Commission de la défense nationale et des forces armées

Réunion du mercredi 20 décembre 2023 à 9h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à neuf heures.

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Mes chers collègues, l'audition de ce jour porte sur les stratégies de nos compétiteurs en Afrique, essentiellement la Russie, la Chine ou encore la Turquie, qui cherchent à y étendre leur influence. Ces stratégies sont multiples, notamment sur le plan diplomatique, mais également sécuritaire, comme le démontre le rôle joué par le groupe de mercenaires russes Wagner, la présence chinoise à Djibouti ou l'activisme turc en Libye, par exemple à travers l'exportation d'armes, notamment les drones.

Au-delà, ces stratégies sont également économiques et alimentaires. Ici, nous pouvons penser à la prédation chinoise sur les ressources naturelles en contrepartie de prêts à faible conditionnalité ou encore à l'instrumentalisation russe des enjeux d'exportation des céréales ukrainiennes vers l'Afrique. Une étude récente relevait que l'or extrait par Wagner en Afrique pourrait avoir rapporté au Kremlin jusqu'à 2,5 milliards de dollars, depuis le début de la guerre en Ukraine, ce qui est malheureusement la preuve du bon fonctionnement du néocolonialisme russe. Enfin, les stratégies mises en œuvre par ces compétiteurs sont informationnelles. Elles visent à modeler les opinions, en Afrique comme en Europe, par l'instrumentalisation des réseaux sociaux et des médias, pour imposer leur vision du monde, trop souvent au détriment de la vérité et de nos intérêts.

Pour nous aider à mieux comprendre la réalité de ces influences, les stratégies mises en place, ainsi que les États africains les plus concernés, nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui trois chercheurs que je remercie pour leur présence et leur disponibilité. Monsieur Maxime Audinet, vous êtes chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM), dans les domaines de stratégie d'influence et des études russes post-soviétiques. Vous pourrez nous parler du rôle de la Russie, notamment en Afrique.

Monsieur Paul Charon, vous êtes directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d'influence » de l'IRSEM et spécialiste de la Chine. Nous comptons sur vous pour nous expliquer les opérations d'influence chinoises en Afrique, mais aussi au niveau mondial.

Monsieur Jonathan Guiffard, vous êtes chercheur à l'Institut Montaigne. Vous travaillez notamment sur la Turquie et nous serions heureux de vous entendre sur les ressorts de puissance de la Turquie en Afrique, mais aussi sur les différents relais d'influence sur lesquels ce pays s'appuie pour relayer sa politique.

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Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM)

Mon intervention portera sur la présence de la Russie en Afrique, notamment en Afrique subsaharienne, sur laquelle je travaille depuis à peu près deux ans à partir d'une approche essentiellement empirique. Le réengagement de la Russie en Afrique qui date de la fin des années 2000 a très longtemps été dominé par la coopération de défense et la vente d'armements, qui demeure un marché essentiel pour la Russie. Cependant, un nouveau positionnement a vu le jour depuis le sommet Russie-Afrique de Sotchi en octobre 2019, depuis lequel la Russie cherche à s'affirmer comme un prestataire de sécurité et un protecteur des souverainetés africaines, ainsi qu'un partenaire économique qui serait « fiable » et non conditionnel. Il convient de relever cependant que les volumes d'échanges commerciaux entre la Russie et l'Afrique n'ont pas considérablement augmenté ces dernières années.

Dans ce cadre, un élément essentiel porte naturellement sur le déploiement progressif du groupe Wagner depuis 2018 dans un certain nombre de pays de la région, qui s'est accompagné parallèlement d'une conflictualité informationnelle considérablement accrue. Toujours dans le même ordre d'idées, depuis la mort au mois d'août 2023 d'Evgueni Prigojine, le fondateur du groupe Wagner, nous observons une restructuration de ce que j'avais appelé dans mes travaux la « bicéphalie » de la présence russe en Afrique. Cette bicéphalie se caractérise en effet par une face étatique et une face non étatique, qui était justement incarnée par Wagner, mais aussi très fortement soutenue par l'État russe. Si nous ne sommes pas revenus à une direction monocéphale, le cas du Burkina Faso témoigne des tentatives par le ministère de la défense et les services – notamment le GRU (le renseignement militaire), mais aussi le SVR (le renseignement extérieur) – de reprendre le contrôle sur cet héritage de Wagner en Afrique subsaharienne.

Un autre élément doit être mentionné, puisqu'il concerne directement la critique de la présence française et porte sur l'actualisation et l'affirmation d'un véritable récit stratégique russe, celui de la lutte contre le néocolonialisme. En réalité, la Russie actualise le récit qui avait été déployé par l'Union soviétique en Afrique subsaharienne dans les années 1950 et 1960. Ce récit est à la fois très simple, mais il résonne énormément auprès des sociétés africaines. Simultanément, il connaît une véritable explosion quantitative dans le discours politique russe. Par exemple, depuis l'invasion à grande échelle de l'Ukraine, Vladimir Poutine a employé deux fois plus le champ lexical du colonialisme dans ses discours qu'il ne l'avait fait entre 2000 et 2022.

De la même manière, au sein du parlement russe, notamment de la Douma, sont menés de multiples débats sur cette question de l'anticolonialisme. De fait, nous constatons véritablement une restructuration dans le discours politique russe de la critique antioccidentale et notamment de la critique de la présence française en Afrique, à partir de ce récit anticolonial, qui est déjà bien présente, mais qui continuera d'être mobilisé dans le discours russe. En effet, il permet à la Russie de légitimer sa position vis-à-vis de ce que l'on appelle parfois improprement le Sud global, c'est-à-dire un certain nombre d'États qui se rejoignent sur ce récit d'un interventionnisme occidental délétère. L'Inde est aussi un pays privilégié par la Russie pour diffuser ce récit.

Ce récit est d'autant plus efficace qu'il n'est pas à l'origine pensé et diffusé par la présence russe. En effet, ce récit préexiste : il est déjà très présent au sein des sociétés africaines et mobilisé par des acteurs politiques et des activistes. La Russie s'efforce de l'amplifier, de la même manière qu'elle a pu le faire auparavant et qu'elle cherche d'ailleurs toujours à le faire vis-à-vis de certains mouvements populistes, notamment d'extrême droite en Europe.

Par ailleurs, l'Afrique, notamment subsaharienne, constitue un espace très pertinent pour étudier l'éventail des pratiques d'influence et de lutte informationnelle de la Russie. En effet, l'ensemble des dispositifs qui mobilisent ces pratiques (la diplomatie publique, la désinformation, les manipulations de l'information) est déployé dans la région, et notamment dans des pays comme le Mali, la République centrafricaine ou le Burkina Faso. Dans ce cadre, trois types d'acteurs peuvent être distingués.

Il s'agit tout d'abord des acteurs étatiques russes, qui deviennent aujourd'hui de plus en plus dominants, notamment des instruments médiatiques transnationaux comme RT et Sputnik, qui ont été suspendus au sein de l'Union européenne à la suite de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine. Cependant, contrairement à une idée reçue, ils n'ont pas disparu. Par exemple, RT France s'appelle aujourd'hui « RT en français », même si elle a été relocalisée à Moscou. Surtout, ces médias cherchent de nouveaux marchés pour compenser cette éviction des pays occidentaux et l'Afrique subsaharienne en fait clairement partie. Ainsi, la part des audiences africaines de ces médias s'accroît très nettement. En outre, 30 % des contenus produits et diffusés par la chaîne anglophone de RT concernent aujourd'hui l'Afrique.

Il faut également mentionner les acteurs de la diplomatie numérique, c'est-à-dire la manière dont les ambassades de Russie, le ministère des affaires étrangères et le ministère de la défense communiquent en ligne pour atteindre des audiences étrangères. La communication numérique des ambassades de Russie en Afrique a vraiment évolué depuis l'invasion à grande échelle de l'Ukraine, avec des contenus beaucoup plus agressifs et plus importants sur les plans qualitatifs et quantitatifs. Enfin, il faut souligner les opérations informationnelles des unités du ministère de la défense russe et surtout des services de renseignements, notamment le GRU, qui essaye peu à peu de reprendre la main sur la partie des activités informationnelles de Wagner.

Le deuxième type d'acteurs sont des acteurs non-officiels ou semi étatiques, que mes collègues Kevin Limonier et Marlène Laruelle ont appelé les « entrepreneurs d'influence » et que je nomme des acteurs « adhocratiques », c'est-à-dire mobilisés de manière ad hoc par l'État russe pour justement intervenir là où l'État ne souhaite pas s'impliquer directement, et agir de manière beaucoup plus souple et beaucoup plus flexible que des acteurs bureaucratiques. L'idéal type était ici le groupe Wagner, dans un modèle tridimensionnel alliant la prestation de sécurité à travers un entrepreneuriat de violence ; l'activité économique à travers la prédation et l'exploitation de matières premières et une partie informationnelle, qui était bien incarnée autour du projet d'usines à trolls mis en place par Evgueni Prigojine d'abord centralisé à Saint-Pétersbourg, puis décentralisé, y compris dans un certain nombre de pays africains.

