Jeudi 25 mai 2023
La séance est ouverte à quatorze heures trente.
(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)
La commission d'enquête entend M. Grégoire Kopp, ancien conseiller du secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche et ancien directeur de la communication de la société Uber France.
Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui Monsieur Grégoire Kopp, en tant qu'ancien conseiller « médias et communication » du secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche, M. Alain Vidalies, et ancien directeur de la communication de la société Uber France. Monsieur Kopp, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.
À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber files : s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.
Dans ce contexte, notre commission d'enquête a, d'une part, pour objet d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France, le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; d'autre part, pour ambition d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales de l'ubérisation - du développement du modèle Uber en France - et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.
Votre audition s'inscrit dans le cadre du premier objectif de notre commission d'enquête puisque vous êtes à la fois un témoin de l'action gouvernementale dans le secteur du transport public particulier de personnes lors de l'émergence des plateformes numériques telles qu'Uber entre 2013 et 2015 ainsi qu'un acteur majeur de la stratégie de lobbying d'Uber à partir de juin 2015 lorsque vous endossez la fonction de chargé de communication au sein de cette entreprise jusqu'en 2017.
D'une manière générale, nous souhaiterions connaître votre appréciation des révélations des Uber files et des critiques émises depuis le début de nos travaux sur la stratégie d'implantation de la société Uber en France et, plus particulièrement, sur sa stratégie de lobbying auprès des acteurs publics.
De façon plus précise, plusieurs questions nous intéressent. Quel était votre rôle précis au sein du cabinet du secrétaire d'État chargé des Transports, M. Vidalies ? Pendant la crise des taxis-VTC, avez-vous tenté de faire valoir la position d'Uber et d'autres plateformes de VTC auprès des ministres et des principaux acteurs du Gouvernement afin de favoriser leur implantation et d'obtenir des modifications législatives et réglementaires en leur faveur ? Avez-vous obtenu dans ce cadre des modifications réglementaires et législatives vous paraissant aller dans le sens de l'intérêt d'Uber et plus généralement des plateformes de VTC au moment de votre présence au sein de l'entreprise ?
Avez-vous par ailleurs été témoin d'actions de lobbying de la part des représentants des sociétés de taxis pour empêcher l'émergence des VTC ? Je note par exemple que vous avez souligné, dans les informations transmises en amont de cette audition, que Mme Vanessa Parodi, ancienne conseillère communication du ministre Michel Sapin avait été recrutée par la G7 en février 2016 comme chargée des affaires publiques et de la communication, peu de temps après votre départ chez Uber. Qu'en tirez-vous comme conclusion ?
Pouvez-vous nous décrire les raisons pour lesquelles vous avez rejoint la société Uber en juin 2015 comme directeur de la communication pour la France ?
Enfin, dans les documents que vous nous avez transmis, votre courriel de départ de la société Uber met en évidence le fait que vous n'auriez pas toujours été d'accord avec Pierre-Dimitri Gore-Coty et Thibaud Simphal. Je cite : « Merci Pierre-Dimitri et Thibaud de m'avoir recruté malgré les divergences de vues et éclats de voix, et permis de vivre tant d'heures de débats parfois quasiment philosophiques ». Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistaient ces divergences ? Nous aurons bien d'autres questions à vous poser, avec mes collègues, mais je vous propose d'entamer notre discussion à ce stade.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Grégoire Kopp prête serment.)
C'est l'occasion pour moi de revenir sur un temps désormais assez ancien, il y a près de dix ans : les deux années que j'ai passé à travailler chez Uber, alors en plein expansion. Ainsi qu'il vous l'a indiqué lors de son audition, je n'ai jamais eu à traiter du sujet Uber auprès d'Alain Vidalies, ni lorsqu'il était ministre chargé des Relations avec le Parlement entre mai 2012 et avril 2014, ni lorsqu'il était ministre des Transports, de la Mer et de la Pêche entre septembre 2014 et juin 2015. J'étais son conseiller en communication, chargé des relations avec les médias. Je n'intervenais pas sur le fond des dossiers, portés par les conseillers techniques. Surtout, Alain Vidalies, n'était pas chargé du dossier des taxis et des VTC à l'époque, ce qui était sans doute une anomalie. Il l'est seulement devenu par la suite.
