La séance est ouverte à quinze heures.
La commission auditionne Mme Nathalie Sonnac, professeure à l'université Paris-Panthéon-Assas, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de 2015 à 2021, et M. Grégoire Weigel, avocat, ancien chef du département Pluralisme et campagnes électorales au CSA
Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d'enquête sur l'attribution, le contenu et le contrôle des autorisations des services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre. Notre première table ronde réunit Mme Nathalie Sonnac, professeure à l'université Paris-Panthéon-Assas, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de 2015 à 2021 ; ainsi que M. Grégoire Weigel, avocat, ancien chef du département Pluralisme et campagnes électorales au CSA.
Madame la professeure, Maître, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation. Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt, public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »
(Mme Nathalie Sonnac et M. Grégoire Weigel prêtent serment)
Professeure à l'université Paris 2 Panthéon-Assas en sciences de l'information et de la communication, je suis spécialiste de l'économie des médias et du numérique.
J'ai été membre du CSA de 2015 à 2021, en charge du pilotage du groupe de travail « télévision », qui couvre le périmètre des chaînes publiques et privées, commerciales et payantes, et également les chaînes nationales et locales. J'étais également vice-présidente du groupe de travail « production et création ».
Le paysage audiovisuel d'aujourd'hui ne ressemble plus du tout à celui de 2005, au moment du lancement de la télévision numérique terrestre (TNT). Depuis l'arrivée des nouvelles technologies de l'information et de la communication et du numérique, le paysage audiovisuel a fait face à une triple révolution technique, technologique et économique, dont les effets se combinent.
En matière technologique, la TNT nous permet d'accéder gratuitement à vingt-quatre chaînes ainsi qu'à des programmes qui peuvent être consommés en direct ou en différé. La connexion internet nous donne également accès à des milliers d'autres programmes, aux chaînes de télévision, françaises ou étrangères, ainsi qu'à tous les contenus du web. Aujourd'hui, 84 % des téléviseurs des Français sont connectés. L'écran est donc devenu un grand magasin d'applications.
La deuxième révolution est d'ordre économique. Elle s'est traduite par l'arrivée des plateformes numériques et des médias sociaux. Ces nouveaux acteurs sont en concurrence directe et indirecte avec les chaînes de télévision, sur tous les marchés : le marché des contenus, de l'attention, des droits de propriété, des droits sportifs, de la distribution et, enfin, le marché de la publicité en ligne.
Enfin, la dernière révolution est une révolution d'usage. Nos pratiques informationnelles et de divertissement sont devenues numériques. Ceci est particulièrement vrai chez les plus jeunes, qui s'enferment sur les médias sociaux à hauteur de 71 % pour les moins de 35 ans. La nouveauté – et même une première dans l'histoire des médias – tient au fait que les jeunes s'informent prioritairement sur un nouveau média, et qu'ils le font au détriment des autres médias et des médias traditionnels. Seulement 1 % des moins de 25 ans achètent un titre papier. Le modèle économique des plateformes numériques et des médias est au cœur de la problématique et des enjeux que vous soulevez dans le cadre de cette commission. Il impacte l'organisation de l'ensemble du secteur des médias et va jusqu'à remettre en cause leur existence.
Ensuite, je souhaite vous faire part de plusieurs observations liminaires. Tout d'abord, les plateformes occupent aujourd'hui une position hégémonique dans l'espace informationnel. Facebook est la première plateforme d'accès à l'information ; YouTube est la première interface audiovisuelle des moins de 30 ans. Leur modèle d'affaires favorise les phénomènes de concentration et concourt à l'inflation des droits. Google et Facebook captent l'essentiel des parts de marché de la publicité. Ils captent également 80 % de sa croissance pour le marché de la publicité en ligne. Finalement, les géants du web tels que Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam) s'imposent aujourd'hui en reprenant les caractéristiques des médias traditionnels, en étant à la fois sources et relais d'informations, capteur de manne publicitaire.
Nous faisons face aujourd'hui à un vrai danger démocratique. Premièrement, le modèle économique des médias vacille en raison de la baisse des audiences. La moyenne d'âge des téléspectateurs pour le service privé est de 57 ans et de 62 ans pour les chaînes de service public. Cette diminution a un effet réel sur leurs revenus publicitaires. La presse a aujourd'hui perdu 70 % de ses revenus publicitaires en l'espace de quinze ans. Sans modèle économique viable, nous perdons des vecteurs de démocratie, risquant d'entraîner dans leur chute notre démocratie elle-même.
Deuxièmement, nous assistons à la multiplication de la circulation des fausses informations, des contenus haineux et du cyberharcèlement. Si ce phénomène n'est pas nouveau, il n'en va pas de même pour la vitesse de cette circulation, sa mondialisation, sa viralité, sa vélocité. Ce sont des maux de notre démocratie, de notre vivre ensemble.
Troisièmement, nous constatons que l'information fiable, sourcée et vérifiée se voit totalement diluée dans un océan de contenus. Par ailleurs, il ne faut ne pas oublier qu'une information de qualité coûte cher, voire très cher à produire. Or les gens ne sont plus prêts aujourd'hui à payer pour s'informer : 86 % d'entre eux déclarent ne pas payer aujourd'hui pour s'informer. Comment garantir dès lors les conditions de la production de cette information fiable ?
Nous sommes donc confrontés à un désordre informationnel, qui s'inscrit de surcroît dans un contexte délétère à l'égard des institutions. Le politologue Yascha Mounk parle à cet égard de « déconsolidation de nos démocraties ». De fait, 46 % des Français pensent que la démocratie fonctionne mal, 29 % pensent que les élections sont faussées et 79 % sont favorables à la mise en place d'un contrôle de véracité des publications des médias.
Les internautes accordent plus de valeur à la recommandation issue d'experts ou d'amis plutôt qu'aux analyses des journalistes. Cette défiance risque de se transformer en arme de propagande politique au service des extrêmes. Il faut le rappeler : ce sont les médias traditionnels qui produisent et animent le débat public. Ils sont nécessaires à la cohésion de la société et aux processus électoraux. Les médias sont générateurs de fortes externalités positives : informer, transmettre, expliquer, commenter. Il existe donc un rôle positif à la consommation individuelle d'informations de qualité. Il en va de même pour la consommation collective. Le retour à la confiance et aux institutions tiers de confiance sont indispensables dans l'exercice de notre démocratie. Le sociologue Jacques Ellul le disait : il n'y a pas de liberté quand il n'y a pas d'obstacles à la liberté.
Il nous faut donc inventer un nouveau cadre et une loi pour un siècle numérique démocratique, et les avancées européennes sont en ce sens encourageantes. Elles nous montrent la voie pour intégrer les Gafam à notre économie en conservant nos valeurs sociétales et nos valeurs démocratiques. Je pense à la transposition de la directive (UE) 2018/1808 du 14 novembre 2018 sur les services de médias audiovisuels (SMA), au règlement (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques directives européennes dit Digital Services Act (DSA) et au règlement (UE) 2022/1925 022/1925 du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique dit Digital Markets Act (DMA), qui participent de la réduction des asymétries concurrentielles entre plateformes numériques et médias, en instituant des responsabilités à ces nouveaux acteurs. Mais ces asymétries sont beaucoup trop nombreuses. À présent, le projet de règlement européen sur la liberté des médias ou European Media Freedom Act pour un marché unique de l'information vise à prévenir les risques d'ingérence politique, à garantir une meilleure protection des journalistes et de leur indépendance.
Pour ma part, j'estime que les conditions de garantie de la liberté de communication, du financement, de la création et de l'équilibre économique du secteur ne sont plus réunies. Deux raisons principales y concourent. D'une part, la concurrence frontale des plateformes numériques fragilise les chaînes et leur modèle économique. D'autre part, il faut déplorer l'insuffisante prise en considération par les pouvoirs publics de la dimension économique des entreprises de médias aujourd'hui.
Il existe donc une urgence nationale à écrire une nouvelle loi pour les médias, qui se doit de rétablir le contrat de confiance avec nos concitoyens ; une loi qui pérennise d'abord le modèle économique des chaînes de télévision publiques. Pilier culturel, pilier sociétal, pilier démocratique, les chaînes de service public constituent également un pilier économique. Grâce aux 500 millions d'euros investis chaque année dans la production audiovisuelle et cinématographique, un emploi direct engendre cinq emplois supplémentaires. Cela représente également 4,4 milliards d'euros de contribution au PIB.
Cette loi doit également avoir pour objectif de ne plus opposer les grandes entreprises à la diversité et au pluralisme ; les diffuseurs aux producteurs. Elle doit permettre de mener simultanément une politique industrielle et une politique culturelle ; de garantir la liberté de communication, l'indépendance des médias ; d'assurer l'équilibre économique des acteurs entre médias traditionnels, plateformes numériques et médias sociaux.
Cette loi pourrait s'appuyer sur de nouveaux piliers, des piliers originaux, qui garantissent les conditions de la fabrique d'une information fiable et de qualité ; l'indépendance des médias et la sauvegarde du pluralisme ; l'assurance d'une éthique et d'une transparence de l'algorithme, avec des conditions d'accès équitables et loyales aux données. Enfin, cette loi doit sanctuariser l'éducation aux médias et à l'information, grâce à des partenariats entre l'école, les médias et les plateformes numériques. L'éducation aux médias et l'information constituent pour moi le nouveau Bescherelle de l'éducation nationale, et les médias ont un rôle majeur à jouer.
En conclusion, les médias, qu'ils soient écrits, audiovisuels ou cinématographiques, sont des industries qui produisent des actifs culturels stratégiques pour notre économie et notre souveraineté. Mais ces mêmes médias publics et privés ont également pour mission de produire une information de qualité, considérée par tous comme un bien public. Ces médias sont délaissés par les médias sociaux et attaqués tant sur le versant de la production par les acteurs en flux ou streaming que sur le versant de la publicité par les plateformes. Or, aucun de ces nouveaux acteurs du numérique n'a pour mission de produire une information qui soit sourcée et vérifiée. Leur modèle se fonde sur la captation de l'attention humaine, qui crée les conditions de circulation des fausses informations et la polarisation du débat politique. Leurs procédés de diffusion fragilisent l'ensemble du processus de communication et affectent la chaîne de valeur de la production de l'information et, avec elle, le contrat de confiance démocratique.
Vous m'avez invité pour parler du traitement de la campagne électorale par le régulateur, du pluralisme et de déontologie, ces trois thèmes étant particulièrement liés. Qu'en est-il, très concrètement ? À l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), le pluralisme est d'abord un chronomètre, y compris hors périodes électorales, puisque le temps de parole de toutes les personnalités politiques est chronométré, à la seconde. En effet, l'article 13 de la loi du 30 septembre 1986 impose à l'Arcom de relever le temps de parole des personnalités politiques, de transmettre ce temps de parole aux présidents des deux chambres et de le publier. L'article 16 de cette même loi impose l'intervention du régulateur, le décompte des temps de parole, l'organisation de la campagne pour toutes les campagnes audiovisuelles officielles. Au-delà des élections législatives et présidentielles, dans tous les territoires d'outre-mer, toutes les élections locales donnent lieu à des campagnes audiovisuelles qui sont régulées, organisées et planifiées. En résumé, la loi l'impose à l'Arcom, qui exerce un pouvoir réglementaire subordonné pour l'appliquer.