L'un des événements les plus marquants de ces agissements fut l'affaire du charnier de Gossi, qui a été « débunké » et attribué à Wagner par le ministère des armées français. Il existe aujourd'hui une espèce de reliquat de cet écosystème d'influence informationnelle mis en place par Wagner en Afrique, puisque des actifs informationnels comme des faux comptes sur X ou Telegram continuent d'être actifs et de propager des contenus, y compris des informations hostiles à la présence française. Lors de la prise de Kidal, Wagner a par exemple essayé de se servir de cet événement pour relégitimer son rôle dans la région après la mort d'Evgueni Prigojine.

Simultanément, nous assistons également à une tentative de recyclage d'un certain nombre d'anciens membres de Wagner par les structures étatiques du ministère de la défense ou du GRU, notamment dans le cadre de cette nouvelle organisation qui s'appelle l'Africa Corps. Cette dernière a été mise en place à l'initiative du ministère de la défense russe et notamment de son vice-ministre Yunus-Bek Ievkourov, une figure très importante de cette deuxième phase de l'expansion de la présence russe en Afrique subsaharienne

Enfin, il faut bien se rappeler qu'une stratégie d'influence n'est efficace que lorsqu'elle s'appuie aussi sur un écosystème beaucoup plus large que les acteurs nationaux qui en sont à l'origine, ce que Yochai Benkler appelle dans ses travaux la propagande en réseau. Les Russes ont cherché à pénétrer des espaces informationnels et médiatiques locaux et à tisser des liens avec des acteurs locaux de chacun de ces pays qui vont agir pour des raisons lucratives, militantes, idéologiques – parfois les trois simultanément – au service de la présence russe, mais qui ont aussi parfois leur propre agenda. En effet, ces acteurs trouvent aussi un intérêt à coopérer avec des acteurs russes. RT et Sputnik ont par exemple signé vingt-trois accords de coopération avec des médias africains, qui sont soit des médias généralistes, des agences de presse ou des médias alternatifs ou contre hégémoniques. Ces médias participent aussi à la diffusion de leurs contenus dans les pays africains selon une forme d'externalisation de l'influence, en tentant de s'appuyer sur des leaders d'opinion et des activistes locaux pour servir aussi parfois de « blanchisseurs » des récits russes. Je pense notamment à la figure de Kémi Séba, qui a été financé à hauteur de 400 000 dollars par Wagner et qui était à Moscou ces derniers jours. Parmi d'autres entrepreneurs de désinformation figure Harouna Douamba.

Enfin, des médias sont financés par les acteurs russes et notamment par Wagner, comme Radio Lengo Songo en République centrafricaine (RCA). Ils étaient financés par une entreprise de prospection minière liée à Wagner en RCA et aujourd'hui il est difficile de savoir si de nouveaux circuits de financement ont été mis en place. Cependant, nous pouvons voir que malgré la mort de Evgueni Prigojine, Wagner est toujours présent. Son héritage est conservé en réalité par l'État russe, qui comprend bien qu'il ne peut pas remplacer cet écosystème du jour au lendemain et qu'il a intérêt à s'appuyer sur ces actifs pour continuer à pérenniser cette influence.

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Je vous remercie. Il est particulièrement étonnant d'observer cette capacité du pouvoir russe à développer un discours anticolonialiste tout en adoptant un comportement de prédation en Afrique et en envahissant son voisin. La question du champ informationnel est donc absolument capitale.

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Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d'influence » de l'IRSEM

Ma présentation portera essentiellement sur la stratégie informationnelle de la Chine, qui est maintenant assez bien connue dans ses dimensions mondiales, surtout pour les terrains asiatiques, européens et nord-américains. En revanche, elle l'est beaucoup moins en Afrique. Cette stratégie informationnelle ou stratégie narrative et discursive de la Chine en Afrique s'inscrit dans une stratégie plus globale, qui peut se résumer en trois points. Le premier enjeu consiste à maintenir l'hégémonie du Parti sur le système politique chinois, ce qui passe par la lutte contre les « cinq poisons » : les Taïwanais, les Ouïgours, les Tibétains, les dissidents démocrates et les Falun Gong. Cela passe également par la production d'une image positive de la Chine.

Le deuxième point porte sur la défense de la souveraineté chinoise, et notamment de sa souveraineté territoriale, d'où la lutte très rude menée par la Chine pour éliminer tout soutien diplomatique à Taïwan en Afrique.

Le troisième concerne l'ambition de façonner un environnement favorable à la Chine, c'est-à-dire de peser sur les normes, les institutions, les standards techniques, mais aussi les idées.

Sur le terrain africain plus particulièrement, l'objectif de la Chine consiste d'abord à développer une stratégie informationnelle qui favorise la construction, l'établissement et le renforcement des relations sino-africaines, en montrant notamment tout le bénéfice que ces pays peuvent trouver à établir des relations avec Pékin. Il s'agit ensuite d'affaiblir les États-Unis, et de manière plus large, le modèle démocratique. Ici, l'objectif consiste à produire une image négative de l'adversaire et du modèle démocratique d'une manière générale, en montrant notamment tous les effets néfastes de l'interventionnisme américain et plus largement occidental.

Les enjeux informationnels ont été identifiés depuis longtemps par la Chine. Une année après l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, s'est tenue une conférence très importante sur la propagande et le travail idéologique, qui a identifié le champ informationnel comme un champ de bataille et qui a placé les acteurs du champ informationnel chinois au centre de cette stratégie. Les Chinois ont le sentiment d'être encerclés sur le plan informationnel et donc de devoir lutter contre des acteurs qui occupent déjà très largement le terrain, et sont pour le moment plus efficaces que les médias chinois. Dès 2014, Xi Jinping a donc voulu construire des médias de rang international, sur le modèle de CNN et d'Al Jazeera, pour rivaliser avec l'Occident et imposer les récits chinois.

Quatre grands médias mènent cette lutte informationnelle : l'agence de presse Xinhua, Radio Chine internationale, la chaîne de télévision internationale CGTN (China Global Television Network) et le China Daily. Ils produisent deux types de publications : d'une part, des publications publiques – des articles, des émissions, des reportages – et d'autre part ; des publications à destination du Parti.

Il est loisible d'identifier les récits et les motifs argumentatifs récurrents dans cette stratégie informationnelle. De manière très intéressante, la Chine éprouve des difficultés à parler des problématiques locales : la stratégie informationnelle de la Chine en Afrique reste très centrée sur la Chine elle-même. Les récits les plus forts qui dominent la stratégie chinoise concernent la construction d'une communauté de destin Chine-Afrique, qui s'inscrit elle-même dans une communauté de destin pour l'humanité, à travers la dénonciation de l'hégémonie américaine, la présentation de la démocratie américaine comme malade et dysfonctionnelle en interne et belliqueuse à l'extérieur, désireuse de propager des révolutions de couleur dans toutes les zones du monde. Ces discours cherchent en outre à promouvoir un monde multipolaire et à réformer la gouvernance mondiale. Enfin, ils tendent à mettre en avant les changements positifs en Afrique, en essayant de les associer le plus souvent possible à des actions de la Chine.

La stratégie informationnelle chinoise peut être découpée en quatre grandes catégories d'actions. Il s'agit d'abord d'une action de propagande, qui repose sur l'accroissement de la présence médiatique de la Chine en Afrique et qui passe par une augmentation des bureaux implantés dans un nombre croissant de pays, des productions dans des langues diversifiées, une diffusion de contenus dans les médias locaux traditionnels et en ligne.

Cette stratégie passe ensuite par la censure, qui prend différentes formes : l'intimidation de journalistes locaux ou occidentaux, des attaques cyber, des campagnes de trolling pour intimider et la prise de contrôle d'un certain nombre d'infrastructures de communication locales.

Le troisième axe concerne les manipulations de l'information, à travers l'amplification de campagnes informationnelles chinoises, la production de faux contenus et d'informations manipulées, l'utilisation de faux comptes sur les réseaux sociaux et la mise en œuvre de campagnes coordonnées. Une tendance plus récente, mais de plus en plus forte cherche à simuler l'authenticité, notamment en recrutant des relais locaux qui s'expriment dans les médias chinois, via des comptes anonymisés ou dont les liens avec les agences chinoises sont effacés. Enfin, cette stratégie informationnelle passe par l'exportation du modèle chinois via la formation des journalistes et un soutien technique aux médias locaux.

