La séance est ouverte à neuf heures.
Mes chers collègues, cinq missions d'information vous sont proposées par le bureau et présentées, dans le tableau qui vous a été transmis.
Les deux premières missions sont d'ordre capacitaire.
La première porte sur le sujet suivant : « l'industrie de défense européenne, pourvoyeuse d'autonomie stratégique en Europe ? » Elle serait conduite par le député Jean-Charles Larsonneur pour la majorité et par un député du groupe Les Républicains, qui sera désigné la semaine prochaine.
La seconde mission a pour sujet « Enjeux, rôle et stratégie d'influence de la France dans l'OTAN » et serait menée par Anne Genetet et Bastien Lachaud.
Les trois autres missions sont des missions préparatoires au cycle Défense globale.
La première mission, intitulée « L'après Orion : faire face aux crises de demain », serait dirigée par Benoît Bordat et Michaël Taverne.
La deuxième mission, « Défense et territoires : faire face aux crises de demain », serait conduite par Patricia Lemoine et Mélanie Thomin.
La troisième mission porte sur « Le rôle de l'éducation et de la culture dans la défense nationale ». Elle serait menée par Christophe Blanchet et Julien Bayou.
En l'absence de commentaires et d'opposition, je considère donc que les rapporteurs cités sont désignés .
(assentiment)
À présent, il est temps de nous consacrer à notre ordre du jour, qui concerne l'ouverture de notre cycle Afrique. Comme vous le savez, les événements récents en Afrique, et notamment au Sahel et au Gabon, questionnent légitimement notre politique africaine. Au centre de ces interrogations apparaît souvent le questionnement sur le niveau de militarisation de notre politique africaine.
Après le travail que nous avons produit l'an dernier sur le retour d'expérience de la guerre en Ukraine, il nous a donc semblé légitime et nécessaire que la commission de la défense s'empare de ce sujet, d'autant plus que nous constatons une montée en puissance en Afrique de nos compétiteurs stratégiques et parfois une dégradation de l'image de la France auprès de certaines franges de la population.
Pour nos travaux, nous pourrons nous appuyer sur le travail déjà réalisé au sein de notre Assemblée et au Sénat. Je pense notamment au rapport que viennent de déposer nos deux collègues de la commission des affaires étrangères, Bruno Fuchs – que je remercie pour sa présence aujourd'hui – et Michèle Tabarot. Ensemble, nous devons également arriver à nous projeter au-delà du bilan, pour nous interroger sur un grand nombre de questions, afin de repartir sur l'objectivation de nos intérêts en Afrique, nos objectifs et la forme pourrait prendre nos engagements auprès des pays africains. Il s'agit également de décliner ce partenariat stratégique en matière de défense et de sécurité.
En tant que président de commission, mon objectif vise à donner des éléments d'appréciation et de réflexion, afin que les groupes politiques puissent ensuite émettre des propositions au débat public national et éclairer les décisions qui devront être prises pour notre pays. Compte tenu de la variété des enjeux, il nous était bien entendu impossible de nous limiter au point de vue uniquement militaire, même si les enjeux de défense seront naturellement une référence constante dans ce cycle. Il nous a semblé important d'adopter une focale plus large, multidimensionnelle et continentale.
C'est la raison pour laquelle j'ai proposé à d'autres commissions de s'associer à nos travaux. Nous tiendrons plusieurs auditions conjointes dès la semaine prochaine, dont une audition avec la commission des finances concernant la question de la dette en Afrique et celle du franc CFA. Nous mènerons des travaux en commun avec d'autres commissions comme la commission du développement durable et la commission des affaires européennes par exemple, sur l'impact du dérèglement climatique en Afrique. Nous travaillerons également avec la délégation française de l'Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) sur les enjeux de la francophonie, mais également, je l'espère, avec la commission des affaires étrangères. Les présidents des groupes d'amitié des pays africains peuvent bien entendu s'associer également à nos travaux. L'ensemble de ces travaux fera l'objet d'un recueil, à l'image de ce que nous avions produit sur le retour d'expérience de la guerre en Ukraine, où l'ensemble des groupes politiques pourront également s'exprimer.
Pour l'ouverture de ce cycle, il nous a semblé indispensable de mieux comprendre et connaître l'Afrique. Notre interlocuteur pourra d'ailleurs nous dire s'il est juste de parler d'une Afrique ou s'il ne serait pas plus pertinent de parler « d'Afriques » au pluriel, compte tenu de la diversité de ce continent. Dans ce cadre, il me semblait que le meilleur choix était de convier Achille Mbembe, que je suis fier et heureux d'accueillir aujourd'hui en visioconférence.
Monsieur Mbembe, il est difficile de vous décrire en quelques mots, mais je rappelle que vous êtes à la fois philosophe et écrivain camerounais. Vous avez enseigné au sein des universités les plus prestigieuses et vous êtes actuellement professeur d'histoire et de sciences politiques à l'Université de Johannesburg, ainsi que directeur de la Fondation pour l'innovation et la démocratie.
Dans le cadre du sommet qui s'est tenu le 8 octobre 2021 à Montpellier, vous aviez été chargé par le Président de rédiger un rapport sur les nouvelles relations Afrique-France. Vous pourriez sans doute aujourd'hui revenir sur vos principales propositions et nous dire si elles vous apparaissent toujours adaptées dans le contexte actuel. Vos travaux ont acquis une renommée certaine, en particulier la thèse de la juste distance démocratique et politique qui, selon vous, devrait caractériser les relations entre la France et le continent africain.
Aussi, nous sommes vraiment très heureux de vous entendre sur les modalités concrètes de ce nouveau positionnement et sur les conditions d'un partenariat renouvelé entre la France et les États africains. D'une manière plus récente, vous défendiez dans les colonnes du Monde, en août dernier, l'idée que les putschs en Afrique de l'Ouest annoncent la fin d'un cycle qui aura duré près d'un siècle, laissant au continent africain le choix entre le néo-souverainisme et la démocratie.
Comment expliquez-vous ces évolutions et quelles conclusions en tirez-vous sur la relation que devra avoir la France avec l'Afrique ? Selon vous, quelle est notre place ainsi que celle de l'Union européenne dans cette relation ?
Je vous remercie de m'avoir invité à cet exercice et précise que nous avons pris connaissance il y a quelques jours les propositions du rapport des deux membres de la commission des affaires étrangères auquel vous avez fait allusion.
