Jeudi 13 avril 2023
La séance est ouverte à neuf heures dix.
(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)
La commission d'enquête entend Mme Melvina Sarfati El Grably, directrice générale de la plateforme Deliveroo France et de Mme Apolline de Noailly, responsable juridique de Deliveroo France.
Mes chers collègues, nous accueillons de nouveau Mme Melvina Sarfati El Grably, directrice générale en France de la plateforme de livraison Deliveroo, accompagnée de Mme Apolline de Noailly, responsable juridique de Deliveroo France.
Madame, nous vous avons adressé un questionnaire écrit auquel vous avez eu l'amabilité d'apporter un certain nombre de réponses.
Je vous précise que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. S'agissant d'une commission d'enquête, il me revient, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment.
(Mme Melvina Sarfati El Grably et Mme Apolline de Noailly prêtent successivement serment.)
Nous allons reprendre les questions posées par moi-même, Mme la rapporteure, M. Zgainski, Mme Bergé et Mme Roullaud la semaine dernière. Je constate que vous avez répondu à certaines de ces questions mais je vous propose de revenir sur vos réponses.
Tout d'abord, pouvez-vous nous indiquer le nombre de livreurs de Deliveroo France travaillant à plein temps à ce jour ? Vous aviez évoqué 22 000 livreurs partenaires mais nous aimerions connaître la répartition entre ceux qui travaillent à plein temps et ceux qui mènent cette activité de manière complémentaire.
Nous définissons le temps de travail comme le temps de prestation, c'est-à-dire le temps entre le moment où le livreur accepte une offre de commande et le moment où il livre le client.
En moyenne par an, aucun livreur ne travaille à plein temps, c'est-à-dire plus de 35 heures par semaine. Concrètement, les livreurs qui collaborent avec Deliveroo travaillent moins de 35 heures par semaine : 47 % travaillent entre zéro et dix heures par semaine ; 35 % travaillent entre dix et vingt heures par semaine ; 18 % travaillent entre vingt et trente-cinq heures par semaine.
Il s'agit ici de moyennes sur les semaines actives de 2022. Occasionnellement, certains livreurs peuvent néanmoins travailler plus de trente-cinq heures sur une semaine donnée. Par exemple, nous avons effectué l'exercice sur le mois de mars 2023, et nous avons constaté que 3,25 % des livreurs partenaires avaient collaboré à temps plein, c'est-à-dire plus de 35 heures.
Je vous remercie pour ces précisions, mais cela ne nous informe pas sur le nombre de livreurs qui travaillent avec Deliveroo.
Le nombre de livreurs travaillant avec Deliveroo aujourd'hui s'établit à 22 000, mais ils ne se connectent pas ni ne travaillent nécessairement tous les jours. Les statistiques que je viens de partager portent sur les livreurs qui effectuent au moins une prestation dans la semaine ou sur la période considérée.
Exactement. Nous distinguons le temps de prestation (le temps entre le moment où le livreur accepte la commande et celui où il la livre) et le temps de connexion, qui correspond au temps où l'application est ouverte. Pendant que cette connexion est ouverte, le livreur partenaire peut avoir d'autres activités, comme effectuer une prestation pour un concurrent. Il peut tout simplement avoir oublié que l'application était ouverte. La plupart des livreurs partenaires sont connectés à plusieurs plateformes simultanément.
Cette dernière assertion reste une supposition, puisque vous ne disposez pas de données sur le nombre de livreurs inscrits sur plusieurs plateformes à la fois. Avez-vous néanmoins la possibilité de nous communiquer le temps de connexion moyen des livreurs par jour et par mois ?
Le temps moyen de prestation sur une semaine active est de 12 heures par livreur. Je rappelle que c'est sur la base du temps de prestation que j'ai pu vous indiquer précédemment qu'aucun livreur ne travaille à plein temps. Par ailleurs, le temps de connexion par livreur était proche de 29 heures par semaine en 2022.
Avez-vous le détail de ce temps de connexion par tranche ? Je pense notamment à la part des livreurs travaillant entre vingt et trente-cinq heures par semaine.
Je n'ai pas cette information à disposition, mais elle doit pouvoir se trouver.
Quel est le nombre de courses réalisées par l'intermédiaire de Deliveroo France chaque année ?
Nous vous avons fourni par courrier des informations que nous souhaitons garder confidentielles. Vous pouvez les trouver dans la lettre qui vous a été adressée, à la cinquième page du document.
Non, ces éléments sont confidentiels afin de respecter les contraintes de publication d'informations financières liées à notre statut de société cotée. Nous sommes donc soumis à des obligations spécifiques en la matière.
Vous nous indiquez que vous ne voulez pas rendre public le nombre moyen de prestations quotidiennes fournies par les livreurs car ces données seraient confidentielles. Néanmoins, votre entreprise est tenue d'établir le chiffre d'affaires pour l'ensemble des prestations réalisées sur le territoire national, afin de respecter l'ensemble de ses obligations fiscales. Ainsi, préciser la source de ce chiffre d'affaires ne me semble pas relever du secret des affaires. Pouvez-vous nous fournir des éléments à ce sujet ?