À titre d'illustration, je souhaite détailler le cas du Sénégal, qui est le plus intéressant en Afrique francophone, en sachant que la pénétration chinoise la plus prononcée a lieu au Nigéria, au Kenya et en Afrique du Sud. Le champ informationnel comprend des contenus produits ou diffusés par la Chine, qui mettent en avant les réalisations chinoises, comme sa capacité à gérer la pandémie de Covid 19, qui est mise en regard du chaos qu'ont subi les hôpitaux européens ou nord-américains. L'idée sous-jacente consiste à dire qu'un régime autoritaire comme celui de la Chine gère bien mieux ce type de crise qu'une démocratie et à souligner les avantages économiques pour le Sénégal d'une coopération avec la Chine. La Chine y est naturellement présentée comme une amie de l'Afrique.

Les messages sont véhiculés par une présence médiatique locale chinoise importante, à travers Radio Chine internationale, CGTN et Xinhua, qui disposent de correspondants et de bureaux locaux ; mais aussi la présence de la société de diffusion via satellite Star Times. Radio Chine internationale dispose de journalistes chinois et sénégalais, dont les productions sont toujours contrôlées par Pékin. Une part importante de la production informationnelle médiatique est d'ailleurs directement issue de médias chinois et couvre bien entendu et avant tout les activités de la Chine sur le sol africain.

Cette stratégie repose aussi sur des accords d'échange de contenus. Ainsi, Seneweb, l'un des principaux sites d'information au Sénégal, mais aussi de l'ensemble de l'Afrique francophone, a établi un accord d'échanges de contenus avec Xinhua en 2017. Bien que le responsable de Seneweb ait expliqué à plusieurs reprises qu'il était prudent vis-à-vis de l'information venue de Chine, une étude approfondie prouve que cela n'est pas tout à fait le cas : nombre d'informations sont directement issues des médias chinois, sans dimension critique de la part des journalistes de Seneweb. Le même site a également diffusé de nombreux discours ou articles de l'ambassade de Chine au Sénégal mettant l'accent sur la coopération sino-africaine et les réalisations du Forum sur la coopération sino-africaine (Focac). D'autres accords existent également avec le quotidien Le Soleil, mais aussi avec l'agence de presse sénégalaise (APS). En résumé, des articles de médias chinois sont directement repris par les médias sénégalais, sans dimension critique.

La présence chinoise sur les réseaux sociaux au Sénégal est également patente. Les médias chinois disposent de comptes sur Twitter et Facebook, mais ils sont assez peu actifs pour le moment. Par ailleurs, les journalistes sénégalais ont bénéficié de nombreux voyages et programmes de formation en Chine. Pour la seule année 2019, une trentaine de rédacteurs en chef, cadres de médias et journalistes sénégalais ont pu se rendre en Chine. Le programme a ensuite été interrompu en raison de la pandémie de Covid 19, mais il reprend.

De plus, les acteurs chinois sont présents dans le domaine des infrastructures de communication, comme Star Times, mais aussi Huawei. Le Sénégal est aussi très intéressé par le modèle de gouvernance de souveraineté des données chinois et entend s'en inspirer dans le contrôle de l'information. En revanche, la diaspora joue un rôle relativement limité. Nous avons identifié deux comptes WeChat jouant un rôle important en direction de cette population : le compte de Xinhua Africa et le compte Chine-Afrique, qui est issu de l'ambassade de Chine.

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Jonathan Guiffard, senior fellow à l'Institut Montaigne

Entre la fin de la chute de l'empire ottoman et la fin du XXe siècle, l'Afrique n'était absolument pas un sujet pour les Turcs. Ce n'est qu'en 1998 qu'un premier plan de coopération Turquie-Afrique est apparu, un an après le premier rejet de la candidature européenne de la Turquie. En 2001, l'ancien Premier ministre turc Ahmet Davutoglu a écrit un livre sur la nécessité pour la Turquie de s'affirmer comme une puissance moyenne, à travers notamment une reprise de cette politique dans la profondeur stratégique turque, et notamment ottomane. L'idée parfois galvaudée d'un « néo-ottomanisme » date donc de cette époque.

Cette stratégie est certes assez récente, mais elle a malgré tout vingt-cinq ans d'âge. Cohérente, elle s'inscrit vraiment dans la durée de la prise de pouvoir de l'AKP, le parti de Recep Tayyip Erdoğan, et de cette volonté d'affirmer la puissance turque à l'international. Une accélération est intervenue à partir de juillet 2016, date du coup d'État manqué contre Recep Tayyip Erdoğan par le mouvement güleniste. En effet, ce mouvement, jusque-là allié avec l'AKP avait beaucoup investi l'Afrique, notamment avec des écoles et des programmes humanitaires de la coopération. À partir de ce moment, l'AKP a cherché à « dé-gülleniser » la présence turque en Afrique. De fait, de nombreux partenaires africains ont fermé les écoles gülenistes et ont arrêté de soutenir ou de recevoir de l'aide de ce mouvement.

Les motivations de la politique turque en Afrique sont multiples. Au-delà de la lutte antigüleniste, figure la volonté de s'affirmer comme une puissance moyenne. À ce titre, l'Afrique et ses cinquante-quatre pays constitue un terrain particulièrement opportun pour développer des partenariats. À l'image de la Chine et de la Russie, la Turquie a tout à fait identifié la vulnérabilité des Occidentaux et particulièrement des Français sur le continent africain. Cependant, à la différence de la Chine et de la Russie, la Turquie peut mettre en avant un lien culturel et religieux avec un ensemble de pays et de populations musulmanes en Afrique. De fait, elle joue beaucoup de cette proximité religieuse et culturelle.

Cette politique est également structurée par une compétition, aujourd'hui un peu moins prononcée, avec les Émirats arabes unis, sur fond d'une tension entre deux courants de l'islam politique. Sur le territoire africain, cette compétition a eu un impact assez important dans la motivation des Turcs à rallier des partenaires ou à s'engager dans des crises. Enfin, si la politique étrangère turque constitue effectivement un moyen de s'affirmer comme une puissance moyenne, elle reste avant tout une façon de légitimer le pouvoir à l'intérieur de ses frontières.

Pour parvenir à ses fins, la Turquie met en place un grand nombre d'outils différents et propose une stratégie extrêmement vaste et exhaustive. Elle se matérialise d'abord par une présence diplomatique : le nombre d'ambassades est ainsi passé de douze à quarante-quatre. Dans le cadre la lutte anti-gülleniste, la fondation Maarif est utilisée pour proposer des programmes scolaires et un certain nombre de coopérations.

L'agence de développement Tika a ouvert vingt-deux bureaux sur le continent et s'engage fortement dans le domaine du développement, essentiellement bilatéral, avec les différents partenaires africains. De son côté, la compagnie aérienne Turkish Airlines a ouvert un nombre de lignes aériennes très importantes. Il revient par exemple aujourd'hui moins cher d'aller en Afrique de l'Ouest en utilisant Turkish Airlines plutôt qu'Air France. Cet élément est particulièrement significatif, car il entraîne un effet réseau très important : un grand nombre d'Africains, notamment l'Afrique de l'Ouest, voyagent en Turquie ou en Europe via la Turquie.

L'outil de coopération économique est très important. Il est axé sur des secteurs très spécifiques comme le BTP, la construction d'infrastructures, la vente de produits manufacturés, mais également un peu d'activités minières. Depuis 2018 et la crise économique, le pays transforme son économie vers une économie d'exportation ; et l'Afrique représente un terrain gigantesque pour exporter des produits turcs.

La coopération universitaire s'accroît également. À ce titre, de nombreux étudiants africains viennent en licence ou en master dans les universités turques, mais aussi en République chypriote du Nord. La coopération culturelle passe quant à elle par les instituts Yunus Emre et il faut mentionner une coopération entre syndicats, qu'il s'agisse des syndicats patronaux, mais aussi des syndicats de travailleurs, qui opèrent une diplomatie économique horizontale dans nombre de pays africains. Enfin, des ONG, notamment musulmanes, viennent apporter une aide dans les domaines de l'humanitaire, du développement et de l'éducation.

Il convient naturellement de mentionner la coopération médiatique, mais surtout la coopération militaire. Une présence militaire turque est ainsi permanente dans deux pays : la Libye et la Somalie. Cette coopération se traduit également par la vente de matériels et d'armements, dont le drone Bayraktar TB2 est aujourd'hui l'emblème. Ainsi, pas moins de sept pays en Afrique de l'Ouest et trois pays en Afrique de l'Est en disposent ou en ont commandé. La coopération sécuritaire se matérialise par le rôle particulier confié aux services de renseignements turcs ou à des sociétés militaires privées (SMP), telle la Sadat. Au-delà des deux têtes de pont de l'influence turque en Somalie et en Libye, cette présence se développe aussi au Maghreb sur les plans économiques et politiques. La présence au Sahel reste limitée, mais elle tend néanmoins à s'affirmer, par le biais de ventes d'équipements militaires.