Dans un premier temps je souhaite vous faire part de remarques d'ordre général pour notre débat.
Depuis le coup d'État intervenu au Niger, les critiques de la politique africaine de la France se sont amplifiées. Elles revêtent une teneur différente selon qu'elles proviennent des milieux militaires et du renseignement ; des acteurs du développement ou de la coopération, culturelle en particulier ; des mouvements de défense et de protections des migrants et des réfugiés ; des milieux de la recherche scientifique, voire des milieux diplomatiques. Dans les milieux d'affaires, certains estiment parfois l'aide au développement devrait servir en priorité à l'expansion des entreprises françaises en Afrique.
Ces critiques franco-françaises sont importantes et il faut les entendre. Je voudrais néanmoins m'appesantir sur les critiques qui émanent du continent lui-même et qui sont, elles aussi, loin d'être homogènes. Elles portent sur la supposée persistance de l'héritage colonial et du système dit de « la Françafrique ». Ce système, qui fut progressivement mis en place au lendemain de la deuxième guerre mondiale, avait pour but de prolonger la mainmise de la France sur ses anciennes possessions africaines, par l'indépendance formelle, le mélange de mécanismes officiels assumés ou revendiqués, et des logiques de l'ombre. Je souhaite insister sur la critique effectuée par divers milieux en Afrique sur trois de ses piliers. Le premier pilier concerne le système du franc CFA ; le deuxième porte sur les bases militaires dont beaucoup pensent qu'elles sont illégitimes, et le troisième, sur les désillusions de la francophonie.
Il m'apparaît important de partager avec votre commission l'idée d'un nouveau cycle historique dans lequel l'Afrique est lancée. Si nous voulons réformer la relation entre la France et l'Afrique, il faut bien comprendre que, du côté africain, nous sommes entrés dans un tournant historique, mû en particulier par des forces endogènes. En effet, le continent fait l'expérience de transformations multiples et simultanées, d'ampleur évidemment variables, mais qui touchent tous les organes de la société et qui se traduisent par des ruptures en cascade. La France, comme d'ailleurs ses compétiteurs, jouera un rôle secondaire dans ce nouveau cycle historique. Dès lors, la question consiste à savoir si la France est prête à l'accepter.
Ce nouveau cycle historique sera également caractérisé par une accélération des luttes internes pour le contrôle des moyens de prédation, qu'illustrent certains des coups d'État intervenus récemment. Ces logiques de prédation se sont elles-mêmes accélérées au détour des années 1990, lorsque l'Afrique est rentrée sous la coupe des institutions financières internationales et que les pays ont été obligés non seulement de consacrer l'essentiel de leurs revenus au remboursement de la dette, mais également de procéder à des privatisations massives, ouvrant de ce fait un nouveau cycle de lutte pour l'accumulation et un nouveau cycle d'inégalités, qui n'ont cessé de croître depuis.
Au fond, ces coups d'État sont des symptômes de ces lames de fond, de ces transformations en profondeur. En ce moment, tous les États africains se caractérisent par une emprise plus ou moins forte du militariat – c'est-à-dire à la fois les forces armées formelles, mais aussi toutes les entités pouvant disposer d'armes – sur les positions de pouvoir et d'accumulation.
Compte tenu de ces éléments, il me semble nécessaire de réactiver le projet démocratique, le projet d'une démocratie substantive, qui irait au-delà des réformes introduites ici et là dans les années 1990 et qui ont abouti au multipartisme. Cependant, l'introduction du multipartisme n'a pas fondamentalement signifié le passage à la démocratie, sauf si l'on s'accorde à dire que celle-ci est une démocratie purement électorale, et encore. La relance de l'agenda démocratique sur le continent sera fondamentalement réalisée par des forces africaines, qui accepteront d'initier sur le terrain et dans la durée un mouvement de fond, lui-même adossé à de nouvelles coalitions sociales, intellectuelles et culturelles qui accepteront de travailler sur le temps long.
Quelle est la place de la France dans ce type de projet ? La France a une place, à certaines conditions. Tout d'abord, elle doit accepter d'effectuer un certain nombre de choix. Trois choix sont ainsi possibles.
Le premier choix serait celui de l'entêtement, c'est-à-dire des interventions militaires à répétition, une suite sans fin d'opérations extérieures conduites par des forces spéciales. Il s'agirait là d'une logique sécuritaire réduite à son degré zéro. À mon avis, il faut la remplacer par une conception de la sécurité élargie, une sécurité humaine, dont l'aspect militaire ne serait qu'une des composantes. Il est difficile de voir quels seraient les objectifs à long terme de cette politique de la force. Dans le climat actuel de montée d'une vision néo-souverainiste en Afrique, une telle option constituerait pour la France un auto-sabordage.
La deuxième voie est celle de la purge ou de la rupture unilatérale. Comme vous le savez, ce scénario avait été mis en œuvre en 1958 en Guinée Conakry, au moment de la décolonisation. Il me semble qu'une version soft de cette décolonisation, par défaut cette fois-ci, est en cours au Mali ou au Niger, où la France n'est plus au centre du jeu. Ceux qui ont visité ces pays récemment ont constaté un début d'assèchement des rentes de toutes sortes : rentes militaires, rentes de l'aide publique au développement, rentes alimentaires. Mais il est très difficile pour le moment d'en mesurer les conséquences. Lorsque la purge sera terminée, il sera peut-être envisageable de construire quelque chose d'autre, sur des bases différentes. Mais pour le moment, nous n'en savons rien.
La troisième option consiste à forger consciemment une autre voie, que j'appelle la voie de la « juste distance ». Cette voie est d'ores et déjà à l'œuvre dans certains pays. Vivant en Afrique du Sud, je travaille étroitement avec l'ambassade de France dans ce pays et j'observe la manière dont la relation se tisse. Ce qui se passe là-bas est l'exemple même de la politique de la juste distance à laquelle je fais référence. Mais j'imagine qu'elle est également à l'œuvre dans d'autres pays comme l'Angola, le Nigeria ou le Kenya.