Pendant très longtemps, la règle des trois tiers prévalait : un tiers de temps de parole pour l'exécutif, un tiers de temps de parole pour la majorité et un tiers de temps de parole pour l'opposition. En 2009, la règle s'est assouplie et garantissait au moins 50 % du temps de parole à la majorité présidentielle (président, gouvernement et majorité) et 50 % à l'opposition. La règle s'est ensuite encore plus simplifiée : aujourd'hui, sont garantis uniquement un tiers de temps de parole pour le président, le gouvernement et sa majorité, et le reste à la discrétion des médias. Par ailleurs, le chronométrage du temps de parole ne s'entend pas par émission, mais par chaîne, par éditeur.
Mais le pluralisme n'est pas qu'un chronomètre. C'est aussi une liberté, qui doit avancer sur deux jambes. D'abord, la liberté du propriétaire des moyens de l'information, c'est-à-dire la liberté de l'entrepreneur, de l'émetteur, exactement comme dans la presse écrite. La matrice est ici l'article 11 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 concernant la liberté d'expression. Il s'agit là du pluralisme « externe » : il faut permettre à l'entrepreneur de développer les moyens de l'information. L'autre jambe est le pluralisme « interne », une liberté construite, la liberté du récepteur, c'est-à-dire de l'auditeur et du téléspectateur. Il s'agissait, en 1986, de garantir aux récepteurs de l'information qu'ils bénéficient d'une information suffisamment diverse et variée pour se forger eux-mêmes leur propre opinion.
Il existe un rapport mécanique entre le pluralisme externe et le pluralisme interne : la contrainte technique. Dans la mesure où les fréquences radioélectriques étaient rares, le pluralisme interne a été privilégié. Au fur et à mesure que la contrainte technique a été levée, le pari du pluralisme externe a pris le pas sur le pluraliste interne. Par exemple, dans ses premières décisions n° 82-141 DC du 27 juillet 1982, le Conseil constitutionnel a considéré qu'il faut garantir la liberté en tenant compte des contraintes techniques et en la conciliant avec le pluralisme. Cela signifie que moins il y aura de contrôle technique, plus le pluraliste pourra s'exprimer indépendamment de la régulation interne.
Mais le pluraliste est aussi une dynamique : il ne s'agit pas de la manifestation d'une neutralité un peu tiède, c'est un aiguillon. Depuis 1974, la Cour européenne des droits de l'homme précise que le pluralisme renvoie à la liberté d'expression, soit une liberté qui vaut pour « les idées qui heurtent et qui choquent ». En conséquence, pour exercer cette liberté, il faut accepter d'être heurté et d'être choqué.
D'ailleurs le Conseil constitutionnel le précise très bien depuis 1986 : le pluralisme et donc le débat sont une condition de la démocratie. Le sociologue Dominique Wolton ne dit pas autre chose quand il explique qu'il existe un point commun entre la télévision et la démocratie : le nombre. En démocratie, le nombre est géré en faisant le pari de l'éducation et de la liberté d'opinion. Il en va de même pour la télévision : on y fait le pari que le public, l'auditeur, le téléspectateur, est un être doué d'intelligence ; ainsi que le pari de sa liberté. Éduqué, il est en mesure, si on lui donne accès à une masse d'informations, de trier et de forger lui-même, lui-même, sa propre opinion.
Mais le pluralisme change et le pluralisme externe s'est accru. Aujourd'hui, le critère du pluralisme est davantage un critère qu'on pourrait appeler le critère « du grand public ». De tous les médias et services de communication existants, il est vrai que la télévision reste le seul média capable de toucher et d'influencer en quelques secondes des millions de personnes. C'est pour cette raison qu'il faut maintenir une forme de pluralisme interne.
Par ailleurs, puisque le pari du nombre de chaînes a également été pris, il ne faut pas non plus confondre le pluralisme avec la liberté éditoriale. Ces deux notions sont très différentes : France Inter et CNews reçoivent des invités de toutes les formations politiques qui viennent s'exprimer. Pourtant, chacune de ces antennes dispose d'un ton et d'une ambiance spécifiques, qui s'appellent la liberté éditoriale. Cette liberté éditoriale est nécessaire si l'on fait le pari du pluralisme externe.
Au sein de cette multitude, ces chaînes doivent se distinguer. Ces médias doivent avoir une ligne propre, notamment les chaînes privées, qui font le pari de l'audience puisqu'elles sont financées en grande partie par la publicité. Dans ce schéma, il faudra parvenir à concilier la liberté éditoriale, c'est-à-dire le ton des chaînes, avec le pluralisme interne : permettre que toutes les formations politiques puissent s'exprimer. À l'inverse, cela signifie que toutes les personnalités politiques doivent accepter les invitations des médias pour garantir le pluralisme interne. Or il m'est parfois indiqué que certaines d'entre elles refusent de venir sur certaines chaînes. Je vous remercie.
Merci, Maître. Je me permets de vous renouveler la question que j'avais posée préalablement, pour éclairer davantage notre commission : avez-vous travaillé pour des groupes audiovisuels ces dernières années et si tel est le cas, lesquels ?
J'ai travaillé pour des groupes audiovisuels, mais uniquement en conseil et non en contentieux. En l'espèce, il s'agit du groupe Métropole Télévision.
L'évolution des audiences des différentes chaînes depuis 2005 traduit-elle une transformation en profondeur des attentes du public ? Les mesures d'audience ont-elles encore un sens ?
En 2022, toutes les chaînes du groupe France Télévisions disposaient d'une part d'audience agrégée de 28,7 %, contre 26,6 % pour les chaînes du groupe TF1 (dont 18,7 % pour la seule chaîne TF1) et 13,5 % pour le groupe M6 (8,4 % pour la seule chaîne M6). Sur la durée, le temps de l'audience diminue, même s'il reste très important. Par tranche d'âge, les plus âgés consomment le plus de télévision ; les plus jeunes la regardent moins, mais aussi différemment, et pas nécessairement sur un écran de télévision. L'âge moyen du téléspectateur des chaînes publiques est de 62 ans. Il est de 57 ans sur chaînes des groupes privés. Depuis 2005, la grande différence concerne l'arrivée du numérique et le fait que nous soyons dans une économie d'attention – qui constitue désormais la rareté – c'est-à-dire le temps passé derrière les écrans. Dans ce cadre, ce sont les jeunes qui y passent le plus de temps. Nous sommes aujourd'hui dans une phase de transition : il faut envisager les audiences des chaînes de télévision à la fois en linéaire – elles diminuent –, mais aussi de façon non linéaire en allant regarder dans nos pratiques numériques
Quant à la mesure de l'audience, elle reste toujours importante dans une économie de marché. Le temps d'audience correspond à des ressources publicitaires, lesquelles représentent une des sources les plus importantes de revenus des chaînes de télévision, à l'exception des chaînes de service public, dont les ressources émanent aujourd'hui essentiellement d'une fraction de la recette de la taxe sur la valeur ajoutée à la suite de la suppression de la contribution à l'audiovisuel public
Pouvez-vous nous expliquer davantage le modèle économique des chaînes de la TNT ? Comment peuvent-elles être rentables avec des audiences de seulement quelques pourcents pour certaines d'entre elles ? Une telle situation ne profite-t-elle par définition aux grands groupes qui peuvent soutenir sur la durée des chaînes déficitaires ?
Netflix, Disney et Amazon ont investi cette année 345 millions d'euros dans la création française. En 2021, Netflix avait investi 17 milliards d'euros dans le monde. Par comparaison, les grands groupes français (France Télévisions, TF1, M6, Canal +) ont investi sur six ans 6 milliards d'euros. Aujourd'hui, ces chaînes publiques et privées sont évidemment en concurrence sur le marché de l'attention. La présence de ces plateformes conduit à une inflation des coûts : un groupe doit proposer des contenus attractifs pour pouvoir générer l'audience de ses chaînes.
Finalement, ce modèle économique est très semblable à celui employé par Émile de Girardin en 1836, quand il lançait La Presse. Celui-ci considérait ainsi que s'il vendait son titre de presse à un prix couvrant son coût de production, celui-ci serait beaucoup trop élevé pour être accessible au plus grand nombre. Or l'information est un bien atypique, un bien public qui répond au principe de non-rivalité et de non-exclusion. Quel que soit le mode de distribution, cette information coûte cher à produire. Dans le cadre de son enquête annuelle sur la confiance des Français dans les médias, le journal La Croix a mené une expérience intéressante, sur une vingtaine d'articles, pour savoir combien valait une information. Il apparaît qu'une vingtaine d'articles ont nécessité une douzaine de journalistes, seize rédacteurs, dont trois étaient payés à la tâche. Cela correspondait à 300 heures de travail cumulées et un coût de 15 000 euros.
Pour faire face à ces coûts, les médias, d'abord la presse, puis la radio et la télévision, sont allés chercher une seconde source de financement : la publicité. Celle-ci permet non seulement de couvrir les coûts de production, mais aussi de continuer à investir et donc de bénéficier de deux revenus : un revenu publicitaire et un revenu en provenance des lecteurs, en kiosque ou par abonnement. Finalement, le but du jeu dans cette économie à deux versants (two-sided market) consiste à faire jouer des interactions entre ces deux côtés du marché. La télévision s'est elle aussi emparée du modèle, en poussant la logique plus loin et en décidant que son prix d'accès, son contenu à l'information ou au divertissement serait gratuit. Dans ce cas, un seul côté du marché est sollicité pour couvrir le coût de production, celui des annonceurs, qui achètent du temps et de l'espace de diffusion publicitaire.
Ce modèle économique de marché à deux versants est exactement celui des plateformes, qui l'appliquent dans le monde numérique. Dans ce cas, les effets de réseau prennent le relais, pour concerner des millions, voire des milliards d'utilisateurs, qui intéressent donc encore plus les annonceurs. De leur côté, les utilisateurs n'ont plus besoin de payer un prix d'accès, puisque la publicité financera l'intégralité de leur consommation. Mais désormais, ce sont eux qui sont devenus le produit.
Les effets de réseau croisés des externalités entre les lecteurs et les annonceurs permettent aux médias d'obtenir des gains, en étant un intermédiaire incontournable. Les plateformes jouent sur des tailles d'audience immenses. Plus elles proposeront des services, plus elles seront attractives pour le consommateur et donc pour l'annonceur. Pour y parvenir, elles utilisent notamment des algorithmes d'intelligence artificielle.
En résumé, la question du modèle économique est vraiment au cœur des enjeux de votre commission. Si le modèle économique de nos médias traditionnels, quels qu'ils soient, vacille, les plateformes prendront le relais. Or aucune de ces plateformes n'a aujourd'hui pour mission de produire une information de qualité.
Je souhaite débuter mes questions par une interrogation un peu naïve, d'une certaine manière. La numérotation des chaînes représente-t-elle une source de rente ou un moyen de capter davantage l'attention ?