En conclusion, la stratégie turque, initiée il y a vingt-cinq ans, est discrète, mais ambitieuse. Elle sera continue et ne s'arrêtera pas. Elle sert d'affirmation de la puissance turque par du hard power même si elle utilise aussi nombre d'outils de soft power, mais également la coopération économique. Elle mobilise également des narratifs anticoloniaux et des narratifs et antioccidentaux, qui sont faciles à exploiter. Elle mobilise en outre sa proximité religieuse et culturelle avec un certain nombre de partenaires musulmans dans la région.

Enfin, son positionnement central permet de réaliser des effets d'échelle et de bénéficier d'effets de réseau. Le fait d'attirer des partenaires africains, des étudiants et des entreprises, de proposer des facilités infrastructurelles à commencer par la Turkish Airlines est essentiel, et lui permet de se placer en quelque sorte au milieu du continent. L'idée consiste ainsi à rendre la Turquie incontournable en termes politiques et économiques, pour rejoindre le continent.

En revanche, deux limites doivent être pointées. La première est d'ordre otanien : la Turquie ne peut mener une politique agressive comme la Russie et la Chine. En effet, une partie de sa politique et légitimée par sa présence dans l'Otan, comme sa présence en Libye par exemple. La Turquie peut se permettre de franchir quelques lignes rouges, notamment vis-à-vis de partenaires avec lesquels il peut avoir des tensions comme la France, mais de manière générale, elle ne passera pas à l'agression directe.

Une deuxième limite est aussi un paradoxe. Si la stratégie turque en Afrique est importante, elle l'est beaucoup moins en termes de budget, d'engagement et de priorité politique que son engagement en Asie centrale ou dans les Balkans : l'aide au développement turque en Afrique est inférieure à celle à destination des Balkans.

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Je vous remercie pour ces présentations vraiment éclairantes sur trois acteurs qui, s'ils se coordonnent assez peu, ont des agendas communs de puissances en grande partie guidées par des considérations intérieures. Cependant, je retiens que les modalités d'intervention sont assez variées. Chez les Russes, la dominante est plutôt sécuritaire et s'appuie sur le narratif antifrançais, quand la Chine met plus l'accent sur l'angle économique, dans le cadre d'un agenda de puissance globale très orienté vers son duel avec les États-Unis. De son côté, la Turquie cherche à s'affirmer comme une puissance moyenne, particulièrement en mettant en œuvre des leviers de coopération culturels et éducatifs.

Cependant, ces compétiteurs disposent d'une stratégie informationnelle extrêmement forte pour imposer leur narratif, associée à un pilier sécuritaire extrêmement solide : l'influence ne peut se concevoir sans la puissance. Notre responsabilité consiste donc à contribuer à la construction de la stratégie française et européenne dans ce contexte.

Je cède à présent la parole aux orateurs du groupe.

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Au nom du groupe Renaissance, je tiens tout d'abord à remercier nos trois intervenants pour leur expertise tout à fait enrichissante. Les stratégies d'influence de pays tels que la Russie, la Chine ou la Turquie prennent de multiples formes. Elles se déploient aussi bien sur les plans diplomatiques, militaires, commerciaux, mais aussi la coopération humanitaire, sans oublier l'organisation de grands sommets comme celui de Saint-Pétersbourg cette année, le sommet Russie Afrique ou sommet Turquie-Afrique en 2021.

Ces influences concurrentes s'avèrent problématiques pour la stabilité du continent africain, d'autant que plus que, contrairement à la France, ces compétiteurs proposent de répondre aux besoins immédiats des pays africains sans jamais conditionner leur aide à des exigences de gouvernance ou de droits humains. Par ailleurs, ces pays mènent une véritable guerre informationnelle contre la France en exacerbant le sentiment antifrançais dans les opinions publiques africaines. Par exemple, la milice Wagner organise des campagnes de désinformation contre l'armée française. La disparition d'Evgueni Prigojine le 23 août dernier emporte des conséquences importantes sur la structuration de Wagner en Afrique, dont nous ne mesurons pas pour le moment les effets à moyen et long terme.

La France est bien sûr lucide quant à sa perte d'influence sur le continent et nous voyons bien que nos compétiteurs tentent de nous imposer un narratif pessimiste selon lequel la France n'aurait plus aucun rôle à jouer en Afrique. Ces nouvelles puissances sont pourtant porteuses de contradictions qu'il convient de mettre en exergue. Je pense notamment à la relation asymétrique que construit la Chine avec les pays dont elle est la principale créancière et qui tendent à fragiliser ces derniers plutôt qu'à encourager leur développement. Selon vous, de quels leviers disposons-nous pour inverser la tendance et réaffirmer auprès de ces pays que la présence française concourt à la stabilité du continent ?

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Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d'influence » de l'IRSEM

En tant que spécialiste de la Chine, je suis frappé par la capacité de ce pays à imposer un certain nombre de récits, y compris dans nos institutions. Ainsi, vous avez expliqué que les Chinois ne pratiquent pas l'ingérence dans les modèles politiques étrangers et ne demandent aucune contrepartie politique. Or ceci est faux : la Chine impose à tous les États d'Afrique qu'ils ne reconnaissent pas Taïwan. Nos démocraties devraient d'ailleurs le pointer plus souvent. De même, les médias locaux ne peuvent pas parler de tous les sujets qu'ils souhaitent, ils ne peuvent pas évoquer ce qui se passe en Chine si le Parti communiste chinois s'en trouve indisposé. Ils ne peuvent pas parler du Xinjiang, des Ouïghours, des Tibétains.

D'une manière générale, il ne faut pas céder à la tentation d'imiter les Russes ou les Chinois dans leur modèle très agressif utilisant la désinformation. Je pense qu'il faut se déprendre de cette tentation et au contraire essayer de promouvoir des interprétations et des récits qui nous avantagent et qui dévoilent la réalité de l'action de la Chine. Mais il s'agit là d'un travail du quotidien, qui ne pourra être achevé que par petites touches à la manière d'un peintre impressionniste.

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Jonathan Guiffard, senior fellow à l'Institut Montaigne

Lors de mon intervention, j'ai insisté à dessein sur la notion de réseau et de centralité. Je pense que la France est en train de perdre cette centralité sur le continent africain. Or pour être central, il faut être attractif, particulièrement dans le domaine universitaire et des coopérations. Ainsi, la politique à destination des partenaires africains concernant l'aide à la formation de leurs étudiants et de leurs fonctionnaires n'a cessé de diminuer.

En matière de centralité, la différence de positionnement entre Turkish Airlines et Air France est assez significative. Si vous permettez aux Africains de venir travailler, de s'éduquer, de rencontrer des entreprises, vous augmentez quelque part votre attractivité. De même, les Américains se rendent très attractifs auprès des populations et des élites africaines. Il faut savoir qu'en raison de notre histoire commune, et notamment la langue que nous partageons, l'ensemble de nos débats politiques est très suivi en Afrique de l'Ouest. Ces éléments exercent un impact extrêmement fort sur l'attractivité.

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Si l'Afrique semble aujourd'hui pour partie rejeter le modèle et la pensée occidentale, elle jette son dévolu sur des nations plus dures, parfois autoritaires, qui savent user de leurs atouts pour s'implanter sur un continent africain impacté d'ailleurs par le terrorisme.

De tous les nouveaux acteurs sur le continent africain, la Russie est celui qui a le plus accru son influence. Si son engagement ne date pas d'hier, Moscou s'appuie dorénavant sur des moyens irréguliers, souvent extra-légaux, pour étendre son influence mercenaire des informations ingérence électorale soutien au coup d'État et accords d'échanges d'armes contre des ressources, la Russie voulant ainsi s'assurer un ancrage durable en Afrique et dans la mer Rouge, saper l'influence occidentale et normaliser l'autoritarisme.

La Chine est également un acteur de premier plan en Afrique. Le Parti communiste chinois (PCC) cherche à diffuser une image positive de la Chine et à contrer ce que les responsables chinois appellent la diabolisation de la Chine par l'Occident. La Chine voit en l'Afrique un réservoir de matières premières énergétiques et minières et une possibilité d'étendre son empire militaire et diplomatique. Elle dispose ainsi d'une base navale militaire stratégique à Djibouti et pourrait vouloir en construire davantage. Ce faisant, sur le plan social politique et environnemental, la présence chinoise en Afrique pose problème.