Je pense que cette voie de la juste distance permettrait de sauver ce qui peut encore l'être, des deux côtés. Pourrait alors commencer une longue période de réinvention, avec de part et d'autre, de nouvelles connexions intellectuelles, culturelles, économiques et sociales. Mais pour y parvenir, la France doit reconstruire de fond en comble son outil diplomatique sur le continent. Le rapport de Bruno Fuchs et Michèle Tabarot contient une longue liste de propositions qui, à mon avis, devraient être prises en considération. Dans cette liste, une place est notamment accordée à l'idée d'une réinvention de l'outil diplomatique.
Ensuite, il faut tourner le dos à une vision à mon avis statique et souvent décontextualisée de la paix, de la sécurité et de la stabilité. Cette nouvelle conception ne doit pas être uniquement militaire. Il est évidemment important de lutter contre les groupes djihadistes, mais cette lutte ne peut constituer l'intégralité de la sécurité humaine sur le continent. Cette sécurité humaine ne peut pas non plus être envisagée uniquement sous le prisme des seuls intérêts européens, à commencer par la protection des frontières extérieures de l'Union et de la lutte contre l'immigration dite illégale.
Au fond, le meilleur moyen de contribuer à la sécurisation des frontières externes de l'Union sur son flanc africain consiste à soutenir les politiques de modernisation des frontières à l'intérieur même du continent et de faciliter au maximum la circulation des Africains au sein de ce continent. Or pour le moment, la politique européenne se limite à une externalisation de ses frontières, en dehors du contexte européen lui-même.
D'autres conditions sont naturellement nécessaires. Ainsi, il faut relancer un nouveau cycle d'innovations, mais également rouvrir le débat sur la présence et la légitimité des bases militaires en Afrique et sur l'avenir du franc CFA. Une fois que nous nous serons débarrassés de ces « chiffons rouges », nous nous serons donné un espace de respiration pour poser des bases nouvelles d'une relation bénéfique pour tous.
Au nom du groupe Renaissance, je tiens à vous remercier pour votre exposé et pour la clarté de vos propos. Dans la tribune publiée dans Le Monde en août 2023, vous décriviez « la montée du néo-souverainisme version appauvrie et frelatée du panafricanisme » qui grandit sur le terreau du « désarroi idéologique, de la désorientation morale et de la crise du sens ». Vous nous en avez dit quelques mots à l'instant.
Ce néo-souverainisme recruterait selon vous dans la jeunesse continentale et dans les diasporas africaines. Il rompt avec les trois piliers de la conscience moderne que sont la démocratie, les droits de l'homme et une idée d'une justice universelle, puisqu'il se construit contre le concept d'une communauté humaine universelle. Ses adeptes rejettent la démocratie qu'ils considèrent comme le cheval de Troie de l'ingérence internationale. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce phénomène, sur votre vision du rôle de la France dans la défense de ses valeurs et sur la voie de la juste distance que vous évoquiez à l'instant ?
Ce que j'appelle le néo-souverainisme va au-delà de ce que beaucoup appellent le « sentiment anti-français ». Ce sentiment fait partie d'un mouvement idéologique beaucoup plus vaste, qui est le néo-souverainisme. Dans l'article que vous avez mentionné, j'ai essayé de définir rapidement les grandes lignes de ce mouvement. Ce mouvement gagne en influence et en ampleur, non seulement auprès des jeunes en Afrique, mais aussi dans certaines sphères dirigeantes sur le continent.
Je réaffirme également le fait qu'il puise une grande partie de ses ressources idéologiques et matérielles dans les diasporas. Au début, ce mouvement revendiquait la souveraineté entière du continent, au moment de la décolonisation. À partir des années 1980-1990, le mouvement s'est érigé en particulier contre ce qui apparaissait comme l'ingérence des institutions financières internationales dans le gouvernement économique du continent, par le biais des plans d'ajustement structurels. Il existe donc une dimension purement intellectuelle dans ce mouvement.
Depuis l'échec des grands mouvements citoyens des années 2000 et l'impasse des transitions dites démocratiques qui avait été initiées à l'époque, ce phénomène est devenu populiste. Il recrute dans toutes les couches de la société et utilise énormément les nouvelles technologies numériques aujourd'hui à la disposition de presque tous ceux qui veulent articuler n'importe quel propos. Ce mouvement émerge également au terme de plusieurs années de déscolarisation, qui ont accompagné d'ailleurs la mise en œuvre des plans d'ajustement structurel, du passage d'économies planifiées à des économies dérégularisées. Cette longue période de déscolarisation conduit aujourd'hui beaucoup de jeunes, que l'on peut qualifier « d'analphabètes » d'un point de vue fonctionnel, mais disposant évidemment de ces technologies, à relayer toutes sortes de messages sur les réseaux sociaux.
Monsieur Mbembe, nous sommes ravis de vous recevoir ce matin en audition. Bénéficier de l'éclairage d'enseignants-chercheurs sur des sujets complexes s'avère précieux pour éclairer le travail parlementaire, et notamment sur l'évolution du continent africain, qu'il est d'ailleurs illusoire de vouloir traiter d'un seul bloc, tant il est divers et multiforme. Vous noterez que contrairement à ce que vous avez pu écrire dans un passé récent nous aimons le débat et la diversité des analyses, singulièrement au sein de notre groupe Rassemblement national.
Je souhaite vous interroger sur la politique du Président de la République sur le continent africain qui, avouons-le, ressemble de plus en plus à un échec spécifique en Afrique de l'Ouest ou au Sahel. Vous qui écriviez tant craindre la violence, celle-ci semble s'être accélérée ces dernières années dans la région, où la tension est à son comble. Pas moins de six coups d'État ont eu lieu en quatre ans. L'édifice diplomatique et militaire bâti par la France dans le cadre du G5 Sahel pour lutter contre le terrorisme s'est effondré. Les tensions interethniques et interconfessionnelles sont exacerbées et elles ont même été ravivées, hélas, par certaines de nos interventions
À ce titre, lors de l'opération Serval, nos troupes ont dû s'interposer entre l'armée malienne et les populations locales lors de leur entrée dans Kidal pour éviter un massacre. Devant cette commission, le chef d'état-major de l'armée française a appelé à revoir totalement la politique de la France en Afrique. Aussi, nous sommes très intéressés par votre regard sur la perception de la politique de la France dans les pays francophones. Au-delà de nos divergences, votre avis de chercheur nous importe. Selon vous, par quel chemin la France pourra-t-elle renouveler en profondeur et non pas seulement en façade sa politique en Afrique ?
