pour avis du programme Préparation et emploi des forces, j'ai eu l'occasion de saluer leur pertinence, notamment en matière d'autonomie et de capacité de renseignement, surveillance et reconnaissance (ISR).
La réorganisation de notre dispositif africain permet-elle de les redéployer, par exemple en Indo-Pacifique, comme je l'ai suggéré dans mon rapport ? Ils pourraient par exemple participer à la surveillance du canal de Mozambique depuis La Réunion, ou des abords de la Nouvelle-Calédonie. Ils peuvent aussi être utiles à la lutte antiterroriste en Afrique, grâce à leurs capacités de renseignement.
Par ailleurs, je soutiens la suppression des grades honorifiques de la réserve citoyenne. Le plus gênant était que les grades étaient accolés aux régiments, ce qui me semblait assez déplacé pour leurs officiers, notamment ceux des forces spéciales, qui y ont fait toute leur carrière.
La suppression des grades honorifiques de la réserve citoyenne ne s'inscrit pas dans une lutte idéologique. Pour moi, il faut que les choses soient propres et claires. Elles le seront assez rapidement. Chacun comprendra que la réforme n'est pas dirigée contre les réservistes citoyens, mais vise simplement à assurer une forme de cohérence.
En Afrique, il ne faut jamais négliger les distances. Les drones y sont et y resteront indispensables. Pour améliorer notre maillage, nous devons aussi travailler en partenariat et miser sur la complémentarité des moyens, par exemple avec des avions légers de surveillance et de reconnaissance (ALSR).
La difficulté est de gérer l'émergence d'un trou noir sécuritaire, a fortiori quand il faut composer avec les contraintes d'autorisations de survol.
Nous pouvons aussi déployer des drones en Indo-Pacifique, sous réserve que le moyen soit effectivement adapté aux contraintes de la zone et aux missions à remplir. Le développement capacitaire offre des perspectives prometteuses.
À l'unisson du Président de la République, je salue le professionnalisme et le sang-froid ayant présidé à la difficile opération d'évacuation du Niger. Politiquement, nous tenons tous à saluer le redéploiement de nos forces.
S'agissant de l'augmentation de notre capacité d'influence dans le champ des perceptions, je rappelle que France Médias Monde, qui est un opérateur public, porte une lourde responsabilité dans la critique de la France en Afrique. En tant que parlementaires, nous devons nous interroger sur notre mission de contrôle de cet opérateur public.
Notre armée est une armée d'emploi. Notre objectif est d'être déployés en premier. Comment maintenir notre niveau de préparation à cette fin ?
Dans la nouvelle conflictualité, avec des moyens renforcés, la capacité des armées à réagir est encore plus essentielle qu'auparavant. La LPM accentue l'effort au profit de l'échelon national d'urgence renforcé (ENU-R), qui est une force de réaction rapide susceptible d'être déployée sous vingt-quatre heures pour les premiers éléments et dix jours pour les moyens plus lourds, jusqu'au niveau brigade et même un peu plus.
Ce qui permet de maintenir ce dispositif, ce sont les activités d'entraînement et les mises en situation réelle. Nous avons la chance d'avoir une culture de l'alerte et de la projection, il ne faut surtout pas la perdre. Nos déploiements tous les quatre mois au Sénégal ou dans le cadre de l'opération Barkhane relevaient davantage de la culture expéditionnaire opérationnelle. La capacité à déclencher des opérations sur bref préavis est davantage nourrie par une opération comme l'opération Sentinelle. Lorsque le Président de la République ordonne le déploiement de militaires supplémentaires moins de vingt-quatre heures après un attentat, cela contribue à entretenir notre culture de l'alerte. Le lendemain de l'annonce du renforcement du dispositif par le Président de la République, les Français constatent qu'il y a davantage de militaires dans la rue. C'est le principal effet de Sentinelle, dont la réserve numérique est de 4 000 militaires qui s'ajoutent à 100 000 gendarmes et à 100 000 policiers. Le déploiement rapide de forces, dans le cadre de Sentinelle comme en Afrique, entretient la culture de l'alerte.