Nous avons partagé dans la lettre la moyenne du nombre de prestations par jour actif et par livreur. Ce chiffre est confidentiel car nous évoluons dans un marché fortement concurrentiel. Il nous est difficile de partager des chiffres que d'autres sociétés ne communiqueraient pas. Néanmoins, ce chiffre figure dans la lettre. Il est en moyenne inférieur à huit prestations par livreur actif par jour.
Dans la lettre que vous nous avez transmise, un avocat britannique évoque le régime de régulation britannique. Il indique que : « under the UK regulatory regime any price-sensitive information must be released to the market as a whole at the same time and not selectively in closed door session or on a confidential basis ».
Nous ne sommes pas dans le cadre d'une « closed door session » ou d'une « confidential basis » . Il s'agit d'une enquête publique et l'information est publique.
La raison pour laquelle nous souhaitions conserver la confidentialité du nombre moyen de livraisons par livreur et par jour n'est pas liée à la cotation de notre groupe à Londres mais plutôt au secret des affaires, pour ne pas donner un avantage à nos concurrents, qui ne disposent pas de cette donnée. L'information vous a été fournie dans la lettre ; le chiffre est inférieur à huit prestations par livreur actif par jour en moyenne.
Je rappelle que la semaine dernière, vous aviez évoqué la cotation boursière comme motif justifiant de ne pas révéler cette information.
Dans la lettre, vous précisez que cette information pourrait affecter le prix de l'action.
Tous les éléments afférents à la volumétrie spécifique du nombre de commandes réalisées en France sont confidentiels pour les raisons boursières que nous avons évoquées. Quant au nombre de prestations par livreur et par jour, la confidentialité que nous souhaitons maintenir relève d'un autre motif, celui du secret des affaires.
Vous comprenez évidemment que cela suscite une suspicion de la part de la commission d'enquête et du législateur sur le volume de courses réalisées par les livreurs, alors que votre entreprise, comme d'autres, est accusée de travail dissimulé, de recours massif à des sans-papiers ou de location de comptes à des tiers. La révélation du nombre de courses effectuées permettrait de fournir des réponses.
Il y avait deux questions distinctes : une question sur le nombre moyen de livraisons par livreur et par jour. Vous connaissez maintenant cette information. Cela vous convient-il ? Il est moins délicat pour nous de partager cette donnée que de partager l'autre information relative à votre question sur le nombre total de livraisons par an. Cette information est très sensible car elle est « price-sensitive », c'est-à-dire qu'elle pourrait avoir un impact sur le prix de l'action. Or nous sommes soumis à des réglementations afférentes au marché boursier, qui nous empêchent de la transmettre.
Le chiffre inférieur à 8 que vous mentionnez est une moyenne sur l'ensemble de vos livreurs, mais combien de courses les livreurs les plus actifs effectuent-ils par jour ? Vous nous avez indiqué qu'aucun livreur ne travaille plus de 35 heures par semaine. Pouvez-vous repérer quand un nombre très élevé de courses par livreur s'écarte de la médiane ?
Nous suivons effectivement ces indicateurs. La moyenne et la médiane sont inférieures à huit. Aujourd'hui, les livreurs qui effectuent plus de quinze à vingt courses par jour représentent vraiment une portion congrue.
Les éléments que vous nous transmettez ne permettent pas de savoir si les commandes sont concentrées à certaines heures de la journée. Or lorsque nous observons le niveau des revenus des livreurs et le nombre d'heures pendant lesquelles ils sont connectés, nous constatons la marque d'une très forte et terrible précarité.
Comment peuvent-ils vivre avec si peu de revenus en moyenne par mois dans les grandes agglomérations où vous êtes implantés ? Les travailleurs de ces plateformes sont extrêmement paupérisés par le système, qui exige de leur part une disponibilité sur des tranches horaires de faible amplitude.
La livraison de repas se concentre effectivement sur les horaires habituels des repas, même si le développement d'un plus grand nombre de services, comme la livraison de courses, a permis d'élargir les plages horaires.
Dans la lettre, nous avons partagé le chiffre suivant : sur une journée active, le temps de prestation moyen du livreur partenaire est de 2 heures 21 minutes, ce qui par extrapolation suggère que le reste du temps de la journée, il peut effectuer le même métier avec d'autres plateformes ou exercer une activité totalement différente.
Le revenu mensuel moyen des livreurs collaborant avec Deliveroo est de 899 euros par mois actif en moyenne sur 2022. Ce revenu doit être comparé au temps passé effectivement sur la plateforme, qui est plutôt un temps partiel qu'un temps plein.