Il est très difficile d'ouvrir la presse sans tomber sur une critique de la politique africaine de la France. En revanche, il est faux d'affirmer que rien n'a été fait sur la longue durée. Nous n'en entendons pas suffisamment parler, mais depuis 2010, d'innombrables chantiers ont été ouverts, dans les domaines de la santé, de l'éducation, des technologies numériques, des industries créatives et culturelles, de la réconciliation des mémoires, de la mise en place du nouveau dispositif de partenariat économique avec les acteurs africains et de la plaidoirie en faveur d'une réforme de la gouvernance des institutions financières internationales. Naturellement, les résultats ne sont évidemment pas les mêmes d'un chantier à l'autre, et il faudrait essayer d'analyser pourquoi certaines réussites se sont combinées à des échecs. En résumé, je ne voudrais pas donner l'impression que rien n'a été fait ou qu'il n'existe pas de base à partir desquelles réinventer la rénovation de ce lien.
Il existe néanmoins un certain nombre d'obstacles. Certains sont internes à l'Afrique. Ainsi, j'ai parlé tout à l'heure du passage à un nouveau cycle historique et des contradictions qui émergent de ce basculement vers un nouveau cycle historique. Les Africains devront les régler. La plupart des acteurs externes vont devoir assumer en Afrique un rôle secondaire, dans la mesure où les forces internes du continent sont en train de prendre le dessus sur l'évolution de leur propre société.
C'est la raison pour laquelle je prône l'idée d'une juste distance qui consisterait effectivement à solder tous les chiffons rouges, comme les bases militaires et le franc CFA. De l'avis de nombreux observateurs, ces outils sont devenus contre-productifs. La France doit avoir le courage de régler la question des bases militaires et de réinventer une politique de coopération monétaire et militaire, qui repose sur une conception élargie à la fois de la paix, de la sécurité et de la stabilité. Ceci est possible et faisable. Peut-être manque-t-il le courage et l'imagination. Dans ce cas, il faut aller les chercher là où ils se trouvent.
Je tiens à vous remercier au nom du groupe Les Républicains pour votre présence aujourd'hui, qui a ouvert des perspectives très intéressantes. Vous avez indiqué que l'Afrique était rentrée dans un nouveau cycle de son histoire, dans lequel la France ne jouerait qu'un rôle secondaire. Pensez-vous que ce cycle est enclenché par une nouvelle forme de souverainisme africain ou bien par la mutation des acteurs présents en Afrique où la France se voit petit à petit remplacée par la Russie et la Chine ?
Quels sont selon vous les facteurs endogènes ayant mené à ce nouveau cycle en l'Afrique ? Pensez-vous que des ajustements pourraient être apportés pour assurer une présence militaire occidentale plus efficace et surtout respectueuse des souverainetés nationales dans ce contexte de crise ?
Enfin, comment percevez-vous l'état actuel de la démocratie en Afrique et comment voyez-vous la place de la France dans les décennies à venir ? N'a-t-elle pas vocation à réinventer son rôle d'ancienne puissance historique ?
Je souhaite évoquer certaines des propositions effectuées dans le rapport de M. Fuchs et Mme Tabarot. Ces derniers proposent d'abord d'en finir avec les « irritants », que j'ai appelés les « chiffons rouges ». Il faut ainsi achever la réforme du franc CFA, en annonçant un agenda de fin du franc CFA, avec les pays des différentes zones. Ensuite, il est possible de s'attaquer à la politique des visas. Ici aussi, des rapports ont été commandités et proposent des pistes très concrètes sur la manière dont ces irritants pourraient être mis au repos. Les deux rapporteurs ont ainsi formulé des propositions, que vous devez avoir lu.
Il y a sans doute lieu de revoir le travail mené par l'Agence française de développement (AFD) en Afrique, qui est d'ores et déjà immense : il s'agit d'un outil absolument fondamental de la politique française de solidarité. L'AFD doit être renforcée. Ici, je diverge un peu des recommandations du rapport : à mon avis, il importe d'accorder à cette agence un peu plus d'autonomie, au-delà du changement de nom, mais aussi l'obliger à changer nombre de ses procédures, et notamment celle qui concerne le soutien aux organisations de la société civile. En résumé, le rapport explore un certain nombre de pistes. L'idée consisterait à les mettre en commun, afin de construire un nouveau chemin.
Je vous remercie pour votre propos liminaire. Pour nous, ce cycle d'auditions sur l'Afrique, un an après la fin de l'opération Barkhane, est l'occasion de montrer que notre ligne était la bonne depuis le début et de tirer maintenant des conclusions du constat actuel. Pour rappel, la France est encore largement présente en Afrique. Vous l'avez bien dit : les subsides de « la Françafrique » perdurent, sur les plans militaire, économique et culturel, comme en témoignent les bases militaires actuellement implantées à Djibouti, en Côte d'Ivoire, au Gabon, au Sénégal et au Tchad.
S'agissant des sociétés africaines et de leurs relations avec le pouvoir et l'extérieur, ces dynamiques ne peuvent être prises en compte sans prendre conscience du rôle de la France. Je pense notamment aux positions à géométrie variable des autorités françaises lors des coups d'État au Gabon en 2023 ou au Niger en 2021. Parmi les points d'espoir figurent les révoltes citoyennes qui ont eu lieu notamment en Guinée et au Tchad. Elles doivent nous inspirer pour aller dans la voie que vous avez nommée comme étant celle de la « juste distance », que nous rejoignons à plusieurs égards.
Vous avez été l'auteur d'un rapport commandité par M. Macron. Parmi vos propositions, lesquelles ont été retenues ? Ensuite, pensez-vous que la coopération scientifique puisse être approfondie, afin précisément de contribuer justement à cette juste distance entre les États ? Enfin, face à l'urgence du dérèglement climatique, nos deux continents auraient beaucoup à échanger, afin de parvenir à une issue heureuse pour les générations futures. Qu'en pensez-vous ?