Enfin, la Turquie fait également une grande percée en Afrique. Ses relations commerciales avec les pays africains sont en augmentation et sa stratégie va du soft power aux projets d'infrastructures. Les entreprises de bâtiment turques sont bien implantées et en retour, le continent africain devient un fournisseur d'énergie et de matières premières de plus en plus important. Sous Recep Tayyip Erdoğan, cette stratégie a pris une dimension plus militaire : Ankara y a installé sa plus grande base militaire en dehors de ses frontières

Par conséquent plusieurs questions s'imposent. Les relations russo-africaines évolueront-elles après la mort d'Evgueni Prigojine ? En prenant directement en charge les opérations de Wagner en Afrique, le gouvernement russe ne peut aujourd'hui plus prétendre à l'ignorance ou à l'impuissance face aux actions illégales et déstabilisatrices.

Quels sont les apports de la Chine au continent africain ? Est-elle un danger pour la démocratie et/ou l'économie africaine ? Quelles sont les contreparties des relations de la Turquie avec le continent africain ? Pensez-vous que ces différents acteurs arriveront à coopérer en Afrique ? L'Occident a-t-il un rôle à jouer ? Doit-il se concentrer sur des pays alliés ou adopter des stratégies similaires à celles de nos concurrents ?

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Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM)

La recomposition de la présence russe en Afrique n'est pas exemple de tensions entre les acteurs russes eux-mêmes. En République centrafricaine, le chef de la branche militaire de Wagner, Vitali Perfilev, fidèle parmi les fidèles d'Evgueni Prigojine, a été évincé. Il a été remplacé par Denis Pavlov dont les enquêtes du collectif All eyes on Wagner ont montré qu'il était un agent du SVR. Des tensions existent également au Mali, où Wagner est très présent. Le Burkina Faso va quant à lui devenir le laboratoire de l'expansion d'une présence officielle et étatique de la Russie. Nous observons donc l'existence de différents modèles de recomposition.

Ensuite, il faut s'attendre à une perte de flexibilité dans la capacité d'action de ces acteurs. Wagner était une entité unique, ni une SMP, ni un acteur étatique. Elle a été créée pour agir de manière beaucoup plus désinhibée que ne peuvent le faire des acteurs bureaucratiques et étatiques, y compris l'armée russe, qui s'est pourtant affranchie de toute une série de principes d'éthique de la guerre en Ukraine.

Cette transition se traduit d'ailleurs dans les hésitations de l'État russe vis-à-vis de l'héritage de Wagner. Dans l'espace informationnel, Moscou s'aperçoit qu'il est peut-être plus intelligent de s'appuyer sur l'écosystème d'acteurs d'influence mis en place depuis des années dans la région plutôt que de tout remplacer du jour au lendemain, en s'appuyant sur des unités du GRU ou du SVR qui disposent d'un savoir-faire et d'une pratique moins importantes dans cette région.

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Les trois puissances que vous avez évoquées sont caractérisées désormais par leur degré de désinhibition sur la scène internationale, c'est-à-dire le fait que rien ne les retient, et certainement pas les principes du droit. En revanche, si elles ont la possibilité de s'exprimer, cela est en grande partie lié au fait que nous leur avons laissé la place, mais aussi parce qu'elles n'ont pas colonisé l'Afrique au XIXe siècle.

Par ailleurs, leurs messages sont beaucoup plus faciles à véhiculer dans la mesure où elles bénéficient aussi de notre double standard et de nos hypocrisies, puisque la décolonisation très imparfaite nous place aujourd'hui comme des interlocuteurs pas toujours crédibles. De plus, nos propres décisions dans le champ de la politique interne témoignent aussi d'une forme d'hypocrisie, voire de renoncement. La semaine dernière, dans cette même commission, nous déplorions tous le fait que la France n'avait pas de politique de coopération universitaire à la hauteur. Mais hier, certains d'entre nous ont voté la restriction de l'accès des étudiants étrangers en France, qui induit entre autres un affaiblissement considérable de la politique universitaire de notre pays, au détriment en particulier des étudiants africains qui seront évidemment les plus vulnérables aux mesures contenues dans la loi immigration.

Partagez-vous l'analyse que je viens de faire de cette loi ? Considérez-vous qu'elle offre d'une certaine façon un boulevard aux narratifs russes, chinois et éventuellement turcs ?

Ma deuxième question porte sur les enjeux généraux de notre compétition avec ces pays. Pour quoi faire ? Pour quels enjeux ?

Enfin, les États-Unis ont créé en 2008 un commandement pour l'Afrique, dit Africom. L'Afrique n'est pas un champ homogène où les uns et les autres viendraient s'affronter sans contrepartie. J'aimerais donc connaître votre point de vue sur la bataille globale qui se mène sur le terrain.

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Jonathan Guiffard, senior fellow à l'Institut Montaigne

Je ne me prononcerai pas sur la loi immigration, puisque tel n'est pas mon rôle dans cette enceinte. En revanche, je partage votre constat concernant la désinhibition, que nous ne devons pas reproduire à mon sens : nous devons défendre un modèle, des valeurs, dans des tempos qui peuvent être différents. Nos partenaires ont souvent besoin d'une aide rapide. Lorsque l'on parle avec des familles maliennes dont les membres se font massacrer par des djihadistes d'un côté ou par l'armée de l'autre, elles partagent l'objectif d'une gouvernance démocratique et de valeurs libérales, mais il ne s'agit pas de leurs priorités à court terme.

Ensuite, je partage l'idée que la France ait pu laisser la place. L'Afrique est composée de cinquante-quatre pays, dont les enjeux ne sont pas identiques. Le sujet de la colonisation doit par ailleurs être affiné : la Turquie a colonisé le nord de l'Afrique, mais cet aspect est passé sous silence. De fait, toutes les puissances peuvent être soupçonnées ou accusées de pratiquer des doubles standards.

Pour pouvoir être influent dans une région, il est nécessaire de diminuer ses propres vulnérabilités et d'être attractif, notamment dans le domaine de la coopération universitaire. À ce titre, le sujet des visas est mal vécu par les populations, au jour le jour. De son côté, la Turquie mobilise fortement le levier de la coopération éducative et culturelle et propose à ses partenaires un certain nombre de diplômes et de formations, en finançant des bourses complètes ou des années d'études.

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Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d'influence » de l'IRSEM

Je reprends à mon compte les réponses qui viennent d'être formulées. La Chine n'est pas exempte de colonialisme : elle a colonisé le Xinjiang ou le Tibet par exemple. Il ne faut pas nécessairement laisser l'argument de la colonisation à ces compétiteurs, nous ne devons pas nous sentir handicapés face à ces sujets. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille imiter les méthodes russes ou chinoises, car cela reviendrait à jouer leur jeu et à affaiblir nos propres institutions et l'idée de démocratie elle-même.

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Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM)

Il existe effectivement une asymétrie dans la production de récits s'agissant de l'Afrique, puisque la Russie n'a pas été une puissance coloniale sur le continent. Dans sa volonté de créer une nouvelle stratégie nationale d'influence qui passe par la création de récits, la France est naturellement soumise à ce problème. Les paradoxes sont de fait nombreux : si l'invasion de l'Ukraine est à bien des égards une guerre de type néo impériale, voire néocoloniale, elle n'est pas perçue comme telle par les opinions publiques africaines. La guerre en Ukraine y est ainsi vue comme un conflit entre la Russie et l'Occident, soit une vision très mise en avant par la propagande russe.

Ensuite, s'agissant de la question sur la loi immigration, je me permettrai malgré tout une prise de position, notamment au sujet de l'imposition d'une caution aux étudiants étrangers. Travaillant au département d'études slaves de l'université Paris Nanterre, j'ai de nombreux étudiants extracommunautaires qui proviennent justement d'Europe de l'Est et de Russie. À ce titre, il est clair que cette mesure est désastreuse sur le plan de l'attractivité. Elle me semble d'ailleurs très contradictoire avec cette volonté de faire de l'influence une fonction stratégique.

Le soft power fait ainsi partie des stratégies d'influence, lesquelles ne se limitent pas à créer des comptes inauthentiques sur les réseaux sociaux. Le rayonnement est d'ailleurs l'une des principales forces de la France à l'étranger. Entre 4 000 et 7 000 étudiants africains étudient dans les universités russes, soit un nombre bien inférieur à celui que nous connaissons en France et qui prévalait à l'époque soviétique. Cependant, depuis quatre ou cinq ans, nous observons une politique d'augmentation des quotas de la part de l'Agence fédérale qui s'occupe de ce sujet. L'année dernière, pour le seul Mali, 150 places supplémentaires ont ainsi été créées.