Il faut souligner la distinction entre temps de connexion et temps de livraison. Or les témoignages que j'ai reçus de la part de livreurs indiquent qu'il est nécessaire d'avoir un temps de connexion bien plus ample pour espérer obtenir des courses en dehors des heures extrêmement sollicitées, pour pouvoir s'en sortir financièrement. Ils sont donc soumis à une très forte pression. De plus, ils sont contraints d'assurer les livraisons de manière très rapide pour espérer obtenir le maximum de courses dans le court intervalle de temps où se concentrent les commandes.
Pouvez-vous revenir sur les questions relatives à l'accidentologie des livreurs ? Il y a quelques jours, un livreur est mort à la suite d'un accident de travail. Quelles sont vos données en matière d'accidentologie ? Comment appréhendez-vous ce sujet ?
Je vais partager les chiffres relatifs au nombre d'accidents répertoriés sur les trois dernières années. Il y a eu 119 accidents en 2020, 379 en 2021 et 209 en 2022. Ces chiffres concernent tous les types d'accidents, des moins graves aux plus graves. Évidemment, nous aimerions que le nombre d'accidents soit nul, mais ce n'est pas le cas compte tenu de la nature de l'activité. Heureusement, la plupart d'entre eux ne sont pas graves et nous mettons tout en œuvre pour les prévenir et les limiter.
Simultanément, vous demandez pourtant que les courses s'effectuent dans un temps record. Avez-vous pu évaluer la vitesse à laquelle les livreurs doivent circuler par rapport aux distances moyennes des courses ? Avez-vous échangé avec les livreurs à ce sujet ? Les témoignages des livreurs qui m'ont été rapportés ont souligné que la rapidité était un facteur essentiel pour obtenir une bonne note de la part des clients et donc se voir proposer d'autres courses.
Votre plateforme a certes fait évoluer sa politique de conditionnement des bonnes notations. Par conséquent, mes remarques sont peut-être datées. Cependant, on sait que l'accès à de bonnes courses peut être lié à la rapidité d'exécution, dans certaines plages horaires. Cette pression sur la rapidité d'exécution encourage les livreurs à aller le plus vite possible, à se mettre en danger et à mettre les autres en danger.
Les livreurs qui travaillent avec Deliveroo ne sont pas notés par les clients, les restaurants ou la plateforme.
À ma connaissance, cela n'a jamais été le cas. La note attribuée par le client à la fin de la livraison n'est pas corrélée au compte du livreur. La vitesse à laquelle le livreur aura accompli sa prestation n'est pas sujette à notation.
À ma connaissance, de tout temps. Je travaille pour Deliveroo depuis 2020. De même, la rapidité d'exécution n'est pas non plus prise en compte au moment de l'attribution des courses à un livreur. Celle-ci est établie à partir de la localisation du livreur au moment de la commande d'un client. La vitesse ou la « performance passée » du livreur n'est aucunement prise en considération dans l'attribution des courses. De notre point de vue, il n'existe donc pas de pression sur la rapidité d'exécution de la livraison.
Le système est conçu de telle manière que la proposition de course est envoyée au livreur le plus proche du restaurant en question, pour des soucis d'efficacité. Notre outil technologique estime ensuite la durée de la course, en fonction de l'heure de la journée, du trafic et de la moyenne du temps passé sur ce type de trajet lors des derniers mois. Cet outil consolide des informations à chaque course réalisée, en intégrant les données au fur et à mesure. Ce temps moyen estimé de livraison sera transmis au client et au restaurant, mais aucun objectif de temps pour la livraison n'est assigné au livreur. Il n'a pas de timer sur son application, comme cela peut exister chez d'autres plateformes, si j'en crois certains reportages qui ont pu être diffusés.
En résumé, un temps moyen de livraison est communiqué au client mais cela n'a aucun impact sur le livreur.
Comment la définition des zones de livraison a-t-elle évolué, notamment à Paris ? Normalement, le livreur est affecté à une zone géographique.
Au tout début, nous demandions au livreur dans quelle zone il souhaitait travailler. Il devait donc se positionner dans cette zone pour recevoir des commandes. Mais depuis plusieurs années, cette notion de zone a disparu : un livreur qui dispose de l'application peut effectuer ses prestations à Paris ou à Marseille, s'il souhaite s'y établir quelques mois. Il n'existe pas de procédure particulière : nous envoyons les propositions aux livreurs selon le lieu où ils se trouvent à un instant donné.
En revanche, la France est découpée en zones commerciales selon les clients et les restaurants. Naturellement, nous proposons aux clients les restaurants les plus proches de chez eux. Par exemple, un client localisé à Paris ne peut pas commander auprès d'un restaurant situé à Beauvais. Nous faisons en sorte que le temps de livraison soit satisfaisant pour tous : livreurs, clients et restaurants.
D'après mes informations, il existe néanmoins des bonus pour inciter les livreurs à parcourir de plus grandes distances. Ce système peut modifier les conditions de travail et contribuer à accroître le risque d'accidentologie. J'imagine que vous disposez de zonages mouvants pour annoncer des courses aux différents livreurs d'un périmètre. Les périmètres ont-ils été modifiés de telle manière que les courses seraient de plus en plus longues ?