J'ai effectivement remis un rapport au Président de la République, qui comportait treize propositions. Nous avons déjà commencé à travailler sur les deux premières. La première concernait la mise en place d'une fondation de l'innovation pour la démocratie. Cette petite fondation, composé de huit personnes, dispose d'un siège à Johannesburg, de trois laboratoires au Cameroun, en Côte d'Ivoire et à Marseille. L'année prochaine, deux autres laboratoires verront le jour, l'un au Kenya pour l'Afrique orientale et l'autre à Maputo pour l'Afrique lusophone. Dotée d'un petit budget de deux millions d'euros, la fondation intervient dans trois domaines : le domaine de la recherche, parce qu'il faut réarmer la pensée de la démocratie en Afrique ; le domaine de la formation ; et enfin l'appui à des initiatives phares qui existent déjà. L'objectif consiste bien à consolider les sociétés civiles. En effet, l'essentiel de la transformation du continent et de la mise en place des conditions d'un rapport apaisé avec la France dépendent en grande partie de la contribution de cette société civile. La fondation poursuit ainsi une priorité orientée en direction des jeunes et des femmes.
La deuxième proposition concerne la construction à Paris d'une maison des mondes africains. Cette proposition est en cours d'exécution. La mission de préfiguration a remis son rapport et Mme Liz Gomis pilote pour le moment ce projet, qui est absolument important pour la France elle-même, mais aussi pour sa politique des diasporas. Nous indiquions ainsi précédemment qu'une partie de ce que l'on appelle le sentiment anti-français naît d'abord en France, avant d'être « exporté » sur le continent. Cette maison des mondes africains est extrêmement importante, dans la mesure où les deux domaines qui marchent le mieux entre la France et l'Afrique sont l'art et la culture. Ainsi, la France dispose d'un avantage comparatif presque unique par rapport aux États-Unis à l'Allemagne ou à la Chine dans le domaine de la création artistique, intellectuelle et culturelle.
Nous sommes également en train de travailler sur d'autres propositions, comme la mise en place d'un campus nomade et la création en Afrique d'un institut d'études avancées qui se chargerait effectivement de renforcer la coopération scientifique entre la France et le continent. Dans le domaine de cette coopération scientifique et de la recherche, je suis frappé par deux éléments : d'une part, l'effort fourni par un certain nombre d'organismes français en ce moment, comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui a révolutionné en quelques années sa politique africaine en mutualisant une grande partie de ses ressources avec les principales universités de recherche africaine ; et d'autre part, la nécessité de redynamiser la recherche africaine dans les institutions françaises. En effet, au cours des cent dernières années, la France a accumulé un immense avantage dans la connaissance des transformations en cours en Afrique dans tous les domaines. Malheureusement, nous sommes en train de perdre cet avantage, parce que nous n'avons pas suffisamment investi ou réinvesti dans la recherche africaniste. Or la politique de la connaissance fera partie effectivement des éléments qu'il faut absolument mettre en place si nous voulons relancer cette relation.
Je cède à présent la parole à notre collègue Bruno Fuchs, co-auteur d'un rapport d'une mission d'information qui vient d'être rendu à la commission des affaires étrangères.
Je partage les propos du professeur Mbembe, notamment concernant les actions réalisées depuis de nombreuses années, et notamment depuis 2017, mais qui sont insuffisamment entendables, en raison des « irritants » qui polarisent aujourd'hui l'attention médiatique. Nous sommes donc dans une situation subie alors que nos avantages comparatifs sont encore nombreux, en dépit de la perte de connaissances dont parlait le professeur.
Afin de passer d'une situation subie à une situation choisie, il importe, pour la France, de réinventer son rôle. Au moment des indépendances, le général de Gaulle a proposé un contrat stratégique très clair, même s'il est aujourd'hui dépassé. Il s'agissait ainsi d'offrir l'aide et la sécurité des régimes en échange d'une loyauté des pays africains envers la France, notamment lors des votes à l'ONU. Une nouvelle ère s'est ouverte sous François Mitterrand. Ce dernier a diminué la garantie en accordant l'aide aux États et non plus aux régimes, et en établissant une nouvelle conditionnalité : cette aide et cette sécurité étant principalement accordées aux États faisant preuve d'efforts en matière de démocratie. Vertueuse dans son principe, cette offre a entraîné en réalité des incohérences dans son application. Il est vrai que cette règle est appliquée strictement dans certains cas, mais pas du tout dans d'autres cas. Par exemple, le président Hollande refusait de parler avec la Guinée équatoriale, mais nous avons conservé des relations privilégiées avec le Gabon dans tous les domaines politiques, économiques et du renseignement, alors même que les régimes sont assez voisins dans leur mode de fonctionnement.
Ces incohérences entraînent une grande illisibilité. Nous manquons d'une redéfinition de notre offre stratégique. Monsieur Mbembe, vous avez évoqué dans votre propos liminaire la notion de « sécurité élargie ». Qu'entendez-vous par là, concrètement ? Au Niger, nos 1500 forces présentes sur place ne sont pas intervenues pour empêcher le coup d'État contre le président Bazoum. De ce fait, cette absence de réaction peut inquiéter les États voisins, qui se demandent si la France est encore un partenaire solide pour assurer leur sécurité. De quelle manière notre offre de sécurité peut-elle être enrichie, et surtout crédible et légitime ?
Votre intervention illustre très bien la complexité du problème. La plupart des régimes politiques africains sont en quête de sécurité, d'abord pour les classes dirigeantes en place, et éventuellement pour les États que ces classes gouvernent. Cette sécurité est à une sécurité « à tout prix », y compris aux dépens de leurs sociétés. En réalité, un immense conflit n'a cessé de s'aggraver entre les États et les sociétés. Le rapport de force a connu des évolutions assez rapides au cours des trente dernières années, mais il est néanmoins à l'avantage des classes dirigeantes, qui sont inamovibles. En effet, le renouvellement des élites âgées au pouvoir en Afrique n'est pas à la mesure de l'évolution démographique de ces sociétés, qui sont de plus en plus jeunes. Il existe donc un décalage formidable entre la demande de sécurité des classes dirigeantes et la demande de sécurité et de protection des populations.
Si la France doit s'engager dans la compétition sur le marché de l'offre de sécurité, elle doit savoir qu'elle se mettra à dos les populations, à plusieurs égards. De son côté, la Russie vend à celui qui veut acheter. Par conséquent, il sera nécessaire de réfléchir davantage au type d'offre de sécurité que la France veut fournir. Cette question n'est pas aisée.