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Les volumes que vous mentionnez restent cependant dérisoires.

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Le soft power est pour nous évidemment essentiel et passe notamment par un rayonnement à travers les échanges universitaires. Puisque le vote d'hier occupe beaucoup notre commission ce matin, je précise que nous avons voté sans aucun état d'âme. En France, nous savons bien que certains étudiants étrangers viennent pour se former. En revanche, d'autres filières dans des secteurs où l'emploi est assez limité, comme la sociologie par exemple, constituent en réalité des filières parallèles d'émigration.

Cependant, je pense profondément que la coopération universitaire est vitale. Les Américains sont capables d'identifier les futures élites – je pense notamment au programme Young Leaders qui en est la tête de gondole – qui, demain, seront des relais d'influence. Quelle est la stratégie employée par les Turcs ou les Russes pour sélectionner les étudiants qu'ils accueillent dans leurs universités ?

Nous accueillons les futures élites africaines et nous le faisons avec enthousiasme. Simplement, le système ne doit pas être détourné.

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Jonathan Guiffard, senior fellow à l'Institut Montaigne

Il n'existe pas de singularité dans la sélection des étudiants en Turquie. Le processus est relativement similaire au nôtre et s'effectue sur le plan bilatéral, c'est-à-dire une discussion d'État à État. La sélection se fait en partie par l'État partenaire, ce qui entraîne le plus souvent une représentation des gens issus de l'élite.

En revanche, la pénétration du tissu social à différents niveaux, notamment par les ONG turques, religieuses ou non, notamment par les fameux syndicats patronaux ou de travailleurs, permet également d'identifier les partenaires à faire venir. Cela peut concerner notamment la formation d'imams.

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Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM)

Il existe un programme russe équivalent au programme Young Leaders américain, Novoe pokolenie (« Nouvelle génération »). Il sélectionne avec un intérêt relativement opportuniste, qui d'ailleurs n'est pas en soi un modèle à valoriser, en estimant que la personne que l'on fait venir sera, par exemple, un futur ministre dans un pays africain et un partenaire privilégié pour la coopération avec la Russie. C'est la raison pour laquelle l'université joue un rôle essentiel dans ce domaine, car nous ne savons pas ce que ces étudiants deviendront. Pour ma part, je n'ai jamais vu dans mes départements universitaires des gens qui étaient uniquement là pour obtenir des permis de séjour.

Par ailleurs, la Russie conduit des programmes très intenses, dans le cadre desquels des dizaines de journalistes de médias africains se rendent par exemple à Moscou. RT et Sputnik accueillent ainsi des journalistes et les forment aux standards de ces médias, c'est-à-dire une vision très conflictuelle de l'espace informationnel, un engagement très contre-hégémonique.

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Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d'influence » de l'IRSEM

La Chine déploie le même mécanisme de Young Leaders et mobilise d'autres programmes, comme le programme « Mille talents » pour identifier les talents à l'étranger qu'il faudrait faire venir travailler en Chine. Mais les stratégies d'influence ne concernent pas seulement les élites, elles visent également les masses. La France doit donc être en mesure d'allier les deux.

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Depuis plusieurs semaines, nous avons engagé au sein de la commission de la défense nationale un travail important sur la question de l'influence, de la stratégie, et de la place de la France sur le continent africain.

J'aimerais aujourd'hui me concentrer sur le sujet russe. Nous savons tous que la Russie, principalement autour du groupe paramilitaire Wagner, a vu son influence fortement grandir ces dernières années en Afrique. Monsieur Audinet, vous avez indiqué que l'un des principaux objectifs de la Russie en Afrique est d'acquérir une influence sur les territoires stratégiques le long de la Méditerranée méridionale et de la mer Rouge. Pensez-vous aujourd'hui que la Russie soit parvenue à cet objectif ?

Un deuxième objectif consisterait bien évidemment à supplanter l'influence occidentale – je pense ici notamment à la République centrafricaine ou au Mali – parfois par des méthodes non officielles comme l'ingérence ou la désinformation. Quelles évolutions observez-vous dans les relations des différents gouvernements africains avec la Russie ? Quelles implications pour la gouvernance et la stabilité en Afrique envisagez-vous, compte tenu de l'investissement russe sur ce continent ?

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Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM)

Les objectifs que vous avez énoncés sont en partie réalisés, quand certains en doutaient fortement il y a quelques années. Sur les plans symboliques et politiques, la Russie a réussi à obtenir des dividendes considérables depuis 2018. Vous avez eu raison de mentionner la côte méditerranéenne : deux des trois partenaires stratégiques de la Russie en Afrique sont en Afrique du Nord : l'Algérie et l'Égypte, qui sont des partenaires économiques majeurs notamment dans la coopération militaire et la vente d'armements. L'ancrage des médias russes transnationaux RT et Sputnik y est significative, avec des millions de visites sur leurs sites arabophones, et dans une moindre mesure francophones, chaque mois.

La présence russe se traduit aussi par l'alliance AES qui vient d'être créée entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso. La Russie essaie de devenir un prestataire d'offre politique, sécuritaire, militaire et informationnel. Force est de constater que ce système fonctionne et s'exporte aujourd'hui. Bien que l'influence américaine y soit beaucoup plus importante que dans d'autres pays sahéliens, le Niger semble tenté par un rapprochement avec la Russie, quand le Burkina Faso est en train de totalement s'orienter vers ce type de coopération.

Cela peut sembler difficile à entendre, mais ce modèle est attractif pour des gouvernements qui sont issus de putschs ou qui défendent un agenda néo-souverainiste. La Russie parvient à s'appuyer sur des phénomènes endogènes, préexistants.

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Vous avez abordé la question des étudiants. Quand les cabinets ministériels des pays africains communiquaient hier en français, ils parlent aujourd'hui en anglais. Y voyez-vous une offensive des États-Unis ?

Ensuite, sauf erreur de ma part, il me semble que les formations de l'Otan réservaient un certain nombre de places aux officiers africains, mais cela n'est plus le cas aujourd'hui, ces places étant plus consacrées aux officiers du Proche et du Moyen-Orient. Le confirmez-vous ? Dans ce cas, d'autres pays ont-ils pris la relève pour assurer la formation d'officiers africains ?

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Jonathan Guiffard, senior fellow à l'Institut Montaigne

Il est vrai que les Américains sont très offensifs sur le plan de la communication et l'administration Biden a effectué de nombreux déplacements. En revanche, les moyens engagés par les Américains sont très faibles : l'Afrique n'est pas beaucoup plus une priorité aujourd'hui à Washington qu'elle ne l'était hier. L'attractivité de l'anglais est essentiellement d'ordre culturel en Afrique subsaharienne et au Maghreb. Au Maroc, les élèves apprennent désormais l'anglais plutôt que le français.

S'agissant de la partie militaire, je ne peux vous répondre spécifiquement sur le volet otanien. En revanche, la France continue de former des officiers, au même titre que les États-Unis, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Certains des militaires ayant conduit des putschs au Sahel ont ainsi été formés par les Américains, à un moment ou un autre de leur carrière.

Les Turcs ont également investi le champ de la formation en Libye et en Somalie. De même, la Turquie a noué une trentaine d'accords de défense en Afrique. Une fois encore, il faut rappeler que la Turquie est une armée formée au standard Otan et les Américains sont très satisfaits que les Turcs s'en chargent.

Enfin, la mission de formation de l'Union européenne (EUTM) des forces armées maliennes (Fama) a duré très longtemps, mais la plupart des officiers Fama estiment que cela a peu servi. La formation dispensée dans le cadre de Barkhane a bien mieux fonctionné pour de simples raisons organisationnelles. En la matière, la formation en bilatéral est plus efficace.

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Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM)

Au-delà de la pénétration des espaces médiatiques et informationnels dont j'ai déjà parlé, il existe effectivement une tentative de noyautage dans la sphère politique. À ce titre, la République centrafricaine en a fourni un exemple particulièrement marqué, puisque des Russes conseillaient directement le président Touadéra et leur influence était particulièrement forte. De même, Wagner a installé une espèce de proto usine à trolls appelée le « Bureau information et communication », liée au projet Lakhta, qui était rattaché à la présidence et qui existe probablement toujours, peut-être sous une nouvelle forme. Elle permettait à la fois de légitimer Wagner en RCA et dans la région, mais aussi le président Touadéra et son parti politique, le mouvement Cœurs unis. Il y a donc une forme de convergence d'intérêts entre acteurs russes et acteurs locaux, qui concerne aussi la sphère politique.