Je n'ai pas connaissance de l'existence d'un bonus longue distance. En revanche, la tarification d'une course va dépendre de la distance, puisqu'elle est corrélée à sa durée. Le livreur partenaire reçoit une proposition de commande à un tarif associé à la distance à parcourir. Il décide ensuite d'accepter ou non la course.
S'agissant de la localisation, nous proposons au consommateur des restaurants dans un rayon qui évolue dans le temps. Mais les distances sont limitées. Par exemple, les courses ne peuvent pas se faire sur une distance de 30 kilomètres.
Dans ce cas, à quoi servent les notes chez Deliveroo ? Dans une entreprise classique, les enquêtes de satisfaction auprès des clients permettent de conduire une politique d'amélioration continue.
Lors des différentes interactions avec le consommateur, nous lui demandons ce qu'il a pensé de sa commande auprès de tel ou tel restaurant. Le client note donc son expérience avec le restaurant mais il n'y a pas de notation spécifique pour le livreur partenaire.
Votre document présente le revenu moyen des livreurs en 2022, qui était de 899 euros nets. La taxe sur la valeur ajoutée (TVA) n'y figure pas, puisque ce montant est hors taxe (HT). Quels sont les autres frais que le livreur doit déduire de ce revenu ?
Les autres frais sont liés à son équipement, selon qu'il s'agisse d'un scooter ou d'un vélo par exemple. Je pense notamment aux frais de carburant pour un scooter thermique.
Pouvez-vous préciser votre question ?
Puisqu'il est enregistré en tant qu'indépendant, il devra s'acquitter des charges auprès de l'Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (Urssaf) et d'un impôt sur le revenu.
Vous indiquez que, sur douze mois, le temps moyen de prestation est de douze heures par semaine dite active, « c'est-à-dire au cours de laquelle le livreur a livré au moins une commande ». Votre document laisse penser qu'un prestataire perçoit donc en moyenne 899 euros HT par mois pour douze heures de travail par semaine. Est-ce une bonne analyse ? La formulation de la phrase pourrait laisser penser que l'on peut travailler sans être rémunéré.
En moyenne, par mois travaillé, c'est-à-dire avec au moins une commande livrée, le livreur partenaire va toucher 899 euros HT. Par ailleurs, dans une semaine où le livreur va accepter une commande, il va travailler environ douze heures actives. Les 899 euros mensuels rémunèrent ces heures de prestation.
Parmi les questions que je vous ai transmises, l'une d'entre elles portait sur le nombre d'accidents.
Je crois avoir déjà répondu à la question.
Mme Bergé vous avait posé une question en lien avec plusieurs articles de presse ayant mentionné un taux de prestataires sans papiers supérieur à 50 % au sein de votre entreprise. Vous aviez réfuté cette information. Avez-vous pu vérifier si votre entreprise a porté plainte en diffamation ?
Notre entreprise n'a pas porté plainte en diffamation. Cet article concerne une enquête menée en Belgique sur un échantillon de quarante livreurs. En France, quand un article de presse présente un fait erroné, un membre de notre équipe de communication contacte le journaliste afin de rectifier cette erreur.
Quelles sont la nature et la fréquence des procédures de vérification de l'identité des livreurs ? Quel est le nombre d'équivalents temps plein (ETP) travaillant sur ces vérifications chez Deliveroo France ?
Environ 63 salariés y travaillent, soit 23 à 25 ETP. Nous utilisons par ailleurs des prestataires pour nous aider à contrôler l'authenticité des documents qui nous sont fournis.
Nous contrôlons l'identité du livreur, pour nous assurer que celui qui s'inscrit sur la plateforme est bien celui qu'il prétend être. Nous contrôlons en outre son droit de travailler en France en tant qu'indépendant. S'il s'agit d'un ressortissant non européen, nous lui demandons si son titre de séjour lui permet de travailler en tant qu'indépendant. Nous lui réclamons également un extrait de son K-bis, qui prouve qu'il est en règle. En effet, pour pouvoir créer son entreprise, le centre de formalité des entreprises sollicite le titre de séjour ou le justificatif de domicile du demandeur, par exemple.
Nous demandons en outre au livreur une attestation de vigilance, pour nous assurer qu'il est à jour de ses cotisations Urssaf, ainsi que ses coordonnées bancaires. Nous disposons ainsi d'un outil qui interroge la banque pour nous certifier que nous payons la bonne personne. S'agissant du contrôle de l'identité du livreur, nous lui demandons de nous envoyer une vidéo de son visage, puis nous utilisons un outil de reconnaissance faciale pour nous assurer que cette vidéo correspond bien à la photographie de ses documents d'identité.
Ces contrôles sont effectués au moment de l'inscription sur la plateforme. Au cours du contrat, nous opérons des contrôles à différents moments. Le contrôle de la banque ne s'effectuera qu'en cas de changement de relevé d'identité bancaire (RIB). Le contrôle du titre de séjour se fera uniquement lors du renouvellement dudit titre. Le contrôle de l'attestation de vigilance est réalisé tous les six mois. Le contrôle de l'identité du livreur s'effectue aussi en cours de contrat, grâce à l'outil de reconnaissance faciale. Nous demandons au livreur de nous transmettre une vidéo de son visage tous les quatorze jours.