La numérotation est un placement stratégique. Les chaînes ont tout intérêt à être classées par familles de services plutôt que dans une succession simplement arithmétique, sans plus-value. Les chaînes info veulent être placées avec les chaînes info, les chaînes de divertissement avec les autres chaînes de divertissement, et ainsi de suite. Cette proximité renforce en réalité l'attractivité de la chaîne. Dès lors, le numéro est stratégique.
Plus le rang est élevé, plus l'audience diminue. Mais il faut aussi s'inscrire dans le temps long de la télévision. La numérotation était logique, la première chaîne diffusée ayant pris le numéro 1. Mais il n'existe pas de dispositions législatives ou réglementaires qui fixent les règles d'attribution des numérotations logiques. L'article 30-1 de la loi de 1986 donne compétence à l'Arcom pour le réaliser. Lors des changements de numérotation, les acteurs du secteur sont interrogés, mais également les usagers, les téléspectateurs. Quoi qu'il en soit, cette question n'est ni simple ni neutre.
On dénombre quatre chaînes d'information, la 15, la 16, la 26 et 27. Comment interpréter le fossé entre 16 et 26 ?
Il s'explique par l'histoire de la télévision. I-Télé – devenu CNews – a débuté, puis BFM est arrivé dans le champ de la TNT. Quelques années plus tard, la chaîne LCI, initialement payante, a basculé dans la télévision gratuite. La dernière arrivée est Franceinfo. La suite est assez logique.
L'opérateur, le distributeur, qui vous donne accès à l'offre de service, aura tendance à regrouper dans ses « briques » de menus toutes les chaînes info. Cette façon de présenter peut donner lieu à des conflits entre le distributeur, celui qui permet au téléspectateur d'accéder à l'offre, et la chaîne elle-même, qui est un peu tributaire de ces choix. Ici aussi, le régulateur peut être conduit à trancher des litiges.
Dans ce dernier cas, il ne s'agit plus de la numérotation de la TNT.
La semaine dernière, lors d'une audition, il nous a été indiqué que parmi les chaînes dites secondaires – celles dont les concessions ont été attribuées il y a bientôt dix ans – aucune n'est rentable. De quoi vivent-elles dans ce cas et depuis combien de temps ?
Si je ne m'abuse, selon le dernier bilan de l'Arcom de 2022, le bilan d'exploitation des chaînes de la TNT est positif. En revanche le bilan d'exploitation est négatif pour les chaînes du service public, à hauteur de moins 56 millions d'euros. Ensuite, comme pour tous les groupes d'entreprises, quel que soit le secteur, il existe toujours une chaîne qui fonctionne mieux qu'une autre.
L'histoire de la TNT commence en 2005, puis une deuxième vague de chaînes est intervenue en 2012. La première vague a commencé à être rentable en 2012, avant que l'arrivée de la seconde vague ne fragilise l'ensemble économique. En effet, pour un propriétaire, il coûte cher d'investir, de fabriquer et d'acheter des contenus. Le coût de la grille de TF1 s'établit ainsi environ à 1,2 milliard d'euros, contre 900 millions d'euros pour M6.
Dès lors, certaines chaînes sont effectivement déficitaires, mais le téléspectateur a de son côté bénéficié d'un développement de l'offre incroyable. Aujourd'hui, vingt-quatre chaînes sont ainsi accessibles gratuitement, ce qui constitue une grande chance, au-delà des appréciations que chacun peut porter sur la qualité du contenu.
Il faut raisonner en termes de marques et de déclinaisons. Généralement, la chaîne amirale prend les risques et procède aux achats. Les chaînes privées s'intègrent ainsi dans un effet spirale : plus elles obtiennent d'audience, plus elles peuvent les valoriser et acheter des programmes de qualité. Ensuite les chaînes « secondaires » permettent la circulation des œuvres. La chaîne amirale est une marque qui va rassurer, qui va accueillir le téléspectateur, puis l'internaute, et créer un effet de valorisation du public, y compris en ligne.
Je m'interroge. Un chef d'entreprise qui a une chaîne amirale rentable ne considère-t-il pas que ses chaînes secondaires non rentables sont des boulets ?
La seule rentabilité économique n'est pas l'unique critère pour un groupe médiatique. La marque, la notoriété, le positionnement importent. Il vaut mieux être « chez soi » plutôt que de laisser l'adversaire le faire. Tout investissement doit s'envisager dans la durée et dans la globalité. Certaines filiales d'entreprises sont moins performantes et rencontrent moins facilement leur public. De plus, le phénomène concurrentiel doit être pris en compte : aujourd'hui, on n'allume pas uniquement la télévision pour s'informer ou se divertir.
À l'heure actuelle, plus de 1 000 radios sont accessibles gratuitement. Toutes les chaînes de la TNT font face à une concurrence incroyable, à la fois des centaines de chaînes accessibles via le câble ou le satellite, mais aussi des milliers de chaînes disponibles sur YouTube, qui est la première plateforme de vidéos et d'accès à l'information pour les moins de trente ans. Cette concurrence entraîne ainsi plusieurs écueils. Du côté du modèle économique, une plus faible audience entraîne une désaffection des annonceurs et donc une diminution des moyens disponibles pour investir. Il s'agit d'une économie et le marché de la publicité est en tension.
Ces acteurs sont en concurrence sur un marché d'attention, un marché de la publicité, mais également sur le marché de l'innovation et de la technique. Depuis la réglementation et la transposition de la directive SMA, l'Arcom a vu ses compétences s'élargir dans le domaine du numérique et obliger les plateformes à participer au financement de la création, à l'instar des chaînes de télévision. Ainsi, 340 millions d'euros d'investissement ont été engagés. Ces sommes proviennent d'acteurs qui sont bien plus puissants, économiquement et financièrement que nos chaînes traditionnelles.
Si nous voulons conserver des médias puissants, ils doivent gagner de l'argent, mais aussi exister en matière culturelle, en matière de souveraineté numérique et de production de l'information, dans le cadre voulu par le législateur. Or cela n'est absolument pas le cas pour les autres acteurs. Ces acteurs disposent de chaînes parfois moins rentables que celles de leurs voisins, mais les médias ne se résument pas à cela : ils proposent aussi de l'information, un bien public, ce qui n'est pas le cas pour les plateformes. Or ce bien public est également fabriqué et produit par des chaînes privées. Il faut en avoir conscience au moment de légiférer.
J'entends vos propos : la logique n'est pas seulement financière ou économique stricto sensu. Elle est industrielle et sectorielle. Nous nous retrouvons donc avec des chaînes amirales qui ont d'abord pour volonté de s'assurer que les nouvelles fréquences ouvertes ne soient pas investies par la concurrence.
Cela va au-delà, la relation peut être plus subtile. Au sein du groupe TF1, la chaîne amirale voit son audience diminuer, tandis que ses petites chaînes thématiques voient la leur augmenter.
Face à un marché publicitaire unique, les chaînes, et notamment les quatre chaînes info, sont obligées de se distinguer et donc d'opérer des choix. Il ne faut pas demander à la télévision plus qu'elle ne peut donner. Elle est productrice de spectacle : faire du spectacle en plateau, y compris pour les chaînes d'information, permet de ressortir sur les réseaux sociaux et de se distinguer de la concurrence. Les chaînes se démarquent en trouvant un auditoire, en répondant à la demande d'un public.
Dans ses rapports, l'Arcom se penche sur la structuration des chaînes. La grille de TF1 n'est pas identique à celle de TMC ni à celle de TFX. Il en va de même pour les chaînes du groupe France Télévisions, qui répondent à des publics différents. Toutes les chaînes ne peuvent pas fonctionner sur un modèle généraliste, elles doivent absolument se différencier.
Se différencier suppose aussi de ne pas homogénéiser. Or les observateurs constatent une forme d'homogénéisation des programmes.
Il y a quelques années, pour éviter la ressemblance, l'idée consistait à supprimer la course permanente à l'audience, en supprimant la publicité. Mais il est très compliqué de faire appel uniquement au financement public pour les chaînes publiques. C'est la raison pour laquelle elles ont dû faire appel à la publicité, au détriment des chaînes privées.
Que reste-t-il dans ce cas ? Des marchés « de niche », une couleur particulière, notamment pour les chaînes d'info. Ces dernières cherchent à créer quelque chose, un spectacle dont on va pouvoir parler, forçant les chaînes concurrentes à réagir. Vous nous avez demandé pourquoi les chaînes secondaires de la TNT, les chaînes d'information, perdent de l'argent. Mais produire de l'information donne un statut, raison pour laquelle M6 s'y est convertie. Sans jugement de valeur, le choix d'avoir un très grand nombre de chaînes d'information a été opéré et il faut désormais vivre avec. Pour gagner de l'audience, ces chaînes utilisent un certain ton. Je l'appelle la liberté éditoriale, qui est au fond la liberté d'expression.
Comme toutes les libertés, la liberté d'expression est bornée par la loi. Vous nous décrivez un mécanisme de fragmentation du public, avec une dynamique de polarisation ou de résonance, d'accentuation des préférences ; mais également un mécanisme d'imitation. Cela ne vous paraît-il pas contradictoire avec l'intérêt général ou avec la mission d'intérêt public qui peut être remplie par les chaînes de télévision ? Il peut aussi s'agir de produire une information justement non biaisée, non spectaculaire. Vous avez sous-entendu que le choix d'avoir de très nombreuses chaînes de télévision avait été réalisé et qu'il fallait en assumer les responsabilités et les conséquences. Ne pensez pas que, d'une certaine façon, ce scénario pose problème ?
En réalité, nous pouvons être contents du nombre de chaînes. Tel était le sens de mon propos préliminaire. Voyons une peinture pointilliste. De très près, on ne voit que du rouge, du bleu ou vert. En reculant, un paysage se dessine finalement. Ce paysage est précisément celui du pluralisme externe. Dès lors, nous sommes plutôt satisfaits de disposer de ce choix. Toutes ces différentes chaînes d'information y contribuent, en tant qu'elles sont nombreuses et qu'elles garantissent le pluralisme interne, qui est intouchable.
La loi du 30 septembre 1986 a pour objectif l'intérêt du public. Or quel est l'intérêt du public ? N'est-ce pas de disposer d'un grand nombre de chaînes d'information, d'un grand nombre de chaînes linéaires, en direct ? Dans la masse des services possibles, ces chaînes deviennent l'un des services offerts, mais aussi le plus sensible, car il est le seul capable de toucher en quelques secondes des millions de personnes.
C'est la raison pour laquelle le législateur veut garantir le pluralisme interne aux chaînes. Mais en multipliant ces chaînes dans la mesure de la ressource, la liberté et l'intérêt du public sont encore mieux garantis, me semble-t-il. En rééquilibrant les libertés, entre pluralisme interne et pluralisme externe, le fameux chronomètre, nous sommes à mon sens au cœur de l'intérêt général
Je suis contente, lorsque je me rends dans un kiosque à journaux, de pouvoir accéder dans les mêmes conditions à L'Humanité, Libération, Valeurs actuelles, Le Figaro. Cette diversité et ce pluralisme sont essentiels et doivent être préservés.