Autre exemple : la livraison d'aide humanitaire à un hôpital de campagne jordanien dans la bande de Gaza, à laquelle nous avons procédé au début du mois, a été ordonnée avec un très court préavis et a mobilisé de nombreuses capacités, notamment le vol à haute altitude sous oxygène, la livraison de précision depuis les airs et le travail en coordination avec une armée étrangère, jordanienne en l'occurrence. Pour maintenir cette capacité, il n'y a pas de recette miracle : il faut se remettre en cause tous les jours.
Dans l'esprit des soldats, rien – aucun exercice ni aucune simulation, si bien conçus soient-ils – ne remplace un déploiement réel en opération. Toutefois, trois semaines d'exercice bien préparé à haute intensité ont aussi des effets très bénéfiques en matière d'apprentissage et de préparation opérationnelle,
S'agissant du rôle des diasporas dans la critique des actions des armées françaises, je suis toujours surpris, alors même que nous évoquons régulièrement, à juste titre, le renforcement du lien armée-nation, que certains de leurs membres, confortablement installés dans de beaux salons parisiens, se permettent de débiner la France et son action, eux qui, dans leurs pays d'origine, n'auraient pas la possibilité de critiquer un dixième de l'action de l'État.
Qu'a fait l'armée française pour ouvrir le capot et leur mettre le nez dans la réalité ? La critique de loin est facile. Pour saisir la réalité et la complexité des opérations, il faut se pencher sur leurs difficultés concrètes. Comment l'armée entretient-elle le lien entre les diasporas et la réalité de ses missions ?
Sur le territoire national, les armées n'agissent pas dans ce domaine, qui relève du champ politique. Nous pouvons nous réjouir de vivre dans un État de droit. Dans les critiques que formulent les diasporas, il y a une part de responsabilité collective, notamment portée par les médias, et qui peuvent contraindre nos opérations.
Par ailleurs, vivre dans un État de droit ne dispense pas de faire preuve d'un peu de cohérence. Les gens qui critiquent notre action ont une position fragile et elle-même critiquable, tant elle est aux antipodes de la réalité du terrain. Je ne peux, pour ma part, qu'en anticiper ou essayer d'en maîtriser les conséquences.
La France possède au Gabon l'une de ses quatre bases militaires africaines, qui compte 370 militaires. Celle du Sénégal en compte 350. Or la situation, dans ces deux États, est préoccupante. Le Gabon a subi le 30 août dernier un coup d'État, que la France n'a condamné qu'en paroles, mais pas en actes. Le Sénégal tiendra en février prochain des élections qui s'annoncent particulièrement tendues.
Dans ces deux pays, l'opposition est muselée et le pouvoir se radicalise. Je souhaite savoir quel est l'état de la coopération entre la France, les ONG présentes sur place et le pouvoir gabonais, et comment la France anticipe les élections sénégalaises pour ne pas être prise au piège de son soutien à un régime autoritaire.
S'agissant du Niger, la France en dépendait pour son approvisionnement en uranium dédié à ses activités militaires. Où en est cet approvisionnement ? S'agissant du Nigeria, la France a signé avec ce pays un accord relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces en juin 2016. Où en est ce partenariat ? Quel en est le bilan ?
Les armées ne décident pas de la conclusion d'un partenariat, mais elles le déclinent dans leurs domaines de responsabilité.
Le partenariat opérationnel avec le Gabon a été relancé, notamment par le biais de l'ENVR consacrée à la préservation de la biodiversité. Il s'agit d'un projet gabonais que nous soutenons.
Nous avons bien identifié la période sensible des élections sénégalaises, qui demeurent une échéance interne à ce pays. Nous en tirerons les enseignements dans le cadre de l'adaptation de notre dispositif à l'affirmation de souveraineté et à l'instabilité caractérisant le continent.
Le Niger n'était pas notre fournisseur exclusif d'uranium.
L'accord relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces conclu avec le Nigeria suit son cours. Ce partenaire est un peu différent de ceux auxquels nous sommes habitués. Anglophone et vaste, il connaît de sérieuses difficultés dans sa partie nord et a conclu plusieurs partenariats. C'est un partenariat en devenir.
Depuis plusieurs mois, la commission de la défense nationale et des forces armées mène un travail significatif sur l'influence, la stratégie et la place de la France sur le continent africain.