Ce contrôle tous les quatorze jours est-il réalisé de manière aléatoire ? Le livreur sait-il qu'il va être contrôlé ?
Aujourd'hui, il le sait, mais l'outil est en constante amélioration. Notre objectif consiste à faire en sorte qu'en septembre le contrôle soit réalisé de manière aléatoire.
Je vous pose cette question à dessein. Si un coureur du Tour de France est averti qu'un contrôle antidopage va avoir lieu, l'effet de surprise s'en trouve supprimé.
Nous sommes d'accord. Notre contrôle est encore affecté par cette faiblesse. Il nous permet cependant de nous assurer que le titulaire de compte, c'est-à-dire celui qui s'est inscrit en règle, est toujours présent. En effet, s'il a vendu son compte de manière frauduleuse et a disparu, il ne pourra pas effecteur ce contrôle d'identité régulier.
Depuis quand effectuez-vous ces contrôles ? Ont-ils été renforcés suite aux différentes polémiques ?
Nous réalisons le contrôle à l'inscription depuis le début. Nous l'avons amélioré à l'aide de l'outil de reconnaissance faciale mis en place depuis 2020. Nous sommes conscients du problème et nos équipes y travaillent. Nous nous améliorons au quotidien. Par ailleurs, nous avons signé en mars 2022 une charte avec le ministère du Travail, qui a fixé les standards des contrôles devant être opérés par les plateformes du secteur. Ce guide nous a permis d'accélérer le développement du contrôle par reconnaissance faciale au cours du contrat, tous les quatorze jours. Nous effectuons ce contrôle depuis le mois de juin 2022, conformément à la mesure prévue par la charte. En outre, nous avons régulièrement des rendez-vous avec les ministères du Travail et des Transports, qui vérifient l'avancée des plateformes dans la mise en place de ces mesures.
Concernant votre activité de lobbying en France, vous nous avez indiqué que vous aviez pu avoir des échanges avec les pouvoirs publics dans le cadre de la « loi El Khomri » de 2016. Vous êtes cependant restés vagues en indiquant que vous aviez répondu de manière réactive aux demandes d'information du Gouvernement. Nous restons sur notre faim. Sur quels sujets avez-vous échangé ?
Vous savez qu'un amendement relatif aux plateformes avait notamment été porté à l'époque par M. Caresche. Avez-vous échangé à propos de cet amendement ? Si vous n'avez pas la réponse maintenant, nous vous demanderons de nous la transmettre par écrit dans la mesure où elle déterminante pour notre commission. Je vous rappelle à ce titre que vous vous exprimez sous serment.
Vous dites par ailleurs que vous avez recruté pour la première fois un responsable des affaires publiques en 2018, mais vous ne nous donnez pas d'éléments supplémentaires sur les autres types d'échanges que vous auriez pu avoir avec les pouvoirs publics, les décideurs et les ministères.
Enfin, à ma connaissance, Deliveroo n'est pas concernée par les dark stores et dark kitchens. Vous n'avez donc pas participé aux discussions relatives aux hangars qui les hébergent, mais avez sans doute participé à des discussions concernant les évolutions du code du travail. Cette action de lobbying n'est pas illégale mais elle fait l'objet d'un encadrement par la « loi Sapin 2 ». Nous aimerions disposer d'éléments à ce sujet. Pouvez-vous également évoquer votre activité de lobbying à l'échelle européenne ?
Vous avez évoqué les activités de lobbying de Deliveroo en 2015 et 2016, et notamment des interactions avec M. Caresche. Je propose de vous répondre ultérieurement, dans la mesure où je ne dispose pas d'informations à ce sujet. À l'époque, Deliveroo était une petite start-up qui s'implantait en France, sans activité de lobbying.
Depuis 2018, un représentant d'intérêts travaille au sein de Deliveroo France. Cette équipe est composée de deux personnes à ce jour. À la suite de votre demande, nous avons listé les textes législatifs sur lesquels nous sommes intervenus et avons déterminé une liste de six initiatives majeures. Pour chacune d'entre elles, nous avons noué des contacts formels avec les pouvoirs publics, parfois à leur demande, parfois à notre initiative. Nos positions ont été entendues, certaines ont été intégrées et d'autres refusées.
Dans le cadre de la loi d'orientation des mobilités (LOM), nous avons eu des interactions avec les pouvoirs publics au sujet du décret des indicateurs. À l'époque, nous estimions que le temps de connexion n'était pas représentatif du temps de prestation. Notre position a ici été entendue par le législateur, puisque le temps de connexion n'a finalement pas été retenu comme un indicateur.