Ensuite, sur le marché des chaînes d'information de la TNT, les trois chaînes privées sont en concurrence. Puisqu'aucune n'a le droit de diffuser des films, des séries, des matchs de foot ou des émissions de flux, cette concurrence porte sur le contenu. Cependant, même si elles essayent de se différencier sur le marché d'opinion, elles gagnent peu d'argent. Mais il s'agit de la liberté d'entreprendre. Si quelqu'un a envie de perdre de l'argent, pourquoi pas ? En revanche, l'urgence porte bien aujourd'hui sur la baisse de diversité et de pluralisme pour les téléspectateurs, qui mérite qu'une véritable politique de l'audiovisuel lui soit consacrée. Aujourd'hui, ces informations sont complètement diluées. Qu'en sera-t-il dans quelques années ?
Néanmoins, comparaison n'est pas raison. Si nous sommes dans une situation pointilliste, la description de l'homogénéisation incite à penser que ce pointillisme tend vers le monochrome. Ensuite, pour avoir la liberté de perdre de l'argent, il faut évidemment en avoir, ce qui n'est pas nécessairement le cas de tous ceux qui veulent défendre des points de vue.
Puisque la publicité est une ressource rare, quelles stratégies les chaînes développent-elles pour s'assurer que leur publicité soit la plus regardée, la plus rentable ? De quelle manière les programmes sont-ils composés ?
Le marché de la publicité télévisée représente 4 milliards d'euros, contre 5 milliards d'euros pour celui de la publicité en ligne. Depuis une dizaine d'années, les annonceurs investissent environ 30 milliards d'euros par an en publicité, dont la télévision a été pendant longtemps le principal bénéficiaire. Depuis cinq ans, cela n'est plus le cas : la télévision n'est plus le vecteur numéro un des dépenses de communication des annonceurs dans les médias ; elle est désormais dépassée par internet. Aujourd'hui, l'enjeu porte sur la publicité en ligne et la possibilité de géolocaliser la publicité, plus que sur un marché publicitaire qui orienterait les programmes. Nous n'en sommes plus là, depuis longtemps.
La multiplication du nombre de chaînes a conduit à une fragmentation des audiences. Auparavant, trois à quatre programmes étaient fédérateurs d'audiences : le cinéma, le sport, des grands événements, les grandes émissions de flux. Aujourd'hui, le sport rassemble beaucoup, mais les droits de la Ligue 1 de football sont partis sur des plateformes et le tournoi de Roland-Garros est diffusé par Amazon. Le danger porte aujourd'hui sur le marché de la publicité en ligne, où un petit groupe de sociétés capte 80 % de la croissance.
La ressource publicitaire est travaillée à travers l'idée de la marque. Certaines chaînes de télévision vendent par exemple aux annonceurs la publicité au même moment, sur toutes leurs chaînes. Cet effet de cumul est très valorisable, notamment à travers les petites séquences rediffusées sur l'ensemble des réseaux sociaux, dans une forme d'offre « packagée ».
Dans un contexte de très forte concurrence, notamment des plateformes étrangères, et un cadre budgétaire et publicitaire restreint capté à 66 % par les Gafam, le risque s'accroît d'une homogénéisation des contenus et d'une course à l'audience, y compris pour l'audiovisuel public. Ce dernier risque d'en perdre une partie de son identité et de sa spécificité, notamment en matière de culture, dont les programmes peuvent être déportés sur des chaînes à plus faible audience, pour réserver des contenus et des programmes plus commerciaux sur des chaînes plus généralistes. Qu'en pensez-vous ?
Pour le secteur public, le risque est celui d'une d'homogénéisation, par la course à l'audience. Les manifestations culturelles et retransmissions artistiques que le cahier des charges du contrat d'objectifs et de moyens (COM) impose à France Télévisions passent parfois sur des petites chaînes, voire sur des services en ligne.
Les heures de diffusion des programmes sont-elles prises en compte ? De quelle manière ? Les disparités sont grandes entre une matinale, une heure de grande écoute ou prime time ou une diffusion nocturne. Le pluralisme est-il vraiment respecté lorsqu'un élu d'un parti est diffusé à une heure de très grande écoute et celui d'un autre est relégué à une heure tardive, voire très tardive ?
Ces éléments sont pris en considération. Les heures de grande écoute font partie des critères pour le régulateur. Ensuite, le cahier des charges du COM du service public comporte de nombreux indicateurs à remplir. Chaque année, l'Arcom vient notamment en rendre compte devant les commissions des affaires culturelles des deux chambres. Un bilan quadriennal est également effectué pour le service public et balaye cet ensemble de critères qui n'ont d'ailleurs cessé d'augmenter, en faveur d'une plus grande variété de programmes et de producteurs de taille différente.
Face à cette tendance à l'homogénéisation, les groupes ont besoin d'argent pour pouvoir acheter de nouveaux programmes attractifs, pour de nouveaux publics. Je rappelle que l'âge moyen des téléspectateurs est élevé. Il est de plus en plus compliqué de fédérer les publics. Aujourd'hui, l'offre informationnelle et de divertissement est pléthorique ; les écrans de télévision deviennent des magasins d'applications. À ce titre, la TNT va être une icône sur un écran, comme le sont Netflix ou Amazon Prime.
Comment s'assurer dans cinq ans d'un pluralisme, d'une diversité et d'une accessibilité ? Il est important d'avoir un service public fort, avec un financement garanti, mais également de disposer de groupes privés puissants, pour qu'ils puissent continuer à acheter des droits sportifs, dont nous connaissons l'inflation, des films et des séries, qui aujourd'hui sont achetés par des plateformes, pour lesquelles la télévision ou le service de vidéo à la demande par abonnement ou subscription video on demand (SVOD) ne font que figure de produit d'appel. Pour Amazon Prime Video, c'est une évidence.
La question consiste à savoir comment réguler le Far West du numérique et offrir plus de marge de manœuvre, de possibilités, tout en garantissant toujours une feuille de route pour s'assurer de la diversité des opinions et le pluralisme des programmes. Mais il faut laisser aux chaînes cette marge de manœuvre de pouvoir innover et investir face à des acteurs puissants. Il ne s'agit pas uniquement de concurrence, mais aussi de souveraineté culturelle, numérique et démocratique.
Madame la députée, le COM attribue effectivement un système de points en rapport avec les horaires, que l'Arcom vérifie. Par ailleurs, l'Arcom a mis en demeure certaines chaînes pour avoir tenté de rééquilibrer les temps d'antenne politique en pleine nuit. Ces agissements sont assez malhonnêtes et sanctionnés en tant que tels.
L'Arcom aurait entrepris de demander aux chaînes de décompter les temps de parole de leurs éditorialistes et intervenants. Les éditorialistes, parfois aux idées politiques très affirmées, doivent-ils être traités comme des hommes politiques ?
La liberté éditoriale permet de dire ce que l'on pense. Un éditorialiste ne voit pas son temps de parole décompté, à l'inverse d'un politique. Cependant, certains éditorialistes ont d'ailleurs dû quitter les plateaux de télévision. En effet, pour vivre, ils ont créé des petites formations, qui aux yeux de l'Arcom ressemblent fortement à des partis politiques. Dans ce cas, ces éditorialistes sont remplacés sur les plateaux notamment par des journalistes issus de la presse écrite. Lors de la campagne présidentielle, lorsque le CSA a découvert qu'Éric Zemmour avait créé une petite association de financement qui ressemblait à la définition d'une formation politique, son temps de parole a été décompté. Il avait quitté ensuite rapidement les plateaux, car en restant, son temps de parole devait alors être rendu aux autres formations politiques, selon un système de vases communicants.
Certes, mais comment faites-vous la différence entre une chaîne d'information de service public et une chaîne d'opinion ? Pour tenir un discours assez simple, si les éditorialistes « tapent » toujours dans le même sens, il ne s'agit plus d'information, mais d'opinion.
Il s'agit toujours d'information, dans un cadre pluraliste. Si le programme ne plaît pas, il est toujours possible de changer de chaîne. Il faut distinguer la ligne éditoriale du décompte du pluralisme. Il faut dire les choses : CNews respecte le pluralisme : tous les trimestres, l'Arcom publie les temps de parole et en dresse l'analyse. En revanche, le ton, la ligne éditoriale nouvelle peuvent heurter. Mais un public y est sensible, puisque les audiences augmentent, les programmes répondant il me semble à une attente. De plus, cette chaîne apparaît parfois comme le contrepoids d'une autre ligne éditoriale, celle de France Inter par exemple, qui peut choquer un autre public.
Il existe aussi des radios d'opinion. Radio Courtoisie en est une, au même titre que Radio Libertaire. Il n'existe pas de télévisions d'opinion et je pense que cela doit demeurer ainsi, pour de nombreuses raisons. Mon critère de jugement concerne le pluralisme externe, sans renier non plus le décompte du pluralisme interne. Par définition, la liberté heurte, la liberté choque.
De la même manière que le téléspectateur a le choix et peut changer de chaîne, un annonceur peut décider d'investir sur une chaîne ou sur une autre.
Je m'interroge sur la capacité de la publicité à façonner la grille des programmes, avec un exemple à l'esprit. Je pense au décalage progressif des programmes en prime time, qui sont passés de vingt heures quarante à vingt-et-une-heures vingt, induisant un effet notable sur le sommeil et, partant, sur la santé publique et donc l'intérêt général. Me confirmez-vous que la stratégie publicitaire conduit à repousser cet horaire de prime time ?
Je ne suis pas spécialiste de ces sujets, mais ils sont liés à ce que l'on appelle les « écrans puissants », c'est-à-dire ceux qui ont la valeur économique la plus élevée. Les horaires où l'audience est la plus élevée sont le matin pour la radio et à partir de vingt-heures trente pour la télévision. En conséquence, ce sont ceux où les chaînes vendent le mieux les espaces publicitaires aux annonceurs.
Ces effets sont effectivement produits par la course à l'audience. Lorsque j'étais au CSA, je me souviens avoir dû traiter cette question, à la suite de plaintes de téléspectateurs mécontents. De fait, Reed Hastings, le président de Netflix a pour habitude de dire que son premier concurrent est précisément le sommeil.
Il serait assez triste qu'il gagne face à son concurrent.
Par ailleurs, je souhaite évoquer la question de l'inflation des droits sportifs. Ne constitue-t-elle pas l'illustration du fait que nous avons affaire à une économie de l'offre extrêmement puissante ? Ce que vous avez identifié comme une demande n'est-elle pas en réalité un marché virtuel activé par une politique de l'offre ? En diffusant des matchs de troisième division à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, ne crée-t-on pas un besoin qui n'existait pas au préalable ?
Dans la liste des événements d'importance majeure ne figurent que des événements sportifs. En réalité, seuls ces événements sont capables de fédérer aujourd'hui des publics.
Vous parlez là des grands événements. En football, il s'agit par exemple de la Ligue des Champions. Mais en réalité, il y a un feuilletage, une descente en gamme des droits sportifs, qui conduit en fait à diffuser des compétitions réputées secondaires ou de championnats étrangers auxquels on ne prêtait pas attention au préalable. D'une certaine façon, l'intérêt du public a suivi le capital qui a investi. Adhérez-vous à cette description ?