M. Sylvain Itté, ancien ambassadeur de France au Niger, que nous avons eu l'honneur d'auditionner récemment, s'est vu interdire par les services du Quai d'Orsay la publication d'un livre portant sur la diplomatie française en Afrique. Cette censure, si l'on peut l'appeler ainsi, est révélatrice de la fragilité des relations que nous entretenons avec le continent africain et particulièrement le Niger, lequel offre un exemple concret de la détérioration des relations franco-africaines. Les armées ont-elles un rôle à jouer dans la diplomatie française en Afrique ?
L'anticipation est au cœur du récit de M. Itté. Les situations du Tchad et du Niger sont au cœur de ses réflexions. Quel rôle jouent les armées dans la collecte de renseignements ? Comment travaille-t-elle avec la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en Afrique ?
L'articulation entre les effets que produisent les armées et la diplomatie est essentielle. Cela relève du travail de tous les jours – matin, après-midi et soir – avec le Quai d'Orsay, perfectible toujours mais globalement fonctionnel.
Le renseignement est le « carburant » des opérations et de l'évaluation des situations. La direction du renseignement militaire (DRM) travaille en coordination très étroite avec la DGSE, le renseignement étant par essence une activité en réseau.
La perturbation du trafic maritime dans le détroit de Bab el-Mandeb allonge de moitié le temps de trajet des navires entre l'Asie et l'Europe. Le coût de transport d'un container a augmenté de 500 dollars.
Localement, le volume de marchandises transitant par le canal de Suez a été divisé par deux, ce qui a des conséquences pour l'Égypte, qui a réalisé de gros investissements il y a quelques années pour le moderniser. Sachant que le canal de Suez représente 20 % des revenus de l'État égyptien, celui-ci est-il susceptible d'intervenir pour rétablir la situation ?
Les conséquences de la réduction du trafic maritime en mer Rouge sur le budget de l'Égypte sont lourdes. Cela justifie, avec la nécessité d'assurer la liberté de navigation, que nous rétablissions la sécurité dans la zone.
La France a de bonnes relations avec l'Égypte, que nous soutenons tout particulièrement. À défaut, nous n'aurions pas pu amarrer le porte-hélicoptères amphibie (PHA) Dixmude à El-Arish pour la mission d'assistance aux populations de Gaza.
Pour l'Égypte comme pour les autres pays arabes, il est difficile d'intervenir contre les Houthis, qui inscrivent leur action dans le soutien au Hamas. Dans cette affaire, aucune solution simple ne se dessine, alors même qu'il faut traiter le problème. Plusieurs pays sont parties prenantes, notamment l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui ont été en guerre avec les Houthis et viennent de conclure un cessez-le-feu.
Par ailleurs, il faut éviter de donner l'impression que c'est l'Occident qui combat les Houthis, ce qui ne fera qu'approfondir le fossé qui sépare le monde occidental des pays arabes dans le champ des perceptions. L'opération que prépare l'UE cherche à inclure plusieurs pays non-occidentaux, notamment arabes, pour éviter de donner cette impression. .
J'évoquerai le départ envisagé de plusieurs centaines de nos soldats du Gabon, du Sénégal et de Côte d'Ivoire – j'y suis née et suis vice-présidente du groupe d'amitié France-Côte d'Ivoire.
Il est manifeste que la décision de réduire les effectifs militaires au sein des bases françaises en Afrique est une conséquence des discours anti-français qui y prospèrent. Les putschs qui se sont succédé en Afrique de l'Ouest ont détérioré la relation entre la France et les pays de la région. Comment la France continuera-t-elle à veiller au maintien de la paix et à la sécurité dans cette région stratégique qu'est l'Ouest de l'Afrique tout en répondant aux attentes des pays qui s'y trouvent ?
Lorsque le Président de la République s'est exprimé à ce sujet en février 2023, il avait déjà mené des discussions avec ces pays et décidé plusieurs réductions d'effectifs, en accord avec eux.
La relation franco-ivoirienne est très forte. Nous devons parvenir à répondre à leurs attentes, comme lorsque nous avons installé un radar Giraffe à Korogo,. Nous travaillons avec eux au maintien de notre accès au port et à l'aéroport d'Abidjan.
Notre capacité à maintenir la paix dans la région ne repose pas uniquement sur la présence de forces permanentes. L'avenir de notre relation avec la Côte d'Ivoire est concevable avec des troupes positionnées en permanence et d'autres qui se relèvent régulièrement, aux effectifs restreints. Notre relation doit être prévue pour accueillir rapidement des forces supplémentaires offrant un appui spécifique, notamment en matière de surveillance de l'espace aérien et de développement de leur aviation. De cette façon, les Ivoiriens seront mieux à même d'assurer eux-mêmes leur sécurité, ce qui me semble indispensable.