À l'inverse, lors de la même discussion, nous faisions valoir que le temps d'attente entre deux commandes n'était pas, selon nous, un indicateur méritant d'être publié. Cette position n'a pas été intégrée dans la proposition finale : aujourd'hui, le temps d'attente fait partie d'un des indicateurs de la loi LOM.
Un deuxième exemple d'interaction concerne la capacité de transport. Nous avons été consultés au sujet du besoin d'évolution de cette capacité de transport pour les livreurs partenaires. Nous considérons que telle qu'elle est définie aujourd'hui, cette capacité n'est pas adaptée aux livreurs des plateformes, compte tenu de l'investissement qu'elle requiert pour le livreur, à la fois en termes de budget et de temps. Depuis 2020, nous soutenons qu'il faudrait disposer d'une capacité de transport allégée. Toutefois, malgré plusieurs consultations, cette demande d'allègement n'a pas reçu de réponse favorable.
Les chauffeurs doivent disposer d'une capacité de transport. Pour l'obtenir, ils doivent suivre une formation payante de plusieurs heures dont le coût représente environ 1 800 euros. Cette capacité de transport s'applique aux chauffeurs de véhicules jusqu'à 3,5 tonnes. Nous considérons qu'il est très contraignant d'obliger les livreurs à disposer de cette capacité de transport, dans la mesure où leurs modes de transport sont loin de représenter un tel poids. Nous appelons donc de nos vœux l'instauration d'une capacité de transport spécifique pour les travailleurs de plateformes de livraison de repas. Pour le moment, nous n'avons pas été entendus.
Nous avons également interagi avec les pouvoirs publics dans le cadre de la mission Mettling initiée par le Gouvernement en 2021. Cette mission, conduite par Bruno Mettling assisté de deux experts, Pauline Trequesser et Mathias Dufour, travaillait sur la mise en place d'un dialogue social entre les travailleurs et les plateformes numériques.
Dans le cadre de cette mission, nous avons été consultés à l'initiative de M. Mettling et des échanges formels de notes de suivi ont eu lieu par courrier électronique. Certains de nos points de vue ont été acceptés, dont celui ayant trait à la présence de plusieurs plateformes lors des négociations, à la place d'une seule entité représentant toutes les plateformes.
Nous souhaitions également nous accorder sur un certain nombre de critères pour doter les livreurs partenaires de la capacité à voter lors des élections de leurs représentants. Ces critères concernaient la récence et la volumétrie ; ils ont été retenus et font aujourd'hui partie des paramètres du dialogue social.
A contrario, certains de nos éléments n'ont pas été retenus. Nous souhaitions par exemple que les élections aient lieu tous les ans plutôt que tous les deux ou quatre ans. Cela nous semblait pertinent, compte tenu du turnover chez les livreurs partenaires. Cette demande a été rejetée. De même, nous estimions que si la notion de revenu était importante au niveau de la plateforme, elle n'était pas pertinente au niveau sectoriel. Cet argument n'a pas non plus été retenu dans les propositions finales, puisque le revenu figure parmi les différents sujets couverts dans le dialogue social.
Avez-vous continué à échanger avec les décideurs publics après la mission Mettling et dans le cadre de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (Arpe) ?
Depuis 2021, nous poursuivons notre dialogue avec les pouvoirs publics. Par exemple, nous avons échangé dans le cadre du projet de loi « climat et résilience », mais aussi sur les ordonnances relatives au prolongement des discussions sur le dialogue social. En résumé, nos équipes échangent régulièrement avec les pouvoirs publics, au-delà de la mission Mettling.
Vous avez attiré notre attention sur une procédure pénale toujours en cours. Je rappelle qu'elle a donné lieu à un jugement du tribunal correctionnel de Paris le 19 avril 2022, qui vous a condamné à une amende de 375 000 euros pour travail dissimulé. Vous avez fait appel de ce jugement. En août 2022, vous avez également été condamné à verser 9,7 millions d'euros à l'Urssaf d'Île-de-France pour travail dissimulé. Il me semble que vous avez aussi fait appel de ce jugement.
Le jugement du tribunal correctionnel du 19 avril 2022 affirmait que lors du contrôle de l'inspection du travail, un texte avait été retrouvé sur vos serveurs informatiques, dont la presse s'est d'ailleurs fait l'écho. Ce document, intitulé « ops versus legal », montrait que vous étiez conscients du cadre de subordination tel qu'il est prévu par le droit du travail. Ce document démontrait que Deliveroo avait le souci, non de respecter le code du travail, mais d'appliquer des éléments de langage pour éviter d'être pris à défaut sur des manquements au code du travail. Vous avez fait appel de cette décision et ne pourrez donc pas vous prononcer sur cet aspect. Néanmoins, pouvez-vous nous expliquer à qui le document « ops versus legal » était destiné ?
Nous attendons justement de l'appel qu'il permette d'apporter un éclairage à ce propos. En réalité, nous ne savons pas si ce document a été utilisé ni à quoi il a servi. Je ne crois pas non plus qu'il ait été retrouvé sur les serveurs de Deliveroo. Il semble avoir été adressé à l'inspection du travail, mais on en ignore l'expéditeur. La source et l'utilisation de ce document demeurent très obscures à nos yeux. Il s'agit d'ailleurs de l'un des éléments que nous portons dans le cadre de notre défense.