Il m'est difficile de partager ce point de vue. Je ne sais pas ce qu'est un marché virtuel. En l'espèce, il y a là selon moi une réalité de marché, avec une offre et une demande. Une offre existe et des groupes qui sont prêts à payer pour acheter des droits et les diffuser, car ils escomptent attirer suffisamment de téléspectateurs pour couvrir les coûts de production et d'achat des droits. C'est un marché.
Qatar Sports Investments (QSI) a perdu beaucoup d'argent de ce point de vue, mais a créé artificiellement, d'une certaine façon, une demande, un marché de bout en bout.
Vous avez évoqué le marché de la diffusion, mais en amont ce sont les ligues qui offrent, qui commercialisent ces droits, dont elles sont propriétaires.
Nous aurons peut-être l'occasion de débattre du sport au sein de cette commission d'enquête. Par ailleurs, quel est selon vous le bilan du « mieux-disant culturel » depuis la libéralisation des chaînes de télévision ?
À l'aune des audiences, il est possible de considérer qu'il s'agit là d'un succès, puisque chaque soir, des millions de téléspectateurs se tournent vers des programmes qui les intéressent. La variété de programmes est réelle, qu'il s'agisse de programmes de flux, de fiction, du cinéma. Je ne sais pas si l'on peut continuer à parler en 2023 de « mieux-disant culturel », une notion forgée en 1986. Les programmes sont variés, qu'on les aime ou non.
La télévision n'a pas vocation à diffuser seulement de la culture. La télévision est avant tout un média de spectacle, de divertissement. Cependant, il existe malgré tout une offre culturelle, qui avait eu tendance à quitter la TNT, mais qui y est revenue.
Madame la professeure, Maître, je vous remercie pour ces échanges passionnants. Je vous propose d'ailleurs de les poursuivre en adressant au secrétariat de la commission d'enquête tous les documents que vous jugerez utiles et en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours.
La commission procède à l'audition de Mme Kathleen Grosset, présidente du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), de Mme Agnès Briançon-Marjollet, première secrétaire générale du Syndicat national des journalistes, et M. Antoine Chuzeville, secrétaire général, et de M. Thibaut Bruttin, adjoint au directeur général de Reporters sans frontières (RSF), et M. Antoine Bernard, directeur du plaidoyer et de l'assistance.
Mes chers collègues, je vous propose à présent d'entamer cette table ronde consacrée à la déontologie et la liberté d'informer à la télévision, réunissant :
– Mme Kathleen Grosset, présidente du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) ;
– Mme Agnès Briançon-Marjollet, première secrétaire générale et M. Antoine Chuzeville, secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ) ;
– MM. Thibaut Bruttin et Antoine Bernard, respectivement adjoint au directeur général et directeur du plaidoyer et de l'assistance de Reporters sans frontières (RSF).
Je vous remercie d'avoir pris le temps de répondre à notre invitation et de nous déclarer tout intérêt public ou privé, notamment au sein des groupes audiovisuels, de nature à influencer vos déclarations.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »
(Mmes Kathleen Grosset et Agnès Briançon-Marjollet ; MM. Antoine Chuzeville, Thibaut Bruttin et Antoine Bernard prêtent serment)
Le Conseil de déontologie journalistique et de médiation est un organe d'autorégulation, c'est-à-dire une instance privée, non gouvernementale, constituée volontairement par les acteurs professionnels du secteur. Elle est composée de représentants des personnels des professionnels des médias, des éditeurs, des agences de presse, des journalistes et de personnes issues de la société civile. Nous sommes chargés de la régulation de la profession par elle-même, sans intervention d'une autorité extérieure. Il s'agit donc d'une autorité morale, qui n'a aucun pouvoir de sanction. Son efficacité tient à l'engagement collectif des acteurs du secteur, qui visent à améliorer leurs pratiques.
La création du CDJM est le fruit d'un long processus qui s'étend sur plus de dix ans et a débuté à l'issue des États généraux de la presse en 2008, qui n'avaient pas pu conclure sur la déontologie du journalisme, malgré le travail du groupe présidé par Bruno Frappat. Sous l'impulsion d'Yves Agnès, ancien rédacteur en chef au Monde, un certain nombre de journalistes ont créé l'Association pour la préfiguration d'un conseil de presse (APCP). Cette dernière a mené une campagne d'information pour faire progresser auprès des professionnels et des élus l'idée d'un conseil de presse en France, comme il en existait déjà alors dans de nombreux pays, notamment européens. Le premier conseil de presse avait ainsi été créé en 1916 en Suède.
En 2012, l'APCP a lancé l'Observatoire de la déontologie de l'information (ODI) pour mener une veille sur les pratiques déontologiques des médias français. Plusieurs médias importants et des groupes de pression y ont adhéré et l'ODI a publié entre 2013 et 2020 neuf rapports, qui dressent le bilan annuel de ce suivi. Cet activisme a conduit la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, à demander à Marie Sirinelli un rapport sur la création d'un Conseil de presse en France. Le rapport Sirinelli du 13 février 2014 concluait que cette instance serait utile, mais qu'elle devrait émaner de la profession, sans interférence des pouvoirs publics.
En 2018, une mission d'étude a été confiée à Emmanuel Hoog, dont le rapport a conforté les conclusions du rapport Sirinelli. Constatant une demande croissante du public et qu'il était vain d'attendre plus longtemps une unanimité des professionnels pour créer cette instance, nous avons décidé, courant 2019, de créer enfin un conseil de presse en France, le Conseil de déontologie journalistique et de médiation. Nous nous sommes fixé comme objectifs de défendre une information de qualité, de contribuer à rétablir la confiance entre public et médias en offrant au public une voie rapide, gratuite et indépendante pour obtenir des réponses à ses interrogations sur le respect de l'éthique du journalisme, et, enfin, de faire progresser la déontologie en menant des réflexions sur des thématiques précises.
Les adhérents du CDJM sont répartis dans trois collèges : le collège journalistes, le collège éditeurs et le collège des représentants du public. Ces trois collèges sont représentés dans toutes les structures de l'association : le bureau, le conseil et les groupes de travail. Nous fondons nos décisions sur les trois textes qui sont reconnus unanimement par les professionnels : la charte d'éthique des journalistes, qui a été rédigée par le SNJ ; un texte européen (la déclaration des droits et devoirs des journalistes, dite charte de déontologie de Munich) ; et enfin, un texte universel, la charte mondiale d'éthique des journalistes, adoptée en 2019 par la Fédération internationale des journalistes.
Nous conduisons une réflexion pratique, quotidienne, d'un journalisme éthique en publiant, à l'issue de travaux collectifs, des recommandations sur des situations concrètes. Nous avons ainsi publié sur la rectification des erreurs et les bonnes pratiques en 2021 ; le traitement des questions scientifiques en décembre 2022 ; les bonnes pratiques en matière de cadeaux et invitations, en février 2022, et, enfin, sur la déontologie du journalisme en lien avec l'intelligence artificielle en juillet 2023. Nous avons reçu plus de 730 saisines en quatre ans, portant sur 450 actes journalistiques différents, et nous avons rendu 130 avis.
Je vous remercie de nous permettre de nous exprimer dans le cadre de cette audition. Nous avons déjà eu l'occasion de dire publiquement à quel point il était important de s'intéresser à ces questions de conventionnement des chaînes, dans le contexte d'un bouleversement des équilibres sociaux, politiques et technologiques qui régissent la conversation publique.
Deux éléments principaux doivent faire l'objet d'une attention particulière : d'une part, les conditions du conventionnement et d'autre part, la question du contrôle des règles de conventionnement, une fois qu'elles ont été édictées. Reporters sans frontières est une association qui défend la liberté de la presse et le journalisme de qualité. Compte tenu d'une forme de gravité qu'imposent les événements, il me semble essentiel de nous pencher en profondeur sur ces problématiques.
S'agissant du conventionnement, le cadre d'écriture et de négociation de ces conventions est celui de la loi de 1986. Selon RSF, cette loi présente un certain nombre d'insuffisances, qui sont évidentes en raison de l'accumulation des modifications substantielles du texte au fil des années. Ce mille-feuille peut être ainsi confus, vague et lacunaire. De fait, les seuils qui sont opposés au principe de concentration des médias ne recoupent plus du tout la réalité effective de l'exercice des médias. Par exemple, les bassins de population n'ont plus de sens dans une époque intégralement digitalisée et multi médiatisée.
Cette obsolescence des règles a été reconnue par de nombreux intervenants, dont la ministre de la culture Roselyne Bachelot, lors d'une audition le 23 février 2022. Cette obsolescence a aussi été rappelée dans une lettre conjointe des ministres de l'économie et de la culture à l'automne 2021, quand ils ont confié une mission conjointe à l'inspection générale des finances et l'inspection générale des affaires culturelles. De fait, ces concepts vagues, non définis, qui peuvent se chevaucher et se recouper, doivent être précisés. Une refonte de la loi de 1986 ne peut qu'être salutaire ; elle pourrait potentiellement constituer une des conclusions des États généraux de l'information qui sont en cours.
Mais l'insuffisance de la loi ne doit pas faire oublier les insuffisances de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) dans le conventionnement des chaînes. L'autorité de régulation française dispose ainsi d'une liberté particulièrement importante dans l'établissement de ces conventions. Dans le cadre du dialogue engagé entre Reporters sans frontières et l'Arcom, il est apparu très souvent que l'Autorité se prévalait de ses propres turpitudes. En effet, la loi du 30 septembre 1986 laisse à l'Autorité la possibilité d'adresser aux éditeurs et distributeurs de services de communication audiovisuelle des recommandations relatives aux principes énoncés par la loi. Mais l'Arcom s'est très peu saisie de cette capacité pour préciser ces principes et des recommandations.
Néanmoins, dans le silence de loi de 1986, l'Arcom a mis en place un système très élaboré de décisions graduées relatives au respect du conventionnement, notamment lorsque les citoyens saisissent le régulateur de propos ou de situations à l'antenne qui leur ont semblé particulièrement préjudiciables ou inquiétants. Des mises en garde et des mises en demeure peuvent être prononcées. Un « mille-feuille » a été rendu possible par l'action et la productivité de l'Arcom, en dépit du silence de la loi.
Pourtant, pour préciser les termes des conventions, il existe à la fois la base de ces mêmes conventions, mais également les délibérations que l'Arcom peut prononcer. Or, l'Arcom n'a consacré que deux délibérations génériques à ces sujets pourtant essentiels. Au-delà de ces délibérations, un travail très important est fourni par les professionnels et la société civile, comme le CDJM ou l'outil de certification Journalism Trust Initiative, qui porte sur les processus de la production d'information, établi à l'initiative de RSF.
À présent, je souhaite revenir sur le contrôle du conventionnement par l'Arcom. Tout d'abord, à notre sens, l'Arcom obéit trop simplement à une vision restrictive de son rôle. Ainsi, elle procède à une vérification formelle, mais non substantielle, des engagements conventionnels. Par exemple, l'Arcom vérifie qu'il existe une grille des programmes et qu'elle n'a pas changé, mais elle ne vérifie véritablement pas si, à l'antenne, les contenus sont bien correspondants. À ce titre, l'exemple de la chaîne CNews est particulièrement inspirant. Par exemple, l'émission « Midi News » a conservé le même titre depuis le début du conventionnement de la chaîne, mais la nature même de l'émission a été modifiée. Il y a là, selon nous, l'exemple typique d'un dysfonctionnement.