Pour comprendre ce qui m'a conduit à faire le choix de travailler avec Uber et la manière dont j'ai vécu ces deux années, il faut brièvement revenir sur mon parcours. J'ai étudié le droit économique et européen à l'université de Strasbourg et à Sciences Po Paris avant d'obtenir le certificat d'aptitude à la profession d'avocat en 2011. J'ai ensuite rejoint l'association de consommateurs UFC-Que Choisir en tant que juriste-lobbyiste chargé des questions de droit de la concurrence et de nouvelles technologies. Il s'est d'ailleurs agi de ma seule expérience de lobbyiste et tout le monde m'en félicitait à l'époque. De nombreuses personnes critiquent les lobbies, mais il s'agit d'un faux procès. S'il n'y avait pas de représentation d'intérêts, il n'y aurait pas de démocratie.
J'ai rejoint le cabinet d'Alain Vidalies lorsqu'il a été nommé ministre des Relations avec le Parlement en 2012, en tant que contractuel, n'étant pas fonctionnaire. Ce statut est extrêmement précaire : vous ne savez ni quand commencez, ni quand vous allez arrêter. Cette expérience s'est brutalement interrompue lorsque Jean-Marc Ayrault a quitté ses fonctions de Premier ministre, au printemps 2014. Je me suis alors retrouvé au chômage, avant de travailler pour l'agence de communication TBWA Corporate pendant quelques mois, à l'issue desquels j'ai à nouveau rejoint Alain Vidalies quand il a été nommé ministre des Transports, de la Mer et de la Pêche.
C'est ici qu'intervient un hasard de l'histoire. Mon ancien supérieur au sein de l'agence de communication dans laquelle j'ai travaillé pendant quatre mois a pris le poste nouvellement créé de directeur de la communication d'Uber pour l'Europe de l'ouest. Nous nous entendions bien, avions travaillé ensemble et il connaissait ma conviction de lutter contre les monopoles et de casser les rentes, qui m'avait déjà amené à travailler chez UFC-Que Choisir.
Sa mission était de structurer une équipe et de recruter assez urgemment un directeur de communication pour la France. Après quelques semaines de réflexion, il m'a semblé intéressant d'entrer dans le processus de recrutement, en voyant de l'intérieur la manière dont ces entreprises américaines recrutaient. Je n'étais pas spécialement convaincu de l'ensemble des mérites d'Uber, même s'il fallait « disrupter » le marché. Ce process de recrutement était d'ailleurs particulièrement difficile et sélectif. J'ai finalement rejoint Uber en juin 2015, après avoir saisi la Commission de déontologie, qui a rendu un avis favorable comme vous avez pu le voir dans les documents que je vous ai transmis.
Au bout de deux ans, en juillet 2017, j'ai démissionné d'Uber et j'ai rejoint OVH Cloud, qui venait de devenir la deuxième licorne française - comme on appelle ces entreprises technologiques valorisées à plus d'un milliard d'euros - en tant que conseiller de son fondateur, Octave Klaba. J'assumais donc cette fonction de chief of staff, aux confins des rôles de directeur de cabinet et de chef de cabinet. J'ai ensuite effectué un passage de deux ans à l'Olympique Marseille en tant que directeur de la communication et de l'impact sociétal, pendant la crise sanitaire.
Depuis plus de deux ans, j'ai créé ma propre société de conseil, GRK. Nous conseillons des dirigeants et des personnalités sur leur stratégie, leur organisation, leur communication et leur impact sociétal. Par exemple, nous avons récemment accompagné la sortie du livre Les Fossoyeurs sur Orpea pour laquelle nous avions conçu une stratégie globale permettant de mobiliser en amont, pendant et après la sortie du livre, tout un ensemble de parties prenantes concernées par le sujet des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous avons préparé à cette occasion un plan de communication bien rodé pour le journaliste et auteur du livre Victor Castanet.