Je vous remercie pour votre exposé. Au nom du groupe Socialiste, je tiens à saluer le début de notre cycle d'audition sur l'Afrique. Ce cycle d'audition répond en effet à un besoin réel d'alimentation des travaux de notre commission parlementaire sur un sujet majeur des relations internationales et de la géopolitique.
Le 27 février 2021, Mohamed Bazoum, alors candidat du Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme, remportait le second tour de l'élection présidentielle nigérienne avec 55,67 % des voix face à Mahamane Ousmane, ancien président du Niger et candidat du Renouveau démocratique et républicain. Si Mohamed Bazoum avait remporté l'élection à l'échelle du pays, il restait minoritaire au sein de Niamey et son électorat se trouvait principalement dans les régions rurales du Niger. Or lors du coup d'État intervenu cet été, il n'y a pas eu de soulèvement populaire pour soutenir ce président face aux militaires. Établissez-vous un lien sociologique entre ce faible niveau de soutien politique de Mohamed Bazoum dans la capitale et la faiblesse de la révolte populaire dans les rues de Niamey à la suite du coup d'État ?
Je termine mon propos en rappelant que le groupe Socialiste se tient aux côtés du président Bazoum. Il exprime toute sa solidarité à son égard et aux côtés de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao). Nous en appelons à sa libération enfin nous soutenons toute médiation pour le rétablissement des institutions démocratiques au Niger.
Monsieur Mbembe, pourriez-vous nous faire part de votre évaluation de la réaction française à la suite de ce coup d'État ?
Je n'ai pas de réaction particulière à formuler à ce sujet. La France a choisi d'évacuer le Niger, la situation semblant intenable. Le président Bazoum n'a rien à faire en prison. Les coups d'État ne sont pas identiques partout. Dans un certain nombre de pays où les processus de réforme ont été bloqués, il existe un réel désir de coup d'État. Cependant, comme je l'ai indiqué, ces coups d'État ne constituent pas la réponse aux multiples crises auxquelles le continent fait face. L'effort doit porter sur la recherche d'options qui garantissent aux sociétés africaines des conditions de sécurité élargie.
La fondation de l'innovation pour la démocratie et d'autres forces qui soutiennent l'agenda démocratique en Afrique estiment que seule une démocratie substantive permettra justement d'enraciner la démocratie sur le continent et d'assurer suffisamment de paix et de stabilité pour que l'Afrique puisse marcher sur ses propres jambes. Je pense qu'il n'y a pas d'autre voie raisonnable que celle-là. Mais peut-être suis-je en train de prêcher pour ma propre petite chapelle ?
À votre connaissance, quels sont les pays où l'influence française a le plus diminué ? À l'inverse, quels sont ceux où elle demeure forte ? J'imagine en effet que la situation n'est pas similaire dans tous les pays d'Afrique. Comment expliquer l'évolution de cette situation ?
Vous avez absolument raison, mais nous ne disposons pas d'études très fines de ces différentes situations. Il n'est pas exact que l'influence française est en déclin partout en Afrique.
Dans certains pays, une brouille existe effectivement ; raison pour laquelle je recommande de s'attaquer à ces « chiffons rouges » pour trouver une solution.
Mais dans un certain nombre d'autres pays, l'influence française est en hausse en matière économique et de développement des industries culturelles et créatives, comme en Afrique du Sud. Dans un pays comme le Cameroun, pays très jaloux de son indépendance, la critique de la France peut être très forte. Mais dans le champ de la culture et des arts, il en va différemment d'au Mali.
Un grand nombre de chantiers ont été ouverts. Hier soir j'ai dîné à Gorée avec l'ambassadrice de France, qui m'a révélé qu'elle ne disposait que d'une seule base de données sur les actions menées dans un pays comme le Sénégal. Cependant, il ne suffit pas d'avoir ce type d'outils, mais aussi de tisser un récit cohérent autour de ces interventions. Depuis 2017, l'ensemble des réformes qui ont été introduites n'ont pas fait l'objet d'un récit cohérent. Cette absence de mise en cohérence est fondamentalement due, non à la mauvaise volonté, mais à l'affaissement de nos connaissances des évolutions récentes du continent. De fait, nous connaissons de moins en moins les transformations en cours en Afrique. Or nous ne pourrons pas intervenir utilement en Afrique pour nos intérêts et pour les intérêts des Africains si nous maintenons cette espèce d'ignorance, qui, au surplus, s'accroît. En outre, cette ignorance débouche sur l'incapacité à articuler un récit cohérent, palpable et lisible au sujet de ce que nous y faisons. Dans ces conditions, comment s'étonner que les fausses informations prolifèrent ?
Monsieur Mbembe, je souhaite déplacer la focale vers l'Est du continent, m'étant intéressé cette année dans le cadre d'un rapport parlementaire à la situation de Djibouti. La France renégocie, comme du reste les Américains, un traité de coopération avec Djibouti. Notre relation bilatérale avec Djibouti est spécifique, dans la mesure où nos forces sont très présentes au sein de la population. En outre, la clause de défense conduit nos forces françaises stationnées à Djibouti à assurer la protection du territoire djiboutien. Il s'agit là d'un cas unique par rapport à d'autres pays comme la Chine, qui ne disposent pas ce genre de clause. De quelle manière voyez-vous Djibouti dans cet espace et la relation de la France avec Djibouti dans la durée ? Enfin, je serais intéressé par votre analyse sur la situation de l'Éthiopie, qui est aujourd'hui en proie à des crises multiples depuis déjà quelques années et qui ne semble pas en voie d'amélioration.
Cette question est extrêmement intéressante. En réalité, un géo-espace part du flanc atlantique, c'est-à-dire la Mauritanie, et se prolonge jusqu'à Djibouti et la mer Rouge. Au fond, si l'on excepte l'est du Congo, les secousses les plus importantes en Afrique ont lieu le long de ce large couloir, qu'il s'agisse de guerres, de circulation d'armes, de crise environnementale et écologique et de dislocation des populations. Dès lors, nous n'avons finalement pas affaire à des crises nationales ni à des crises sous-régionales, mais à des crises « horizontales ». Par exemple, l'implosion en cours au Soudan n'a pas seulement des conséquences sur le Darfour, mais aussi sur le Tchad, le Niger ou le Mali. Les lignes de continuité, pour les observateurs avertis, sont ainsi tout à fait claires.