La même observation peut être formulée pour les chartes éthiques, dont l'Arcom contrôle uniquement l'existence, sans vérifier que certaines opèrent en réalité un contournement de l'éthique journalistique, ce qui est extrêmement préjudiciable pour le débat public et la qualité de l'information dont les citoyens bénéficient.
Ensuite, les conventionnements de chaînes d'information portent sensiblement sur la possibilité de leur allouer un canal. Cependant, l'information n'y est pas définie en tant que telle. À ce titre, nous avons produit une étude qui prouve, chiffres à l'appui, que sur une chaîne comme CNews, seulement 13 % du temps d'antenne est consacré à du hard news, c'est-à-dire à l'énoncé des faits, ou à des sujets qui sont relatifs à des informations d'actualité ; le reste n'est que commentaire. Dès lors, il est difficile de considérer que le service consacré à l'information – qui est souvent l'article 3.1.1 des différentes conventions de chaîne – est respecté. Si l'Arcom prenait le temps de s'inspirer de la littérature académique existante sur le sujet, elle pourrait pourtant observer l'existence d'une très nette distinction entre le hard news, le décryptage et le débat.
Il est évident qu'à l'avenir, une commission comme la vôtre pourrait vouloir proposer aux régulateurs d'inscrire des obligations chiffrées relatives à la quantité d'informations disponibles sur les chaînes, d'autant plus que ce régulateur constate parfois leur diminution dans ces propres rapports. Lors d'une conférence à Sciences Po Paris, le président de l'Arcom a lui-même évoqué ce changement, en indiquant que CNews s'était désormais recentré sur l'opinion. Un consensus existe donc, mais peu de leçons en sont tirées. En outre, les études montrent que les publics sont parfaitement conscients que de plus en plus de chaînes, notamment les chaînes d'information en continu, offrent une part importante, voire très significative, à l'expression de l'opinion par rapport à l'expression de l'information et des faits.
Par ailleurs, je tiens à évoquer le contrôle de trois points qui sont essentiels dans les conventions de chaîne : l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information. Aujourd'hui, il est véritablement difficile de sanctionner les contraventions à ces principes par le régulateur. Il nous paraît vraiment important de pouvoir établir de façon plus claire les questions relatives à l'honnêteté, notamment à travers les chartes éthiques.
Il faudrait qu'un regard plus précis soit porté sur les questions d'indépendance éditoriale. Mettre en place des processus réels pourrait faire partie des conditions imposées dans les conventions de chaînes. De fait, il y a eu récemment des propositions de loi relatives à des droits d'agrément ou des dispositifs de ce type, pour permettre aux rédactions de disposer d'une véritable indépendance par rapport à leurs propriétaires. S'il ne m'appartient pas de définir quel est le bon mécanisme, il est évident que conditionner le conventionnement et contrôler le caractère effectif de mécanismes de ce type pourraient faire partie du contenu de ces conventions.
La question du pluralisme est par ailleurs un véritable sujet et a entraîné un certain nombre de sanctions de la part de l'Arcom. Cependant, le contrôle réalisé demeure fragile, car il comporte une part d'arbitraire pour établir si un acteur public qui s'exprime sur des chaînes conventionnées entre dans le champ du décompte du temps politique.
Enfin, il est essentiel de disposer d'une autorité de régulation forte, qui organise les conventionnements sur une base responsable et politiquement juste, ayant à cœur d'avoir la main haute dans les négociations, ce qui est rarement le cas. De fait, les renégociations s'effectuent souvent par paquets, dans un calendrier souvent concentré, comme cela sera bientôt le cas pour les chaînes du groupe Canal Plus, dont le poids sur l'audiovisuel et le cinéma français est significatif.
Par conséquent, j'estime que les autorités de régulation se doivent de conserver le principe de mutabilité du service public et d'adapter les principes de loi de 1986 au fonctionnement de notre espace public. Reporters sans frontières est vraiment désireux d'accompagner la représentation nationale et tous les acteurs et institutions de bonne volonté dans la réforme de ce système de conventionnement qui montre, à bien des égards, ses limites aujourd'hui.
Les chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT) ne sont pas toutes aujourd'hui des chaînes d'information, et certaines en diffusent très peu, voire pas du tout. En revanche, une grande partie de l'information accessible aujourd'hui aux citoyens et aux citoyennes est offerte par les chaînes de cette même TNT. Le syndicat national des journalistes a été créé en 1918 sur un acte fondateur, une charte d'éthique professionnelle des journalistes. Ce texte, revu à plusieurs reprises depuis, s'ouvre sur ces phrases : « Le droit du public à une information de qualité, complète, libre, indépendante et pluraliste, rappelé dans la Déclaration des droits de l'homme et la constitution française, guide le journaliste dans l'exercice de sa mission. Cette responsabilité vis-à-vis du citoyen prime sur toute autre. Ces principes et les règles éthiques ci-après engagent chaque journaliste, quelles que soient sa fonction, sa responsabilité au sein de la chaîne éditoriale et la forme de presse dans laquelle il exerce. »
En 1918, il n'existait pas de chaînes de télévision. Mais peu importe la forme de presse, la taille d'un média ou l'identité de son propriétaire, les exigences de notre syndicat sont les mêmes. Elles reposent essentiellement sur trois piliers : la défense de la liberté de la presse et du pluralisme en matière d'information ; le rôle central dans les médias d'information des textes déontologiques de référence, qui doivent être des outils incontournables à la disposition de chaque journaliste – nous parlons donc de textes obligatoires et opposables – et enfin l'indépendance des journalistes, qui repose sur leur sécurité matérielle et morale et donc sur des conditions de travail adéquates qui, a minima, respectent la loi. La précarité des journalistes entraîne la précarité de notre information. Ces trois piliers doivent être incontournables pour les projets des candidats aux fréquences attribuées par l'Arcom, comme pour les entreprises qui prétendent aux aides publiques de la presse.
Les organisations présentes aujourd'hui à nos côtés reviendront probablement sur la défense de la liberté de la presse et sur l'importance des textes et des instances déontologiques. Mais le SNJ étant le seul représentant de syndicats de journalistes face à vous aujourd'hui, nous souhaitons insister particulièrement, dans ce propos préalable, sur les exigences sociales en matière d'information. Malheureusement, elles ne sont pas centrales dans les conventions qui lient les éditeurs des chaînes de la TNT à l'Arcom. Dans quelles conditions les journalistes travaillent-ils ? Les textes déontologiques de référence sont-ils respectés dans ces entreprises ? Le droit du travail est-il respecté par les dirigeants de ces chaînes ou par leurs fournisseurs ? L'Arcom le sait-elle ? Cherche-t-elle seulement à le savoir ? Demande-t-elle l'avis des représentants du personnel avant de renouveler une convention avec un éditeur ?
Pour les journalistes que nous représentons, il s'agit d'un chaînon essentiel, mais quasiment absent des procédures actuelles d'attribution des fréquences TNT. Nous en profitons pour rappeler que notre syndicat préconise depuis plusieurs années une refonte du mode de nomination des membres de l'Arcom, afin qu'une partie des conseillers soient nommés par les salariés des entreprises placées sous son autorité administrative.
Enfin, pour conclure ce propos préliminaire, le SNJ estime aujourd'hui que l'éparpillement des textes déontologiques qui encadrent la profession de journaliste revient à les affaiblir. Rien ne sera plus solide que des textes de référence au niveau national et international et des instances de débat et de médiation au même niveau. Ces textes et ces instances existent aujourd'hui. Certains médias d'information y adhèrent, d'autres non. Il appartient désormais au législateur de consolider cette exigence déontologique.
Monsieur Bruttin, vous avez indiqué que certaines chartes opèrent un contournement de l'éthique journalistique. Pouvez-vous nous indiquer lesquelles ?
Nous avons notamment travaillé sur CNews et les chaînes du groupe Canal Plus. La charte de CNews nous semble ainsi opérer un tel contournement. Par exemple, cette charte indique que quand un collaborateur de l'entreprise ne veut pas traiter un sujet parce qu'il estime qu'il existe un conflit d'intérêts avec son actionnaire, il est entendu que quelqu'un d'autre peut s'en saisir. Il est donc important d'avoir un regard sur la substance et de procéder à une expertise réelle en la matière. Des chartes types peuvent être mises en place et des organisations comme le CDJM disposent d'une véritable connaissance des questions déontologiques. Dès lors, il paraît difficilement entendable que l'Arcom opère seulement le contrôle de l'existence ou non d'une charte.
Le SNJ estime que l'éparpillement de ces chartes porte préjudice à leur crédibilité. De grands textes de référence existent depuis parfois plus de cent ans, ont été réactualisés et ont fait leurs preuves. Ces textes qui doivent s'appliquer dans les entreprises de presse.
Je partage ces propos. Le CDJM intervient sur le terrain de la déontologie journalistique et ne se mêle pas de l'attribution des canaux. Cependant, il n'existe pas de déontologie journalistique suivant le type de média pour lequel un journaliste travaille : un journaliste de presse écrite déploie exactement la même déontologie qu'un journaliste qui travaille pour l'audiovisuel. C'est la raison pour laquelle nous nous appuyons sur les trois textes de référence existants pour l'ensemble des saisines.
Comment expliquez-vous que tous les professionnels n'aient pas souhaité participer à votre instance auto-régulatrice ? D'une certaine façon, leur retrait invite d'autres autorités à se mêler des affaires des journalistes et de déontologie en particulier.
Plusieurs raisons y concourent. Historiquement, le titre « conseil de presse » a pu faire peur à certains qui ont pu y voir une analogie avec un « conseil de l'ordre », alors que le journalisme n'est pas une profession réglementée. S'agissant de l'audiovisuel en particulier, à la différence de l'Arcom, nous sommes une association d'autorégulation et non de régulation ni de sanction, puisque nous ne signons pas de convention. De plus, nous nous attachons uniquement à la déontologie de l'information. Il serait envisageable d'imaginer une articulation entre l'Arcom et le CDJM, comme cela existe en Belgique entre le régulateur et l'instance locale équivalente au CDJM. Ensuite, si les médias audiovisuels n'ont pas adhéré, un certain nombre nous répondent néanmoins lorsque des saisines nous parviennent.
Je m'interroge sur les droits des salariés des groupes de presse. D'après vous, le modèle économique et social d'un groupe de média peut-il être antinomique avec la production d'informations de qualité ?
Je profite de votre intervention pour répondre à une question préalable de Mme la présidente, qui nous demandait de déclarer d'éventuels liens avec des entreprises concernées par la mission de la commission d'enquête. Je suis salarié de France Télévisions.
Ensuite, il nous paraît évident qu'une entreprise de presse qui maltraite ses journalistes éprouvera des difficultés pour offrir une information de qualité à son public, quel que soit le support. De même, si elle précarise ses journalistes salariés, il sera compliqué de garantir leur indépendance et de leur permettre de s'opposer individuellement ou collectivement à une demande qui leur semble déontologiquement problématique.