Il existe deux manières d'appréhender ce document : soit on le perçoit comme un document de formation afin que les équipes respectent le statut d'indépendant ; soit on le considère comme vous venez de le présenter. Cela fera l'objet du débat en cour d'appel.
Celles et ceux qui suivent cette commission d'enquête parlementaire peuvent estimer que ce document est obscur. Les révélations des Uber files avaient ainsi mis en lumière des pratiques analogues, qui ne visaient pas à respecter le code du travail mais à fournir des consignes et des éléments de langage pour ne pas être pris en défaut lors des contrôles de l'Urssaf ou de l'inspection du travail. Le jugement étant en appel, je n'en dirais pas plus.
Je vous remercie pour les documents transmis et votre disponibilité ce matin. Nous serons peut-être conduits à vous demander des informations complémentaires sur les chiffres évoqués.
La commission d'enquête entend M. Jean-Baptiste Achard, co-fondateur et dirigeant de la plateforme StaffMe.
Nous accueillons M. Jean-Baptiste Achard, cofondateur et dirigeant de la plateforme StaffMe, dont le mot d'ordre est : « Du renfort sans effort ».
StaffMe est une plateforme lancée en mai 2016 qui proposait à l'origine de mettre en relation des étudiants, ayant le statut d'indépendant, avec des entreprises pour la réalisation de tous types de missions temporaires (hôtessariat, service client, vente, logistique). En 2022, l'entreprise StaffMe a été rachetée par le leader de l'intérim, House of HR.
Aujourd'hui, cette plateforme a élargi son activité au secteur de l'intérim et permettrait à plus de 550 000 staffers de trouver facilement, je cite, des « jobs flexibles, ciblés et bien payés dans plus de 10 000 entreprises diverses et variées cherchant du renfort de qualité ». Monsieur Achard, nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui car notre commission d'enquête poursuit un double objectif : d'une part, identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France, le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts ; et d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber – aussi appelé « ubérisation » – en France et les réponses apportées et à porter par les décideurs publics en la matière.
Sur le second point, nous avons notamment été conduits à nous interroger sur le statut des employés des plateformes d'emplois comme Uber, employés comme travailleurs indépendants mais souvent requalifiés par le juge des prud'hommes ou la Cour de cassation comme salariés en raison d'un lien de subordination vis-à-vis des plateformes employeuses.
Nous souhaiterions donc connaître plus précisément le fonctionnement de votre plateforme, qui propose à la fois une mise en relation avec des travailleurs indépendants et un service d'intérim avec des travailleurs ayant alors le statut de salariés. Je crois que vous proposez également aux staffers des services de formation à travers la « StaffMe Academy » et « l'Accélérateur ». Pouvez-vous nous présenter ces services ? Sont-ils rémunérés ?
De façon générale, que pensez-vous des évolutions de la jurisprudence française tendant à attribuer la qualité de salarié aux travailleurs des plateformes et du projet de directive en cours de discussion au niveau européen visant à introduire une présomption de salariat pour l'ensemble des travailleurs de plateformes ?
Que pensez-vous également de la création de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emplois (Arpe) en 2021 pour instaurer un dialogue social entre les travailleurs et leurs plateformes d'emploi ? StaffMe est-elle représentée à l'Arpe ?
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. S'agissant d'une commission d'enquête, il me revient, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment.
(M. Jean-Baptiste Achard prête serment.)
Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les membres de la commission, je me permettrais de présenter nos activités dans mes propos introductifs, avant de répondre à vos questions concernant notre entreprise, l'avenir du travail et le développement des portefeuilles d'emploi.
StaffMe est un groupe d'entreprises qui agit en faveur de l'emploi des jeunes lancé avec mon associé Amaury d'Everlange en 2016, alors que j'étais moi-même étudiant. Ce groupe d'entreprises est aujourd'hui composé de différentes entités : StaffMe Freelance, le projet initial qui vise à permettre aux étudiants de trouver facilement des prestations en parallèle de leurs études ; StaffMe Academy lancé en 2020, un organisme de formation à destination des jeunes entrepreneurs ; l'Accélérateur lancé en 2021, une entreprise d'insertion par le travail étudiant ; et StaffMe Intérim lancé en 2023, qui est une application pour trouver des missions de travail temporaire.
StaffMe Freelance, le projet initial, a été lancé en 2016 autour de quatre constats principaux : la nécessité pour les étudiants de se professionnaliser durant leurs études pour préparer leur entrée sur un marché du travail de plus en plus fermé ; un coût et une durée des études en augmentation constante ; l'absence en France d'un dispositif permettant aux étudiants de travailler ponctuellement pendant leurs études, à la différence de nombreux autres pays européens (Belgique, Allemagne, Suède) ; et la difficulté d'accès à des jobs adaptés à leur emploi du temps et répondant à leurs attentes.