Pour revenir à Uber, le contexte de l'époque doit être rappelé : il y avait les attentats, une volonté politique de faire baisser le chômage quand le secteur des taxis proposait un niveau de service incertain, peu digitalisé, et il manquait beaucoup de taxis, notamment à Paris. Les nouvelles technologies ont permis un foisonnement des VTC. En France, outre Uber, il existait aussi d'autres concurrents comme Chauffeur Privé, Marcel, LeCab, Snap Car.
À l'époque, Uber était un objet économique non identifié, qui a incarné le début des levées de fonds géantes accompagnant le développement de technologies mondialisées. Personne ne savait comment ces entreprises allaient se développer, pas même elles. Uber représente le premier choc « physique » du numérique. Il ne s'agit pas seulement des services virtuels comme un moteur de recherche ou un réseau social. Avec Uber, les technologies avaient un impact sur le monde réel, dans nos rues, concrètement.
Quand je suis arrivé chez Uber en 2015, le Parlement avait déjà créé le dispositif des VTC. Mais simultanément, l'iPhone est arrivé, entraînant un cortège d'applications et la géolocalisation. À l'époque, le poste lié aux affaires publiques était pris en charge par Alexandre Quintard Kaigre, qui travaillait sous l'autorité de Mark MacGann. En tant que directeur de la communication, ma mission était de mener la bataille d'influence communicationnelle : je devais assurer les relations avec les médias nationaux et locaux. Je suis devenu rapidement porte-parole de l'entreprise et à ce titre je prenais la parole dans des colloques et conférences. J'accompagnais les équipes marketing qui faisaient la communication publicitaire auprès des passagers, afin qu'ils ne commettent pas de faux pas.
Je travaillais en coordination constante avec les équipes globalisées d'Uber : à cette époque, chaque incident, partout dans le monde, était repris ensuite dans les autres pays. Nous travaillions sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J'étais au départ seul à assumer cette fonction. Rapidement, j'ai pu recruter deux personnes qui m'ont aidé sur la communication corporate, à destination du grand public et la communication consumer, à destination des consommateurs.
Pour moi, Uber était immature à tous points de vue, à la fois en termes de business et de rapport avec les acteurs publics. La logique des immenses levées de fond impliquait un retour sur investissement et un modèle de développement rapides. Or, quand on va très vite, cela n'est pas forcément viable à long terme. De plus, ce n'est pas parce qu'une innovation est technologiquement possible qu'elle est forcément souhaitable pour la société. Et si elle est souhaitable pour la société, il faut réfléchir à son accompagnement en termes de protection sociale idoine. Être indépendant offre beaucoup de libertés et dans de nombreux secteurs, de nombreuses personnes gagnent plus d'argent et vivent mieux en tant qu'indépendants que lorsqu'ils étaient salariés. Dans d'autres secteurs, les indépendants ou « faux indépendants » doivent absolument être protégés.
Par ailleurs, la logique financière des grosses levées de fonds entraîne pour certains un besoin d'entrer en bourse assez rapidement. Cette ambition était portée par Travis Kalanick chez Uber, qui voulait effectuer la plus grande introduction en Bourse au monde, c'est-à-dire une introduction à plus de 100 milliards de dollars en moins de dix ans. Pour certains salariés d'Uber, cela conduisait à prendre des décisions à court terme, qui n'étaient pas forcément les meilleures.
Pour finir, je souhaite revenir sur le mot ubérisation. En mai 2016, le mot « ubériser » est entré pour la première fois dans le Petit Robert. À l'époque, la définition d'ubériser était neutre : « déstabiliser et transformer avec un modèle économique innovant, tirant partie des nouvelles technologies ». C'était une définition neutre. On ignorait encore les conséquences de ce changement de paradigme. Le terme est désormais connoté négativement, ce qui montre que les précipitations du début des années Uber ont été préjudiciables à l'entreprise. S'il fallait absolument mettre un pied dans la porte du secteur du transport, qui était trop sclérosé et qui dysfonctionnait partout dans le monde, l'immaturité et la vitesse de son déploiement lui ont été selon moi préjudiciables.