Les travailleurs de l'information doivent disposer d'une sécurité matérielle pour produire une information dans de bonnes conditions, c'est à dire ni sous pression, ni sous contrainte. À ce titre, il nous semble indispensable que l'Arcom conditionne le conventionnement des chaînes de la TNT à une vérification des pratiques sociales.
Si un journaliste est soumis à une pression pour réaliser deux ou trois sujets par jour, il y a peu de chances que leur traitement soit très profond, sérieux, de qualité. Jusqu'à quel niveau de précision seriez-vous enclins à aller ?
Les condamnations en justice d'entreprises de presse pour des pratiques illicites, pour le non-respect de la législation du travail, par exemple, nous sembleraient déjà constituer une première indication. De fait, certaines entreprises ne respectent pas la limitation des heures de travail hebdomadaire, exploitent leurs salariés, ne payent pas leurs heures supplémentaires.
Ajouteriez-vous par exemple le respect de l'égalité salariale entre les femmes et les hommes ?
Bien sûr. L'Arcom doit aussi veiller au respect de l'égalité, de la diversité, mais aussi de la parité, qui doit également être visible à l'antenne. Nous militons effectivement en faveur d'un conditionnement à ce respect.
En matière de déontologie, la difficulté tient à la réalisation d'une évaluation qualitative et pas uniquement quantitative. Les téléspectateurs sont ainsi conduits à s'interroger sur le statut des invités des émissions des chaînes d'information. Hier, j'ai vu par exemple Patrick Sébastien commenter le projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration. Selon vous, s'agit-il d'une atteinte à la déontologie ?
La déontologie ne concerne pas les invités des plateaux de télévision, mais le journaliste qui les interroge et les relance, si besoin.
RSF a déjà travaillé sur ces questions. Deux cas de figure existent. Les invités qui interviennent au titre de leur étiquette politique voient leur temps de parole décompté et les journalistes font normalement l'objet d'un contrôle déontologique et éthique. Cependant, ces dernières années, nous avons assisté à l'émergence d'une population intermédiaire, dont le statut juridique pourrait largement être encadré, dans une démarche à la fois de transparence, de promotion du pluralisme et d'honnêteté de l'information.
Parfois, nous observons des situations ubuesques où des journalistes à l'étiquette politique affirmée accueillent des élus et des acteurs de la société civile qui ont été précisément choisis parce que leur discours est connu. Il existe là un véritable écueil, une forme de contournement des enjeux du pluralisme, qui nécessitent de mener une réflexion ambitieuse.
Cette réflexion implique un questionnement sur les sources de légitimité de la prise de parole publique. Définissez-vous des critères pour déterminer ce qu'est un « bon » invité, une personne légitime à s'exprimer sur un sujet, un témoin, un expert ?
Il faut commencer par la question de la transparence, qui demeure l'une des premières étapes incontournables pour la qualité du débat public. Celui-ci serait de meilleure qualité s'il existait une plus grande transparence sur les sélections qui sont effectuées entre les différents sujets et les différents intervenants.
RSF se positionne sur les enjeux de fiabilité de l'information, qui nous paraissent importants, et j'ai d'ailleurs déjà mentionné la Journalism Trust Initiative, une norme européenne sur les processus journalistiques et la transparence de la propriété. Ce type de démarche peut compléter la régulation. Nous invitons évidemment tous les acteurs du secteur à s'en emparer.
Comment le déclineriez-vous, de manière concrète ? S'agirait-il d'une déclaration d'intérêts ?
Plusieurs universitaires ont effectivement promu une logique de déclaration d'intérêts. À ce titre, il serait pertinent d'explorer les contours d'un système d'autodéclaration. Je précise que cette question a d'ailleurs déjà été évoquée lors d'une journée d'études menée par l'Arcom. Le monde académique peut nous apporter beaucoup dans ce domaine.
Sans trahir de secrets, ce dispositif représente un sujet de débats et de tensions dans les rédactions entre les hiérarchies et les reporters. Le micro-trottoir, parfois renommé « témoignage de citoyens » est facile à réaliser, rapide, mais cet outil peut être assez dangereux quand il est mal utilisé. Certaines entreprises ont d'ailleurs mis en place des préconisations, afin d'y recourir le moins possible, de manière encadrée. Pour ma part, je ne peux pas vous dire que j'en pense du bien. À mon sens, la qualité d'une information télévisuelle se mesure aussi au nombre de micros-trottoirs présents dans les programmes.
Un autre aspect du travail journalistique, très présent sur les chaînes d'information en particulier, est l'interview. Quels sont les éléments précis qui permettent d'évaluer la qualité et, en particulier, le respect de l'honnêteté et l'indépendance dans l'interview ? En effet, nous sommes assez nombreux à avoir fait les frais d'interviews que nous pourrions considérer comme malhonnêtes.
Dans un monde idéal, le journaliste connaît très bien son sujet, ce qui n'est malheureusement pas toujours le cas. Mais je ne rejette pas la faute sur le journaliste, bien évidemment, dans la mesure où il existe toujours une explication, comme le manque de temps ou l'absence du journaliste spécialisé. L'interview en direct constitue aussi un autre exercice compliqué, puisqu'il faut pouvoir réagir rapidement. Le journaliste peut recevoir des informations dans l'oreillette et ne pas entendre l'énormité prononcée par l'invité, par exemple.
De quelles interviews parlez-vous ? D'interviews ratées, d'interviews piquantes ?
Je ne peux pas répondre à cette question, je ne sais pas à quoi vous faites allusion.
En l'occurrence, j'essayais de ne pas donner d'exemples précis, car je ne veux pas stigmatiser qui que ce soit. Notre objectif est de pouvoir définir ensemble les critères suffisamment robustes d'une interview réputée honnête.
Une bonne interview est-elle dans ce cas celle qui vous convient ou qui « conviendrait » au public ? Il me semble dangereux de réfléchir avec cette logique.
En l'occurrence, j'aimerais qu'elle convienne à tous, dont les journalistes. Je ne veux pas juger la qualité d'une interview à partir de mes préférences, notamment mes préférences politiques. Même si j'adhère plutôt à mes appréciations et m'autorise donc à penser que, parfois, des interviews ont été malhonnêtes.
De notre côté, nous considérons également que des interviews peuvent être plus ou moins malhonnêtes. Cette question fait d'ailleurs l'objet de débats dans les rédactions qui ont la possibilité de le faire, ce qui n'est malheureusement pas le cas de toutes les rédactions.
Cependant, dans la charte d'éthique professionnelle des journalistes de 1918, il est écrit qu'un « journaliste digne de ce nom tient l'accusation sans preuve, l'intention de nuire, l'altération des documents, la déformation des faits, le détournement d'images, le mensonge, la manipulation, la censure et l'autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles. » Ces éléments peuvent s'appliquer à une interview malhonnête.
RSF souscrit complètement à cette vision d'un journalisme fait de droits, mais aussi de devoirs. Cette vision exigeante et cette transparence doivent guider et conduire la profession vers une amélioration de certaines pratiques, qui peuvent effectivement être aujourd'hui choquantes ou condamnables.
Pensez-vous que l'information de la jeunesse est suffisante aujourd'hui sur les chaînes de la TNT ?
Non. Il est évident que les chaînes de la TNT ne proposent pas ou trop peu d'informations faites pour la jeunesse. Nous le préconisons pour notre part, car nous considérons que l'apprentissage de l'information doit s'effectuer tout au long de la vie, à la fois dans le cadre scolaire, mais aussi dans les foyers. À ce titre, les chaînes ont une part de responsabilité et doivent proposer plus de programmes d'information à destination de ce public.
Madame Grosset, comment vous assurez-vous de la pluralité des profils au sein des trois collèges du CDJM ?
Ensuite, nous avons déjà évoqué les invités et la manière de les présenter, de manière déontologique. Des associations de critique des médias ont déjà pointé le fait que certains invités sont présentés comme « militants » parce qu'ils sont adhérents d'une association ou d'un syndicat, alors même qu'ils sont également professeurs ou chercheurs. Ne faudrait-il pas fondamentalement réfléchir à la manière dont les invités sont présentés à l'antenne ?
Enfin, ma dernière question concerne la transparence, à la lumière de la définition que vous avez donnée des qualités d'un journaliste. Que penser des consignes données par un employeur, par exemple pour trouver lors d'un micro-trottoir tel ou tel type de témoignage, telle ou telle opinion ? J'ai notamment un exemple en tête, à l'occasion d'un meeting électoral de Benoît Hamon lors de la campagne pour l'élection présidentielle de 2017, où il « fallait trouver » une personne qui était prête à voter pour le candidat Emmanuel Macron.
En tant que parlementaires, nous sommes fréquemment amenés à croiser dans la salle des Quatre-Colonnes de l'Assemblée nationale des journalistes qui viennent chercher une opinion sur une question très précise, qui n'est pas forcément celle qui est débattue alors dans l'hémicycle, mais plutôt une question relative à l'actualité « chaude ». Que penser de ces commandes faites aux journalistes ? Comment un journaliste peut-il agir lorsque la « commande » est excessivement précise ?
Le CDJM est une association d'intérêt général à vocation culturelle. Les demandes d'adhésion à tel ou tel collège doivent être motivées et font l'objet d'une décision du conseil d'administration. J'imagine que votre question portait plus particulièrement sur le collège public, n'est-ce pas ?
Non, ma question porte sur la pluralité des représentations au sein des trois collèges. Comment vous assurez-vous de cette pluralité de profils, par exemple pour éviter de se retrouver avec uniquement des journalistes issus du même média d'opinion ?
Un journaliste adhère en son nom propre et non au nom de son média. Une fois qu'il a adhéré, il peut se présenter à l'élection pour le conseil d'administration, qui comporte soixante membres, soit vingt par collège.
Dans le collège éditeurs, il n'existe pas plusieurs membres d'un même groupe. Dans le collège journalistes, le SNJ ou la CFDT ont plusieurs sièges, mais ils ne sont pas majoritaires. Dans le collège public figurent des associations d'éducation aux médias, des écoles de journalisme, des cercles de lecteurs de journaux, des personnalités qualifiées comme des historiens ou des avocats spécialisés dans le droit de l'information. Le fonctionnement tripartite empêche qu'un des trois collèges ait trop de poids.
Je souhaite répondre à votre deuxième question sur le pluralisme des intervenants. Le dogme de l'objectivité comporte des limites et personne de sérieux ne croit véritablement à la possibilité d'éviter tous les biais. C'est pour cela qu'il est important d'être à la fois transparent et de faire montre de pluralisme pour restaurer la confiance dans les médias.
La loi de 1986 prévoit la prise en compte des interventions des personnalités politiques, mais sa définition est trop absconse, d'autant plus que les moyens de contrôle dont dispose l'Arcom pour connaître les affiliations politiques demeurent inconnus. Un seul exemple est assez célèbre, celui de la catégorisation d'Éric Zemmour comme personnalité politique, qui est intervenue à un moment où il était effectivement indiscutable qu'il se positionnait comme acteur du débat politique national. Mais l'on frémit à la vue de la fragilité de la base juridique retenue par l'Arcom en l'espèce.