Ensuite, l'Éthiopie est en guerre depuis la déchéance de l'empereur Haïlé Sélassié, qu'il s'agisse des guerres pseudo révolutionnaire à l'époque de Mengistu et au lendemain de sa chute, jusqu'à la partition de l'Érythrée, la fédéralisation du pays et les événements qui se déroulent aujourd'hui au Tigré. Parallèlement, ces guerres n'ont pas empêché l'Éthiopie d'être une des économies africaines enregistrant une croissance assez intéressante.
Que vous dire de Djibouti ? J'ai l'impression que Djibouti tourne le dos à cet immense couloir que j'ai essayé de définir rapidement. Dans le cadre de la stratégie Indopacifique, Djibouti pourrait peut-être jouer un rôle, mais je ne sais pas lequel ; c'est à vous de nous le dire.
Cependant, s'agissant des autres bases militaires françaises sur le continent, tout le monde s'accorde à dire qu'il faut réviser la politique de présence militaire française en Afrique. Cette discussion doit être ouverte largement avec les États africains, les armées africaines et les sociétés civiles africaines et françaises, afin d'inventer de nouvelles formes de coopérations militaires qui reposent, une fois de plus, sur une conception élargie de la sécurité humaine.
Je voudrais évoquer avec vous l'enjeu du renouvellement des élites, que vous avez mentionné. En réponse aux défis économiques sécuritaires auxquels l'Afrique fait face, ce renouvellement passe par la formation des jeunes générations. La France a longtemps été, il me semble, un partenaire privilégié, notamment au niveau universitaire. Je pense entre autres au Centre d'études et de recherches sur le développement international (Cerdi), qui regroupe des enseignants du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l'Institut de recherche pour le développement (IRD), de l'Université Clermont Auvergne. Je pense également au Forum de l'Institut des hautes études de défense nationale sur le continent africain (Fica). Où en sont aujourd'hui les relations universitaires entre l'Afrique et la France ? Concrètement, de quelle manière la France pourrait-elle resserrer ses liens avec l'Afrique et optimiser également son influence de façon indirecte ?
J'aimerais vous interroger sur l'évolution d'un pays qui était autrefois au cœur de ce qu'on a appelé « la Françafrique », le Sénégal. Des élections auront lieu en 2024 dans ce pays et le président Macky Sall semble très contesté par une partie de la population, qui lui reproche précisément sa proximité réelle ou supposée avec Paris. En mars 2021, des manifestations anti-françaises ont éclaté dans tout le pays. Des enseignes comme Auchan, Eiffage ou Orange ont été mises à sac. Plus récemment, l'Institut français a été incendié.
Bien des facteurs peuvent expliquer cette situation, comme une forme de tutelle économique notamment mal vécue. Ainsi, les francs CFA en cours au Sénégal sont imprimés par la Banque de France. Monsieur Mbembe, quel est votre regard sur l'évolution de ce pays ? Pensez-vous que la politique de Macky Sall pourra perdurer ? La France ne risque-t-elle pas de perdre un allié de plus dans la région ?
Votre travail sur l'interconnexion entre les mythes ancestraux africains et les enjeux contemporains, notamment dans votre dernier ouvrage, La communauté terrestre, offre une perspective fascinante sur la façon dont les sociétés africaines peuvent contribuer à la compréhension globale des problèmes actuels, comme la crise écologique. À votre avis, comment les narratifs et la sagesse africains peuvent-ils éclairer et influencer les transformations actuelles des sociétés africaines, notamment dans leurs relations avec le pouvoir et l'extérieur ? Quelle place devraient-ils occuper dans la formulation des politiques et des stratégies qui façonnent l'avenir du continent ?
Je vous remercie pour la qualité de votre propos et les éclairages précieux que vous nous apportez aujourd'hui. Ma question concerne l'actualité. L'armée malienne a annoncé hier sa reconquête de la ville de Kidal, considérée jusqu'ici comme le bastion imprenable de la rébellion, plus de onze ans après en avoir été chassée par les rebelles indépendantistes du Mouvement national de libération de l'Azawad et les islamistes d'Ansar Dine. L'état-major des forces armées du Mali a indiqué ce 14 novembre à la mi-journée que ses soldats ont pris position dans la ville de Kidal.
Quel est selon vous l'état d'esprit de l'armée malienne ? Quelle est la perception de l'armée régulière malienne, et par extension, du pouvoir central par les habitants du nord du Mali après plus de dix ans d'opérations militaires aux côtés des militaires français, dans le cadre des opérations Serval et Barkhane ?
Depuis plusieurs années, la présence française en Afrique se délite, le plus souvent par une vague de contestations militaires. Ma question porte sur l'avenir, car de nombreux pays abritent encore des bases militaires françaises dans le cadre des coopérations militaires sur ce continent, berceau de l'humanité. La France, présente à Djibouti, en Côte d'Ivoire, au Gabon, au Sénégal ou au Tchad, participe en effet activement à la stabilisation de ces zones, au perfectionnement de l'entraînement des militaires, des capacités de défense, de commandement, de renseignement et de logistique des pays hôtes. Ces coopérations constituent in fine une aide cruciale apportée en matière de sécurité.
À l'heure où certains pays africains font le choix de se détourner de la République française et par extension de l'ONU, préférant dès lors l'autoritarisme russe ou l'opportunisme chinois, comment les pays africains envisagent-ils la lutte contre le terrorisme, le maintien de la paix et la sécurité de leurs populations à l'avenir ? Que doit faire la France afin d'éviter que cette vague de contestations ne déferle à l'avenir sur les pays qui sont encore ses alliés ?
Vos questions sont particulièrement intéressantes. Je débuterai en répondant aux questions sur la coopération universitaire. Comme toujours, la situation est très contrastée. De nombreuses initiatives sont en cours, mais, malgré tout, de nombreux obstacles structurels demeurent.
Tout d'abord, de moins en moins de jeunes étudiants français s'engagent à étudier l'Afrique. Le nombre de doctorants choisissant de travailler sur l'Afrique ou sur des sujets ayant rapport avec l'Afrique est en nette diminution. De moins en moins sont disposés à faire du terrain, c'est-à-dire passer du temps à apprendre des langues africaines, à séjourner auprès des objets d'études, à recueillir des données et à procéder au type d'ethnographie qui était de mise par exemple à l'époque coloniale. Dès lors, le niveau et la qualité des connaissances françaises sur l'Afrique sont en baisse.