Lorsque nous avons entendu Mark MacGann, il est revenu dans le détail sur les actions de lobbying menées auprès des acteurs publics mais également pour investir les champs intellectuel, médiatique et culturel, auprès du grand public. L'image d'Uber était plutôt favorable puisque l'entreprise apportait une nouvelle offre, un nouveau service innovant face à l'insuffisance de l'offre de taxis à l'époque. Finalement, M. MacGann nous a dit que les responsables d'Uber de l'époque avaient le sentiment que le cadre législatif (les lois « Thévenoud », « Grandguillaume », « Macron » et « El Khomri ») n'avait fait que réguler. Ce sentiment était-il partagé dans l'entreprise à cette époque ? L'entreprise avait-elle l'impression d'avoir remporté la bataille du lobbying ou était-elle déçue par les dispositions prises lors de ces années ?
Les dirigeants étaient très déçus. Les lois, décrets et mesures qui se sont succédés sont allées à l'encontre d'un développement serein et pérenne d'Uber. La philosophie de la Silicon Valley se caractérise par des personnes extrêmement rationnelles : pour eux, si une technologie permet d'assurer un meilleur service au consommateur, il faut pouvoir lui proposer, tout de suite. Il existait donc une véritable incompréhension du mode de fonctionnement politique et du temps nécessaire pour accompagner les changements en France.
Mes collègues des affaires publiques qui étaient au contact des politiques au quotidien faisaient face à une mission impossible. Ils en étaient réduits à devoir exagérer dans leur compte-rendu écrit les résultats de leurs actions, comme on le voit dans les Uber files, car ils étaient sous pression. Dans nos discussions off avec les journalistes, j'avais pour habitude de dire qu'ils « faisaient des forêts avec des brins d'herbe. » Le supposé « super pouvoir » de lobbying dont Uber aurait été doté, lui permettant de transformer la loi, n'existait pas. Ce n'était pas vrai. C'était une chimère à laquelle ils ont cru, parce qu'ils pensaient que l'argent permet de tout faire. Madame la rapporteure, vous avez souvent cité Maxime Drouineau, mais celui-ci était très jeune à l'époque, il était à peine sorti d'école trois ans auparavant, ce n'était pas un lobbyiste chevronné. De manière générale, les équipes d'Uber étaient constituées de jeunes, qui ont agi avec beaucoup de naïveté et se sont finalement heurtés à un mur.
Vous dites qu'il existait un mélange de naïveté (croire qu'après un seul entretien avec des acteurs publics ils avaient obtenu des avancées historiques), et d'exagération en interne, pour plaire au management français ou californien. Sur quoi portaient vos désaccords « philosophiques » avec l'équipe dirigeante ? Quelles relations aviez-vous avec M. Gore-Coty ? Comment expliquez-vous votre départ ?
Quand je suis arrivé en 2015, M. Gore-Coty venait de prendre le poste de general manager pour l'Europe de l'Ouest et ne s'occupait plus de la France. Au quotidien, j'échangeais surtout avec Thibaud Simphal, qui n'était cependant pas mon patron. Chez Uber, les équipes communication et affaires publiques étaient hiérarchiquement distinctes : nous ne répondions pas aux mêmes directeurs locaux. Ma ligne hiérarchique était directement rattachée aux États-Unis.
En 2012, David Plouffe, ancien conseiller spécial d'Obama a été recruté. Il a théorisé ce qu'Uber a fait politiquement : démocratiser le transport à la demande grâce à la technologie, en complément des transports en commun. Mais les objectifs des opérationnels étaient très élevés et très concrets - avoir plus de clients et plus de chauffeurs -, ce qui les a conduits à commettre des erreurs. Ils ont décidé de créer une hiérarchie différente et ont recruté Rachel Whetstone, ancienne responsable de la communication et des affaires publiques de Google. Elle a ensuite recruté dans chaque pays un directeur de la communication et un directeur des affaires publiques pour créer une équipe mondiale, dont le travail consistait à accompagner le développement opérationnel.