Pour un certain nombre d'élites politiques africaines, le fait même d'utiliser dans leurs discours politiques une volonté de rapprochement et de coopération accrue avec la Russie constitue pour eux un gage de gain et de capital politique. À peu de frais, ils affichent ainsi une opposition à la présence française.

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Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d'influence » de l'IRSEM

Les Chinois offrent eux aussi de nombreuses formations aux officiers africains, sur l'ensemble du continent. Ils y ont en effet identifié un levier d'influence, qui peut se traduire d'ailleurs ensuite en matière de ventes d'armes, même si les Chinois évoluent plutôt sur un segment d'armes légères et de qualité relativement moyenne sur le continent africain.

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Jonathan Guiffard, senior fellow à l'Institut Montaigne

Il convient néanmoins de ne pas établir de raccourcis. Former des officiers ne garantit en rien que d'une manière ou d'une autre, ils seront favorables à une politique française, plus tard. Les militaires putschistes au Sahel ont été formés de près ou de loin par les Français ou les Américains. En revanche, plus les liens sont maintenus avec les personnes formées, plus la remontée d'information peut se réaliser, à défaut d'un alignement politique.

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Je vous remercie pour vos interventions. Au nom du groupe Horizon, je tiens à indiquer que nous ne partageons pas certains propos qui ont pu être tenus par d'autres groupes sur la perte d'influence de la France en Afrique. Nous croyons que la situation est plus complexe et que la France gagne par exemple du terrain en Afrique non francophone. Vos présentations étaient très claires et mes questions se situent plutôt sur les intersections et les hiérarchies.

Des trois acteurs russes, chinois et turcs, quels sont selon vous les plus influents ? Leur influence a-t-elle atteint des niveaux réellement significatifs sur le continent ? M. Guiffard a replacé l'intérêt turc en Afrique dans le contexte des priorités du pays à l'égard d'autres zones du monde, comme les Balkans. Peut-on en faire de même pour la Russie et la Chine ?

S'agissant des motivations, lors d'autres auditions, nous avons constaté que la Russie recherchait plutôt le chaos ailleurs et la Chine la prédation sur place, mais que tous poursuivaient l'affermissement de leur pouvoir et de leur légitimité dans leur pays. Percevez-vous d'autres différences fondamentales ? Enfin, s'agissant des moyens, je suis frappé par exemple par la présence de produits turcs peu chers au Liban, mais également de commerçants turcs sur place. Le constatez-vous également en Afrique ? De prime abord, on a tendance à penser que la Chine aurait également de telles capacités.

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Jonathan Guiffard, senior fellow à l'Institut Montaigne

Je ne prétends pas pouvoir établir une hiérarchie. Cependant, en termes de dynamique politique, la Russie est selon moi très largement devant la Turquie, de la même manière que la Chine l'est en termes d'empreinte économique. En revanche, la Turquie est la seule à pouvoir jouer la carte de l'islam et de la culture, soit un levier à la fois plus subtil et plus pérenne. Des imams turcs viennent effectuer des dons pendant l'Aïd, ce que ne peuvent pas faire des Chinois ou des Russes.

Un autre point de tension existe sur les théâtres. À juste titre il me semble, certains ont pu parler d'une connivence et d'une espèce de « compétition par la coopération » entre Erdoğan et Poutine. La Libye constitue à ce titre un terrain de compétition très fort ou ni l'un ni l'autre ne prend l'avantage d'une manière ou d'une autre. Lorsque cela les arrange, les Turcs adoptent une proximité avec les Russes dans leurs discours ; mais dans d'autres cas, ils mettront en avant le bouclier de l'Otan.

Ensuite, en matière économique, les Turcs se positionnent sur des gammes importantes d'exportations de produits manufacturés, des produits de consommation courante. Avant la crise économique de 2018, l'économie de la Turquie était située au centre des chaînes d'approvisionnement, soit une économie de transformation des produits grâce à une base industrielle très importante, avant de les exporter en Europe. Désormais, la Turquie veut plus produire et exporter de produits, y compris des produits à faible valeur ajoutée. Dans ce cadre, il est plus simple de les exporter en Afrique qu'en Europe, puisque la compétition n'est pas la même. Aujourd'hui, Arçelik, fabricant d'appareils électroménagers, exporte massivement ses produits.

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Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d'influence » de l'IRSEM

Je partage ces derniers propos concernant la hiérarchie : la Chine domine très largement sur le plan économique les acteurs russes et turcs, en raison de sa très forte présence économique sur le continent africain, mais aussi l'étendue de ses moyens. Cela pourrait changer lors des années à venir, compte tenu de l'inflexion de la politique des Nouvelles routes de la soie (BRI), de la diminution des investissements chinois et du retrait sur un certain nombre de projets. Cependant, en matière économique, la Chine est bien au-dessus des compétiteurs russes ou turcs.

À l'exception de la base à Djibouti, sur le plan sécuritaire, la présence chinoise est somme toute modérée. Plusieurs projets d'implantation d'une base à l'ouest de l'Afrique sont prêtés à la Chine, mais il n'y a pas eu pour le moment d'éléments de preuve suffisamment forts pour confirmer cette hypothèse, qui est également évoquée dans l'océan Indien ou dans l'océan Pacifique, à moyen terme.

Sur le plan informationnel, des efforts importants sont entrepris, mais les Chinois ne sont pas à la hauteur des capacités russes, sans doute parce qu'ils comprennent moins bien les écosystèmes locaux, sont moins capables d'instrumentaliser les problématiques locales, et se concentrent surtout sur la promotion de leur propre image.

Par ailleurs, on se représente très souvent les régimes autoritaires comme des systèmes extrêmement centralisés où des acteurs très disciplinés obéissent aux ordres qui émanent du pouvoir central. Mais la Chine ne fonctionne absolument pas de cette manière. Il existe ainsi une multitude d'acteurs, avec des redondances multiples. Par exemple, parfois jusqu'à trente agences différentes sont susceptibles d'intervenir de manière concurrente dans le champ d'une même politique publique. Il n'y a pas de coordination sur le terrain, ce qui peut susciter parfois le chaos. Dans le cas chinois, cela se matérialise notamment sur le plan informationnel.

De même, dans le champ économique, la domination économique actuelle de la Chine en Afrique n'est pas liée à un vaste plan préparé à Pékin et mis en œuvre sur le terrain par des acteurs disciplinés. Elle provient essentiellement d'entrepreneurs d'abord privés qui ont conquis le terrain. Ce n'est qu'ensuite que cette présence est instrumentalisée par le Parti et les agences gouvernementales.

Ensuite, nous manquons d'études sérieuses sur les réceptions des opérations d'influence. Quelques études soulignent que les médias officiels chinois en Afrique sont peu regardés, peu écoutés et peu lus ; mais quand ils le sont, l'effet est positif sur l'image perçue de la Chine. En outre, il faut distinguer les médias officiels des opérations clandestines beaucoup plus sophistiquées, dont il est par définition plus difficile de mesurer l'influence, qui est cependant parfois loin d'être négligeable.

Par ailleurs, si l'on se représente les intérêts chinois comme une succession de cercles concentriques à partir de la Chine, l'Afrique semble forcément plus lointaine et compte moins que l'environnement direct. L'Afrique est moins importante que Taïwan, que la péninsule coréenne, que le Japon, que la mer de Chine méridionale, que la présence américaine dans le Pacifique à proximité de la Chine, que l'océan Indien ou l'Asie centrale. Simultanément, il y a de plus en plus de citoyens chinois en Afrique, que le pays doit être capable de protéger. Les Chinois ont été traumatisés par les Printemps arabes et leur incapacité à évacuer correctement leurs ressortissants de Libye. Dans ce cadre, Djibouti présente un intérêt logistique pratique, à la fois de soutien aux opérations de lutte contre la piraterie, pour intervenir en cas de crise humanitaire, mais cette base vise aussi à jouer dans la « cour des grands », dans un pays où sont également implantés les Américains, les Français, les Italiens et les Japonais.

Il convient également d'évoquer l'instrumentalisation des États africains à l'ONU quand il s'agit de voter en soutien de la Chine. Dans le cas de l'Ukraine, la Russie et la Chine ont œuvré pour que les États africains au minimum s'abstiennent ou refusent de voter des sanctions contre la Russie.

Peut-on parler de prédation ? La Chine n'arrive pas en Afrique en se disant qu'elle adoptera une attitude de prédateur, mais elle fait des affaires, ce qui peut impliquer des conséquences négatives sur les acteurs locaux, d'autant plus que les Chinois ont tendance à proposer des « packs complets » aux acteurs locaux. Ainsi, quand un projet d'infrastructure est signé avec un État africain, des entreprises chinoises en assurent la construction, avec des ouvriers chinois.