De toute évidence, la problématique est claire. Les lignes éditoriales des journaux étant connues, on sait à quoi s'attendre lorsqu'un éditorialiste de tel journal ou tel magazine est invité sur un plateau de télévision. Les intervenants sur les plateaux de télévision sont choisis en fonction de ce qu'ils vont dire. Il ne faut donc pas faire preuve de pudeur ni de faux-semblants. De ce point de vue, il existe des méthodologies intéressantes, qui ont notamment été proposées dans les travaux de Julia Cagé et Nicolas Hervé. Ces derniers proposent ainsi de compléter la liste des personnalités politiques identifiées, c'est-à-dire les élus et les porte-parole, en y intégrant l'ensemble des contributeurs des think tanks qui sont politiquement marqués pour la plupart en France, les participants des universités d'été de différents mouvements politiques, et la liste de signataires de tribunes en faveur de tel ou tel candidat. Une telle méthodologie permettrait ainsi d'étoffer la compréhension du « qui est qui » sur les plateaux de télévision.
L'hypothèse d'un système déclaratif, probablement plus léger, peut-être plus pertinente et mérite d'être étudiée. Enfin, le plus important porte peut-être plus sur la conversation sur les plateaux de télévision, en tant que telle. À cet égard, les analyses sémiologiques ou les analyses des contenus sont particulièrement pertinentes, puisqu'il est possible de dominer le débat public sans même apparaître. Il s'agit là à la fois d'une chance et d'un travers. Nicolas Hervé a ainsi proposé une méthodologie assez intéressante sur le temps de parole des candidats, non pas fondée sur leur apparition ou l'apparition de leur porte-parole, mais sur le nombre de citations dont ils font l'objet. Cette piste peut être creusée, puisque des acteurs sont particulièrement capables de s'introduire dans le débat public à travers des porte-parole qui ne sont pas forcément des porte-parole identifiés politiquement.
En résumé, il me semble nécessaire d'ouvrir la régulation, le conventionnement, à l'ensemble de ces questions et de ces enjeux. Sur ce sujet, une doctrine solide ne peut être définie en quelques lignes.
Pour ma part, je souhaite revenir sur la question des consignes données par les employeurs. Vous avez pris l'exemple d'un meeting de Benoît Hamon, où il fallait absolument trouver un participant qui allait finalement voter Emmanuel Macron au premier tour. Je connais bien cet exemple, puisqu'il concerne ma rédaction.
Pour aller au-delà de cet exemple et parler de manière générale, il ne faut pas diaboliser les consignes données dans les rédactions. Selon moi, il est normal qu'à l'issue d'une conférence de rédaction, l'encadrement nous demande d'aller traiter tel ou tel meeting avec un angle précis, qui peut être par exemple les électeurs indécis. En revanche, la malhonnêteté peut survenir si cet angle ne résiste pas à la réalité du reportage, à la réalité des faits, si l'on ne trouve aucun électeur concerné par ce cas de figure et que l'on force presque quelqu'un à nous dire face à la caméra ce que l'on a envie d'entendre.
Collectivement, les rédactions doivent donc être organisées pour résister à cette pression, afin que cette insistance ne fasse pas partie de nos pratiques professionnelles. Individuellement, il faut aussi doter chaque journaliste d'un droit d'opposition effectif. Celui-ci existe dans la loi, mais nous devons être en mesure de pouvoir l'exercer. En résumé, il faut associer moins de précarité et plus de textes déontologiques opposables dans les entreprises pour permettre, collectivement et individuellement, de contrer ces dérives.
Les journalistes ont pour mission d'éclairer leurs lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. Pensez-vous que les conditions sont toujours réunies pour les éclairer ? Êtes-vous entravés ? Que vous faudrait-il pour pouvoir travailler de la manière la plus juste et la plus honnête possible ?
Afin de pouvoir éclairer un lecteur, un auditeur, un téléspectateur ou un internaute, les conditions de travail sont essentielles, pour permettre aux journalistes d'avoir le temps de creuser un sujet, de confronter les sources et de chercher d'autres informations. J'ai le sentiment d'éclairer un lecteur lorsque j'ai pu creuser tout ce qui pouvait l'être, sous les différents angles nécessaires. Or ce temps peut nous manquer, compte tenu des besoins, des urgences.
Ce que vous décrivez n'est-il pas simplement antinomique avec le modèle économique des chaînes d'information en continu ?
Par optimisme, je répondrai par la négative. Lorsqu'il a été question de créer une chaîne d'information en continu sur le service public, en l'occurrence Franceinfo tv en 2013, le SNJ a publié un communiqué qui s'intitulait « Chiche ! ». Nous avons dit chiche pour réaliser une chaîne d'information continue de qualité qui puisse justement s'exonérer des contraintes économiques – pour le dire pudiquement – des chaînes qui existaient déjà sur ce créneau. Même si cela n'est pas le débat du jour, je pense plutôt du bien du travail de Franceinfo, en dépit de son manque de moyens.
Ensuite, certains choix des autres chaînes d'information en continu nous laissent parfois pantois, qu'il s'agisse du groupe Altice Média pour BFM TV ou du groupe Canal + pour CNews. Je pense notamment aux choix de consacrer de grandes sommes d'argent sur telles têtes d'affiche par exemple, plutôt que sur le reportage, qui demeure pourtant le cœur d'une chaîne d'information en continu.
De manière évidente, il faut restaurer une logique, un cercle vertueux, qui permettent de produire une information de qualité – qui a un coût – et de bénéficier en face, de recettes. Ce sujet dépasse un peu la question du conventionnement, même si le conventionnement permet d'y contribuer. En outre, les réseaux sociaux devraient être profondément régulés, dans la mesure où ils sont le lieu d'une compétition entre des contenus médiocres, mais peu chers à produire et des contenus de qualité, qui se retrouvent noyés dans un système qui est défavorable en termes de « découvrabilité ».
De même, il faut appeler un chat un chat ; il existe aujourd'hui des chaînes d'opinion en France, mais on ne le dit pas ; on continue de les appeler des chaînes d'information. À ce titre, il est nécessaire d'établir des définitions pour distinguer les chaînes d'information en continu des chaînes de débat et des chaînes d'opinion, dont les natures sont différentes.
Un des risques d'une chaîne d'information en continu porte sur la priorité accordée en permanence au direct et le risque d'erreur associé.
Quel bilan tirez-vous de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite loi Bloche, en particulier sur les aspects déontologiques ? Dans un autre registre, quel bilan tirez-vous de la reprise d'I-Télé, notamment d'un point de vue social ? De quelle manière l'Arcom s'est-elle comportée face à cette reprise, selon vous ?
La loi Bloche était pertinente dans son approche, mais relativement inefficace dans les faits. Certains de ses éléments ont permis de resserrer l'étau autour de ceux qui veulent dévoyer le journalisme, mais ils n'ont clairement pas été suffisants. Par conséquent, ce mouvement doit être poursuivi et à notre sens, l'Arcom porte une part de responsabilité dans le manque de substance et de contrôle effectif qui doivent être menés par le régulateur au nom de la mutabilité du service public et de la compréhension de l'évolution de notre système de conversations publiques.
Ensuite, la transformation opérée pour le passage d'I-Télé à CNews n'a fait l'objet de quasiment aucun débat, au-delà de la grève et de l'hémorragie des personnels. Une méthode éprouvée, notamment en presse écrite, consiste à placer à la tête d'une rédaction un individu qui n'est pas en odeur de sainteté auprès des journalistes et à attendre qu'un conflit social naisse et conduise les journalistes à partir, pour les remplacer par d'autres, qui n'ont peut-être pas les mêmes scrupules. Cette méthode, ce système s'est reproduit à plusieurs reprises, à I-Télé ou au Journal du Dimanche (JDD). Il convient d'être particulièrement vigilant et de trouver des mécanismes qui empêchent la reproduction de ce système. Un régulateur fort pourrait trouver des solutions pour y mettre un terme ; je rappelle que la convention de CNews a été signée par l'Arcom.
Dans la foulée de la transformation de I-Télé en CNews, le SNJ a intégré un très large collectif où figurent de nombreux syndicats et associations, qui s'appelle « Stop Bolloré » et qui dénonce ces pratiques brutales de reprise en main de médias. De plus, ce dirigeant de média attaque d'autres médias quand ils décident d'enquêter sur les activités de ses entreprises. Malheureusement, ce collectif qui s'est créé début 2022 n'a pas réussi à empêcher la reprise en main du JDD et le départ extrêmement rapide de la majorité de sa rédaction. Je suis moi aussi favorable à une prise en compte de ce danger pour l'information en France. Au-delà d'une personne, ce système pourrait très bien être dupliqué ; cette menace pèse sur la liberté d'être informé dans notre pays.
Considérez-vous que cette menace pèse aussi actuellement sur BFM TV, qui risque d'être reprise à son tour ?
Les dirigeants de BFM TV le démentent, mais nous serons naturellement extrêmement vigilants. Notre présence aujourd'hui a aussi pour objet de trouver des solutions rapides et cesser d'être spectateurs de rédactions mises au pas, dépecées et au-delà, protéger l'information que nous devons au public.
Le besoin en matière de fiabilité de l'information s'affirme de plus en plus, aussi bien dans les recommandations du Conseil de l'Europe que dans la législation sur les services numériques et son code de bonnes pratiques contre la désinformation ; ainsi que dans le projet de législation européenne sur la liberté des médias. Les Nations unies mènent de leur côté un projet de code de conduite sur l'intégrité de l'information sur les plateformes, qui sera présenté en septembre 2024.
Ainsi que Thibaut Bruttin l'a rappelé, la Journalism Trust Initiative fait partie des outils à la disposition des médias qui le souhaitent. Plus d'un millier de médias de quatre-vingts pays l'ont déjà adoptée. L'année 2025 sera notamment consacrée à l'examen des conventions et des exigences en matière d'honnêteté, de pluralisme et peut-être aussi d'intégrité, sinon de fiabilité. Seule cette combinaison peut permettre de restaurer la confiance qui est due aux téléspectateurs s'agissant des assignations de fréquences publiques.
Pour RSF, les défis portent d'abord sur les critères de conventionnement, puis sur l'effectivité du contrôle de leur mise en œuvre. Le dispositif actuellement en place est en effet trop faible. Enfin, nous ferons parvenir à la commission une contribution écrite sur l'évaluation de la loi Bloche.
Le SNJ vous transmettra également ses préconisations sur les fréquences de TNT et l'évaluation de la loi Bloche dans le domaine audiovisuel.
Nous avions répondu à la mission d'évaluation en juillet dernier. Voulez-vous que nous vous transmettions cette réponse ?
Nous sommes ouverts à toute contribution sur les sujets évoqués aujourd'hui et souhaiterions également vos réponses écrites au questionnaire qui vous a été adressé il y a quelques jours. Je vous remercie une nouvelle fois pour votre participation à cette audition.
La séance s'achève à dix-huit heures cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Ségolène Amiot, Mme Céline Calvez, Mme Fabienne Colboc, M. Laurent Esquenet-Goxes, M. Jean-Jacques Gaultier, M. Laurent Jacobelli, Mme Sarah Legrain, Mme Sophie Mette, Mme Béatrice Piron, M. Aurélien Saintoul, Mme Sophie Taillé-Polian
Excusés. – M. Quentin Bataillon, M. Emmanuel Pellerin