Par conséquent, les opérationnels ne nous voyaient pas forcément d'un bon œil : il y avait des combats quotidiens dans cette entreprise. J'avais parfois l'impression de me battre autant sinon plus en interne qu'en externe. Nous le faisions parce que nous voulions tirer cette entreprise dans le meilleur sens possible.
Selon moi, la question de la protection sociale n'était pas une option, mais simplement du bon sens. J'ai gagné cet arbitrage : Uber France a été un des premiers Uber dans le monde à établir un partenariat avec une assurance pour que tous les chauffeurs soient assurés. Au bout de deux mois chez Uber, je suis parti à San Francisco pour la « Ubersity ». À cette occasion, j'ai interrogé directement Travis Kalanick sur la question de la fiscalité. Je lui ai indiqué que les véhicules roulaient sur des routes construites par des États et qu'il était donc normal de contribuer un minimum aux impôts. Ce n'est parce que l'optimisation fiscale est légale qu'elle est logique et rationnelle, y compris au niveau du business. Il m'a répondu que ma vision était très française et que l'on devrait en parler autour d'une bouteille de vin. Mais on avait le droit de tenir de tels propos dans cette entreprise ; je n'ai pas été licencié. Lorsqu'ils m'ont recruté, ils l'ont fait en connaissance de cause : cela faisait des années que j'avais analysé la situation de l'entreprise, sur Twitter. Mais ce bras de fer permanent était à la fois passionnant et épuisant.
Vous avez évoqué la déception des managers d'Uber à la période étudiée dans les Uber files. En interne, vous vous voyiez comme un garde-fou, un modérateur des opérationnels, pour éviter les faux pas en matière communication. Aviez-vous, en 2017, le sentiment que l'approche des opérationnels, que j'imagine fondée sur un rapport de force brutal et parfois à la limite de la légalité l'a emporté ? Ou est-ce votre approche, plus « française » selon les termes de Travis Kalanick, qui a eu gain de cause ?
Sous la pression des États-Unis, mes collègues des affaires publiques cherchaient la confrontation. Il serait d'ailleurs intéressant que vous puissiez les auditionner. Notre ligne plus modérée n'était pas mise en avant par l'entreprise. Mais le retour de bâton a été rapide de la part des décideurs publics : le Président Hollande, les Premiers ministres et le ministre des Transports n'étaient pas sur cette ligne. Ceci était vécu comme une vraie incompréhension en interne. Les opérationnels qui se battaient au quotidien pour quelque chose qu'ils estimaient utile du point de vue des consommateurs, c'est-à-dire des passagers, ne comprenaient pas pourquoi les politiques ne considéraient pas leur approche. Chez la plupart de mes collègues, il n'y avait pas de vision politique, ils étaient concentrés sur les aspects concrets.
Je souhaite d'abord revenir sur votre recrutement par Uber. On sait qu'Uber, afin de pouvoir imposer son état de fait à l'État de droit, a revendiqué d'essayer de débaucher des décideurs publics ou des acteurs proches des décideurs publics. Ils ont ainsi recruté Neelie Kroes, ancienne commissaire européenne chargée de la concurrence, qui par ailleurs avait plaidé pour un dialogue social des plateformes. Ils ont également recruté David Plouffe l'ancien conseiller du Président Obama, dont vous avez parlé. Il est donc difficile d'envisager votre recrutement sous un autre angle.