Par ailleurs, la création de l'AILCT procède d'une démarche novatrice. Cette ENVR accueille des stagiaires de tous les pays de la zone. Son modèle est plus complet que le précédent. Outre une formation « dure » incluant notamment des parcours de tir, d'investissement de maisons et de surveillance de zone, il offre une formation interministérielle à laquelle participent notamment des juges. La lutte contre le terrorisme est globale. Elle inclut la judiciarisation des individus appréhendés, qui contribue à briser les réseaux. L'AILCT comporte aussi un département de recherche, pour favoriser le développement d'approches autonomes. Je recommande la visite de cette institution, dont le financement est européen.
Nous auditionnerons la semaine prochaine le général Kouamé, directeur de l'AILCT, qui nous en fera une présentation détaillée.
Aux quatre coins du monde, le viol est utilisé comme arme de guerre – au Kosovo, à Boutcha, en République démocratique du Congo et lors du massacre du 7 octobre en Israël, au sujet duquel nous avons entendu de nombreux témoignages à l'Assemblée nationale.
Le viol de guerre est plus que le viol d'un individu. Il s'inscrit dans une stratégie déployée par un belligérant pour annihiler les liens sociaux d'une communauté et anéantir une société ou un pays. Il doit être pris en considération comme tel par le ministère des armées.
Comment est-il appréhendé dans la lutte contre certains belligérants ? Comment la France prévient-elle l'usage du viol comme arme de guerre sur les théâtres de guerre où elle est engagée ? Plus généralement, comment lutter contre le viol comme arme de guerre ?
Les militaires français sont conscients de cette réalité. Dans nos opérations, que nous les menions seuls ou en partenariat avec des armées africaines, nous faisons en sorte que les soldats respectent le droit des conflits armés et se conforment aux règles humanitaires en vigueur, de la gestion des prisonniers à l'interdiction du viol en passant par la conduite à tenir vis-à-vis des populations.
L'expérience prouve que notre présence a un effet dissuasif, car les soldats des pays partenaires savent que nous intervenons immédiatement pour faire cesser de telles pratiques et que nous les dénonçons. Par ailleurs, les formations que nous dispensons, à nos soldats comme aux autres, incluent des cours sur le cadre juridique de l'emploi de la force, dispensés par des spécialistes. Nous sensibilisons les gens non seulement à l'absence de conformité de ces pratiques au droit des conflits armés, mais aussi au fait qu'elles font directement obstacle à la lutte contre le terrorisme, car produisant des effets de rejet contraires à l'état final recherché. .
Mon général, au nom de la commission, je vous remercie de vos réponses, tant sur la forme, dynamique et précise, que sur le fond. Nous retenons l'exigence d'effort de pensée et d'action, dans le plus grand respect de chaque pays africain, sans céder à la tentation des coups et en conservant l'ambition d'une stratégie de long terme.
La séance est levée à douze heures quarante.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Xavier Batut, M. Mounir Belhamiti, M. Pierrick Berteloot, M. Benoît Bordat, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Emmanuel Fernandes, Mme Anne Genetet, M. Frank Giletti, M. José Gonzalez, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, Mme Anne Le Hénanff, Mme Patricia Lemoine, Mme Murielle Lepvraud, Mme Delphine Lingemann, M. Frédéric Mathieu, Mme Lysiane Métayer, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Christophe Naegelen, Mme Anna Pic, M. François Piquemal, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, M. Julien Rancoule, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Fabien Roussel, M. Aurélien Saintoul, Mme Isabelle Santiago, M. Philippe Sorez, M. Bruno Studer, M. Michaël Taverne, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Corinne Vignon
Excusés. - Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Christelle D'Intorni, Mme Martine Etienne, M. Jean-Marie Fiévet, M. Thomas Gassilloud, M. Sylvain Maillard, M. Olivier Marleix, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), Mme Pascale Martin, Mme Michèle Martinez, M. Lionel Royer-Perreaut, M. Mikaele Seo, Mme Nathalie Serre, Mme Sabine Thillaye