Si l'on y ajoute évidemment les obstacles que nous connaissons tous, comme l'obtention des visas en particulier, le potentiel intellectuel et scientifique africain est aujourd'hui happé par des réseaux différents, en particulier les réseaux américains et chinois. Ainsi, le nombre d'étudiants africains en Chine a significativement augmenté au cours des dix à quinze dernières années. La réalité de l'assèchement des flux de connaissances françaises sur l'Afrique est à mon avis un phénomène tout à fait inquiétant, puisqu'il entraînera nécessairement des conséquences sur l'avenir de la politique française en Afrique.
Cela étant, je dois relever un certain nombre d'initiatives qui sont en cours. Mme la députée Lingemann en a cité quelques-unes, mais il en existe bien d'autres, en particulier dans le domaine des sciences dures. Malheureusement, ces initiatives sont plus rares dans le domaine des sciences humaines. À mon avis, il faut réinvestir dans ce domaine, en privilégiant la mise en place, au sein même du continent, de pôles régionaux de production des connaissances et en appuyant tous les projets qui visent à favoriser la circulation intracontinentale des étudiants et des chercheurs.
Ensuite, il est évident que le Sénégal est à un point de bascule. Ce pays a été pendant très longtemps un symbole de fierté pour tous les Africains. Je pense notamment à la contribution sénégalaise à l'intelligence africaine, à travers des personnages comme Léopold Sédar Senghor, Cheikh Hamidou Kane ou Cheikh Anta Diop. Le Sénégal a été également un symbole des avancées démocratiques sur le continent, mais ce n'est plus tout à fait le cas, pour toutes sortes de raisons. Les élections qui auront lieu au début de l'année prochaine constitueront un moment décisif pour l'histoire de ce pays. Elles auront, sans doute, des effets sur ses relations avec la France : qu'elle s'y implique ou non, la France sera de toute manière pointée du doigt. Idéalement, il faudrait que ces élections soient libres et transparentes, afin que les Sénégalais puissent choisir eux-mêmes leurs dirigeants. D'ores et déjà, un débat est en cours entre les candidats et différentes propositions sont sur la table. Mais c'est ici également que la théorie de « la juste distance » pourrait être mise en œuvre ; elle ne suppose ni ingérence ni indifférence.
Par ailleurs, j'ai appris moi aussi que l'armée malienne se trouve désormais à Kidal. Au sein de l'opinion africaine, le sentiment est le suivant : le Mali doit préserver son unité. Ma consultation des réseaux sociaux me fait dire que la présence de l'armée malienne à Kidal est saluée par beaucoup. J'ignore s'il s'agit d'une victoire décisive sur les opposants au régime à Bamako. Comme je l'ai indiqué au départ, nous sommes entrés dans un cycle long et il faut s'attendre à tout. En Afrique, tout est désormais possible, le pire comme le meilleur. Nous assisterons sans doute à des renversements de situation au Mali, au Niger et au Burkina Faso, mais pour le moment, rien n'est clôturé.
Madame Maquet, vous avez évoqué mon dernier livre, La communauté terrestre. Celui-ci s'efforce, en cette ère de combustion du monde, à rouvrir les archives de l'Afrique, souvent négligées, pour essayer d'y trouver des alternatives qui nous permettraient de répondre d'une autre façon aux grands défis planétaires. Ces défis touchent l'ensemble de la communauté terrestre, les humains comme les non humains, afin de repenser ce que l'on pourrait appeler « une politique du vivant ». Je pense que la démocratie, dans sa forme substantive, est le dernier nom du vivant.
M. le député Fuchs parlait dans son rapport d'une « offre stratégique ». Si la France envisageait faire une offre stratégique à l'Afrique, celle-ci devrait être à mon avis nécessairement ancrée dans ce souci du vivant, que ce livre s'efforce de déchiffrer. En effet, la politique de la force en elle-même ne suffit plus. La politique des instrumentalités, qui est le propre des rapports purement économiques, est importante, mais elle ne suffit pas non plus.
La France aura un avenir en Afrique si elle sait lui proposer une offre de sens. S'agissant justement de cette offre de sens, je considère que l'action pour le vivant, en représenterait la quintessence. Autour de cette préoccupation, de ce souci pour le vivant, il serait effectivement possible de réenchanter et de rebâtir un horizon commun. Nous devons nous situer à ce niveau, si nous voulons donner à la France et l'Afrique la chance de se rencontrer et de continuer à écrire une histoire qui est loin d'être terminée.
M. le président, je m'arrête là et vous remercie une nouvelle fois très d'avoir contribué à cette quête.
Je vous remercie pour ces échanges et ces paroles de sagesse, qui constituent une bonne introduction à notre cycle sur l'Afrique. Nous retenons notamment votre dernière phrase sur notre offre stratégique à la fois fondée sur des éléments très concrets et matériels, mais aussi sans doute sur une quête de sens nécessaire pour ce nouveau partenariat. Nous retenons également votre proposition d'articuler ce sens autour de nouveaux horizons communs, que nous devons développer ensemble. Nous espérons en outre pouvoir vous rencontrer à l'occasion de l'un de vos prochains passages en région parisienne.
La séance est levée à dix heures quarante-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Mounir Belhamiti, M. Frédéric Boccaletti, M. Benoît Bordat, M. Hubert Brigand, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, Mme Christelle D'Intorni, M. Emmanuel Fernandes, M. Thomas Gassilloud, M. Jean-Jacques Gaultier, M. Frank Giletti, M. José Gonzalez, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Bastien Lachaud, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Delphine Lingemann, Mme Michèle Martinez, M. Frédéric Mathieu, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Anna Pic, M. François Piquemal, Mme Valérie Rabault, M. Julien Rancoule, M. Lionel Royer-Perreaut, M. Aurélien Saintoul, M. Philippe Sorez, M. Bruno Studer, Mme Mélanie Thomin, Mme Corinne Vignon
Excusés. - M. Pierrick Berteloot, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Anne Genetet, M. Christian Girard, Mme Murielle Lepvraud, M. Sylvain Maillard, M. Olivier Marleix, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Fabien Roussel, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Nathalie Serre, M. Michaël Taverne
Assistaient également à la réunion. - M. Bruno Fuchs, Mme Marine Hamelet, Mme Sophie Mette, M. Jean-Louis Thiériot