Je souhaite vous lire un des documents transmis par le lanceur d'alerte Marc MacGann. Il s'agit d'un mail de Thomas Meister en février 2015 : « J'ai déjeuné avec Grégoire Kopp, conseiller à la communication d'Alain Vidalies au secrétariat d'État aux Transports. Grégoire a fait partie de mon équipe chez TBWA et il est fondateur du réseau alsacien de Paris : deux raisons de l'estimer. En un mot, toute la sphère institutionnelle est perplexe au sujet d'Uber en particulier et de l'industrie du VTC en général. Autant au Transport qu'à l'Intérieur, personne n'est armé pour comprendre les enjeux et défis posés par la mobilité à un point que nous n'imaginons même pas. Le sujet est de plus considéré comme politiquement miné, avec que des coups à prendre. L'illusion taxi = prescripteur d'opinion reste bien ancrée. Tout le monde sait bien par ailleurs que la loi Thévenoud est une mauvaise loi, inapplicable en l'état et dépassée de toute part par la pratique. D'où l'embarras et la patate chaude. L'Intérieur ne veut pas se saisir du sujet, les transports ne savent pas par où le prendre, ça ne va nulle part. Grégoire va insister auprès du ministre pour qu'il se saisisse du sujet d'abord, qu'il nous reçoive de manière informelle ensuite. Dans ce cas-là, la priorité sera de répondre à toutes les questions du droit du travail posées par Uber puisque c'est la spécialité du ministre. Le tout plaide pour qu'après le jugement du 23, nous sortions du bois avec un push un tant soit peu agressif, ne serait-ce que pour prendre acte et manifester notre existence. »
Quelle est votre réaction face à ce mail ? Pensez-vous a posteriori que vous avez été recruté parce que vous étiez membre du cabinet d'Alain Vidalies ? Pensaient-ils renforcer leur lobbying au sein de l'appareil d'État ?
Il est flatteur que vous me compariez à David Plouffe ou Neelie Kroes, mais je suis un avocat devenu communiquant, qui a consacré trois ans de sa vie à m'engager au sein d'un gouvernement et d'une présidence socialiste, qui revenait au pouvoir pour la première fois depuis 1981. Je ne me considère pas comme une personnalité politique. Le contenu du mail correspond à ce qui s'est passé : il était logique que le secteur des taxis et des VTC relève du ministère des Transports, ce qui n'était pas le cas à l'époque. À ma connaissance, aucun rendez-vous n'a été organisé. Thomas Meister subissait déjà cette pression de devoir obtenir des résultats. Je n'ai rien d'autre à ajouter.
À l'issue de ce déjeuner, Thomas Meister peut affirmer que vous allez insister auprès d'Alain Vidalies, avec lequel vous travailliez encore à cette époque. Pour lui, vous êtes celui qui pourra peser sur le ministre. Je pense que la tâche était impossible, connaissant les convictions de M. Vidalies.
Selon vous, les dirigeants d'Uber étaient très déçus que leur lobbying ne fonctionne pas. Quand nous avons entendu les représentants de Transparency International, ils nous ont indiqué que l'on n'évalue pas le lobbying à l'aune de ses résultats, du point de vue de l'éthique politique. En tant que parlementaires, nous devons analyser l'impact du lobbying, au-delà de ses résultats : même quand il échoue, il peut poser de graves problèmes à la démocratie. Les lois « Thévenoud » et « Grandguillaume » ne vont certes pas dans le sens d'Uber, mais elles ne sont toujours pas appliquées aujourd'hui.
Je dispose de trois documents qui montrent qu'Uber était ravi de la tournure des négociations sur la formation, menées avec Emmanuel Macron, ministre de l'Économie de l'époque. Le premier document date du 11 janvier 2016, dans lequel Alexandre Quintard Kaigre écrit les mots suivants, visiblement à l'équipe des dirigeants d'Uber : « Bonsoir à tous. Nous venons d'obtenir communication de l'arrêté examen. À première lecture, cet arrêté va dans le sens que nous poussons depuis plusieurs mois. Il reste quelques incohérences dans le texte, dont on sent qu'il a fait du coup l'objet de lourdes négociations entre ministères. En termes de next steps , j'organise demain à 12 heures en Lisbonne une séance de relecture de l'arrêté pour faire converger nos compréhensions du texte et finaliser nos positions. Je compte sur vous et votre participation. Je vais repartir au feu demain après-midi pour faire bouger les derniers curseurs. Les arbitrages ayant été rendus, nous n'avons que jusqu'à demain soir pour faire part de nos derniers commentaires. Je considère ce soir que ce texte est une très forte avancée pour nous tous, même si ce n'est pas encore un régime P2P [de particulier à particulier]. »
Au moment où Uber Pop s'arrête, Uber a besoin de nombreux chauffeurs pour satisfaire la clientèle. Il leur faut donc une formation clefs en main très rapide : on va passer de 250 heures à 7 heures. Ils l'obtiennent et en sont ravis.