Enfin, les entreprises chinoises inondent les marchés africains de produits peu chers et les producteurs locaux sont incapables de rivaliser. Ici aussi, il ne s'agit pas de laminer les sociétés ou prendre le contrôle des pouvoirs politiques. Cela relève simplement d'une stratégie commerciale qui fonctionne, comme elle a fonctionné ailleurs.

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Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM)

L'influence passe aussi en grande partie par des ressources symboliques immatérielles, pour agir sur des perceptions. Très clairement, les acteurs russes et notamment Wagner, disposent d'une capacité absolument extraordinaire à faire parler d'eux. En témoignent ces drapeaux russes brandis selon les circonstances, de manière authentique ou inauthentique, mais qui produisent un effet « magnétique » pour les journalistes sur place, avant d'être repris dans les journaux internationaux. Evgueni Prigojine l'avait bien compris et était obsédé par ce capital symbolique. Cela conduit à nous interroger sur l'avenir : ces acteurs officiels dont on sait qu'ils préfèrent souvent agir de manière beaucoup plus clandestine ou semi-clandestine, adopteront-ils ce genre d'attitude, cette volonté de faire parler d'eux-mêmes ?

En matière d'affaires, la Russie n'est certes pas un nain économique, mais ses 20 milliards de dollars d'échanges avec l'Afrique sont loin des 250 milliards de dollars dont la Chine peut se prévaloir. Dans le domaine informationnel, RFI et France 24, qui ne sont pas des médias d'État, mais des médias de service public internationaux, sont incommensurablement plus écoutés, lus et vus en Afrique subsaharienne que ne le sont RT et Sputnik, malgré leur dynamique d'expansion.

Quant aux motivations, au-delà évidemment de la volonté d'affaiblissement de la présence occidentale, l'objectif consiste aussi à obtenir des soutiens de la part d'un certain nombre d'États, notamment lors des votes à l'Assemblée générale des Nations unies. Par exemple, le Mali est passé d'une abstention à un vote contre les résolutions visant à condamner l'invasion à grande échelle de l'Ukraine.

La Russie déploie en Afrique un discours sur la stabilité associé à une offre politique, sécuritaire et informationnelle proposée à des pays qui sont précisément en proie à de très fortes instabilités.

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Compte tenu de l'expansion rapide des activités géopolitiques de la Russie, de la Chine et de la Turquie en Afrique, notamment à travers des investissements économiques substantiels, des alliances militaires et des initiatives culturelles, comment voyez-vous l'évolution de l'influence française sur le continent ? Quelles seraient selon vous les approches les plus efficaces pour la France, afin de préserver ses intérêts économiques, politiques et culturels en Afrique ? Pourriez-vous également discuter des implications à long terme de la présence renforcée de ces acteurs sur la stabilité régionale et sur les relations franco-africaines, en tenant compte des héritages historiques et des dynamiques actuelles ?

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Je souhaite vous interroger sur les conséquences des mesures adoptées dans le cadre du projet de loi immigration pour nos partenariats humains. France université, garant privilégié des liens qui nous unissent aux pays d'Afrique, a rappelé à travers ses chefs d'établissement son opposition farouche à des mesures validées hier soir et qui portent, selon elle, une atteinte grave à nos traditions d'ouverture.

Vous avez évoqué la caution retour et le risque de n'accueillir que des étudiants riches et non plus la masse, qui sont contraires aux liens traditionnels qui nous unissent. Parmi les amendements adoptés, l'un vise à mieux encadrer la délivrance d'une carte de séjour pour un étudiant, prévoyant de la conditionner au caractère « sérieux » de ses études. Considérant les conditions restreintes d'accès à l'université française et dans un climat ambiant de rejet de la présence française en Afrique, comment et dans quels domaines faire perdurer les liens ? Concrètement en quoi un État africain serait-il plus enclin à favoriser une coopération avec la France, et plus globalement à accepter l'aide de l'Agence française du développement plutôt qu'une autre ?

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Jonathan Guiffard, senior fellow à l'Institut Montaigne

S'agissant de l'évolution française sur le continent, il importe de différencier plusieurs zones. Dans les pays d'Afrique anglophone, l'influence française sera en expansion, notamment à partir du moment où le choix est désormais axé sur la coopération économique et culturelle. S'agissant de l'Afrique francophone, je pense que les partenaires qui travaillent encore avec la France sont à la fois contents de le faire, mais ils se sentent fragiles sur le plan politique.

Dans l'avenir proche, il est capital de scruter avec beaucoup d'attention la situation au Sénégal, en Côte d'Ivoire et au Tchad, trois pays où le compétiteur russe consacre des moyens pour questionner la présence occidentale et française. Sur le long terme, j'ai tendance à croire que la présence turque et chinoise perdurera, nous obligeant, Français et Européens, à être compétitifs. À ce titre, les Européens font part de leur motivation pour agir sur différents champs, qu'ils soient militaires, économiques et culturels.

Il me semble que les domaines économiques et culturels sont extrêmement importants. En matière économique, les grandes entreprises françaises n'ont pas besoin du gouvernement pour gagner des marchés. Il s'agit plutôt d'aider les PME à aller sur un terrain qu'elles connaissent extrêmement peu. En termes sectoriels, le secteur de l'agriculture est fondamental pour l'Afrique de l'Ouest, mais l'investissement public ou privé est encore trop faible.

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Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d'influence » de l'IRSEM

Je partage les propos qui viennent d'être tenus. J'ajouterai que France 24 et RFI constituent deux joyaux, qu'il convient de soutenir encore plus, au moins pour stabiliser l'image de la France, voire la renforcer et surtout offrir des moyens pour les populations locales de s'informer ailleurs que via les médias russes, chinois ou turcs, qu'ils soient officiels ou non.

Ensuite, je suis d'accord pour dire que l'on ne mobilise pas assez en France le niveau européen, qui présente pour nous un intérêt immense, car il permet de disposer de plus de moyens ou d'en coordonner un plus grand nombre, mais aussi d'éteindre des critiques que nos compétiteurs peuvent nous adresser concernant les actions menées.

Permalien
Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM)

Les mesures évoquées par Mme Thomin représentent un signal très nettement négatif pour l'attractivité de notre système d'enseignement supérieur et notre recherche, qui pourrait être exploité par nos compétiteurs.

Ensuite, notre politique vis-à-vis de l'Afrique doit être aussi articulée avec cette stratégie nationale d'influence qui a été appelée de ses vœux par le Gouvernement. De ce point vue, nous devons défendre une approche en cohérence avec nos valeurs. De la même manière qu'il existe une éthique de la guerre, il doit y avoir aussi une éthique de la lutte et de la guerre informationnelles. Il y a des lignes rouges qu'on ne peut pas franchir et des pratiques qu'il ne faut surtout pas utiliser, comme l'usage systématisé du mensonge et de la désinformation.

Si une démocratie libérale recourt de manière systématique et désinhibée à la désinformation, au mieux elle prend un risque considérable ; au pire elle s'expose à un retour de boomerang extrêmement violent, ce qui n'est pas le cas de régimes autoritaires, qui n'engagent pas leur responsabilité politique dans ce genre d'action.

Je partage également ce qui a été dit sur RFI et France 24, qui représentent un atout majeur de l'influence française en Afrique subsaharienne, en tant qu'instruments de la diplomatie publique. Ces médias ne servent évidemment pas à promouvoir des récits produits par le gouvernement français ni à légitimer la présence officielle de la France, mais bien d'informer, entre autres, sur ce qu'estla France en tant que nation, en tant que porteuse de principes, de valeurs, de ressources culturelles, etc.. Au même titre, le réseau des alliances françaises et des instituts français participe aussi au rayonnement de la présence française, au sens le plus large possible.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie tous les trois pour cette audition passionnante et très éclairante.

La séance est levée à onze heures.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Pierrick Berteloot, M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Benoît Bordat, M. Hubert Brigand, M. Yannick Chenevard, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Jean-Marie Fiévet, M. Thomas Gassilloud, Mme Anne Genetet, M. Christian Girard, M. José Gonzalez, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, Mme Gisèle Lelouis, Mme Patricia Lemoine, Mme Jacqueline Maquet, Mme Pascale Martin, Mme Anna Pic, M. François Piquemal, Mme Valérie Rabault, M. Aurélien Saintoul, Mme Nathalie Serre, M. Philippe Sorez, M. Michaël Taverne, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Mélanie Thomin, Mme Corinne Vignon

Excusés. - Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Christophe Bex, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Frank Giletti, Mme Anne Le Hénanff, Mme Murielle Lepvraud, M. Sylvain Maillard, M. Olivier Marleix, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), Mme Michèle Martinez, M. Frédéric Mathieu, Mme Lysiane Métayer, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Fabien Roussel, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Sabine Thillaye