Un autre message est rédigé en anglais : « Wow, this is a massive achievement. On ne va pas faire la fine bouche. Well done Alex, well done Tim for the resilience, the persistence, the super hard work. Depuis plusieurs mois, depuis un an et demi tu veux dire. Première rencontre Travis Kalanick Emmanuel Macron en septembre 2014. Mais clairement depuis, on a pesé très lourd ! Now, we need to bring this to the finish line and the government to have a bit of courage. Well done again, this is massive ».
Enfin, Mark MacGann s'adresse à M. Emmanuel Lacresse, que je souhaiterais auditionner mais le bureau en a décidé autrement ce matin. Voici ce qu'il écrit: « Cher Emmanuel, ayant le plaisir de m'adresser à un Français, je crois que les usages m'autorisent à encore vous souhaiter une très bonne année 2016, bien qu'elle soit déjà entamée. Je m'adresse à vous sur le projet d'arrêté relatif à la formation et à l'examen des chauffeurs VTC, dont je me félicite, surtout de l'existence. Cela représente énormément de travail de tous les côtés, y compris et surtout de la part du ministère de l'Économie, et nous en sommes sincèrement reconnaissants. ».
À la lecture de ces extraits, on comprend qu'ils ont remporté une victoire et ils se le disent entre eux. Je n'ai pas l'impression qu'ils exagèrent, comme vous l'avez laissé entendre. Cela leur permettra de recruter des chauffeurs en masse comme ils l'espéraient.
Je comprends que vous le perceviez ainsi. Mais chez Uber, il existait une valeur principielle qui était d'être « super pumped ». C'est d'ailleurs le nom du film sur Uber. « Super pumped » signifie être super excité, super motivé. Ici, on voit un salarié vanter son travail et son manager l'encourager en lui disant « c'est bien, continue de cravacher ». Mais même dans les extraits que vous avez lus, on voit bien qu'ils n'étaient pas si satisfaits.
Les Américains voulaient le retour du régime de base. Ils considéraient qu'en France, le régime du VTC était disponible sous réserve d'avoir 18 ans, un permis de conduire et trois ans d'ancienneté, sans aucune autre condition. UberPop a été lancé parce qu'Uber, initialement un service de chauffeurs privés haut-de-gamme, a été lui-même « disrupté » par Lift, qui a fait du particulier au particulier. Les Américains ont alors pris conscience de l'existence de deux modèles : les pays avec licence et les pays sans licence, de particulier à particulier.
La première licorne française était Blablacar, qui faisait du particulier à particulier. Dans la foulée, Uber a donc considéré que c'était légal en France et a eu l'idée de lancer Uber Pop. En réalité, les deux idées sont un peu différentes puisque Blablacar peut être considéré comme de l'auto-stop numérisé alors que le VTC est un service payant. Mais Uber s'en est inspiré, puisqu'un chauffeur Blablacar n'est pas soumis à un examen sanctionnant une formation, ni à un contrôle alors même qu'il peut transporter une personne pendant plusieurs heures, et cela marche très bien Uber a voulu proposer un service équivalent via les VTC et n'a pas compris pourquoi le service Uber Pop était illégal. C'était incohérent de leur point de vue.
La séance s'achève à quinze heures quinze.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Benjamin Haddad, Mme Danielle Simonnet
Excusé. – M. Charles Sitzenstuhl