Sur la base de ces constats, nous avons mis en place une nouvelle solution de travail pour les étudiants, qui leur permet de travailler quand et où ils le veulent. L'objectif consiste à permettre à chaque jeune de gagner en expérience, et donc en employabilité, tout en finançant ses études par la réalisation de prestations ponctuelles correspondant à ses compétences, ses envies, et adaptées à son emploi du temps.
Nous voulions fluidifier la rencontre de l'offre et de la demande mais également renverser la manière dont les jeunes trouvaient jusque-là du travail, en dirigeant vers eux des offres ciblées directement sur leur téléphone, plutôt que de les obliger à candidater à un grand nombre d'offres sans aucune garantie d'être retenus.
Nous avons fait le pari d'utiliser dans un cadre responsable le véhicule de la microentreprise afin de proposer aux étudiants un service sécurisé leur permettant de trouver facilement du travail. En pratique, notre plateforme est une application mobile qui permet une mise en relation automatique, assurée par un algorithme dit neutre, entre des entreprises et des étudiants. Cet algorithme est qualifié de neutre dans la mesure où il obéit au principe du « premier arrivé, premier servi » : le premier staffer (l'étudiant qui utilise la plateforme) qui accepte l'offre de prestation se la voit automatiquement attribuer. De fait, la plateforme est un outil puissant de lutte contre les discriminations, puisque l'entreprise n'a pas le choix de la personne avec laquelle elle va travailler. L'algorithme propose les offres en se fondant sur les souhaits du type de prestation cochés par les staffers au moment de leur inscription, leur disponibilité et leur lieu de résidence. Ils peuvent ainsi définir la zone dans laquelle ils souhaitent recevoir des offres.
Du côté des staffers, les prestations sont rémunérées au minimum 14,4 euros de l'heure. Les entreprises ne peuvent donc pas poster des offres en deçà de ce tarif, qui permet une rémunération supérieure de 30 % au salaire minimum de croissance (Smic) après paiement des cotisations sociales par l'indépendant. La rémunération moyenne constatée sur la plateforme est autour de 16 euros de l'heure, ce prix étant fixé librement par les utilisateurs de la plateforme.
Nous comptons aujourd'hui près de 8 000 entreprises clientes, de toutes tailles, très petites entreprises (TPE) ou entreprise de taille intermédiaire (ETI), mais aussi grandes entreprises. Avec StaffMe, les staffers peuvent accéder à des offres de travail « à la carte ». Notre plateforme constitue une solution d'appoint, pour des prestations courtes et dans un temps limité : 92 % de nos utilisateurs gagnent moins de 400 euros par mois grâce à la réalisation de prestations via StaffMe. Cette expérience du travail est radicalement différente de celles des formes de travail salarié (contrat à durée indéterminée [CDI], à temps partiel, contrat à durée déterminée [CDD], prestations d'intérim) dans lesquelles l'étudiant est souvent soumis au cahier des charges de son employeur, rarement compatible avec ses contraintes et son emploi du temps.
Nous avons aussi mis en place un certain nombre de normes internes et de protections pour assurer un cadre aux utilisateurs, garanties d'une solution responsable et sécurisée pour les étudiants. Cela concerne d'abord le type de prestations proposées par la plateforme : notre périmètre de prestations est réduit. Nous avons exclu les secteurs fortement accidentogènes, par exemple celui du bâtiment et travaux publics (BTP) ou l'industrie.
Nous proposons un revenu minimal horaire garanti. Nous avons ainsi d'abord fixé un taux horaire minimum pour les staffers à 14,4 euros de l'heure. Au fil des années, ce montant qui était au lancement de 12 euros a été revalorisé pour tenir compte de l'augmentation du coût de la vie.
En outre, des mécanismes d'assurance sont pris en charge par la plateforme. Nous sommes partis du constat que très peu d'étudiants utilisant la plateforme étaient munis d'une assurance de responsabilité civile professionnelle pour les dommages qu'ils pourraient causer à des biens ou des personnes dans le cadre des prestations effectuées. Nous avons donc choisi de souscrire auprès de la compagnie d'assurance Axa afin de leur proposer, de manière automatique et gratuite, dès la première heure de prestation via la plateforme, une assurance de responsabilité civile professionnelle. StaffMe offre également une assurance-prévoyance accidents du travail automatique et gratuite à l'ensemble des utilisateurs de la plateforme, également dès la première heure.
Nous proposons également une limitation de la durée des prestations. Un indépendant ne peut travailler plus de trois mois avec une entreprise, pour éviter toute situation de dépendance. Si tel est le cas, les deux parties sont invitées à contractualiser d'une manière différente, en dehors de la plateforme.
Avez-vous établi le même nombre de contraintes ou de limites sur le nombre d'heures pendant lesquelles un étudiant peut travailler avec cette même entreprise pendant ces trois mois ?
Cette limitation de trois mois correspond en réalité à 450 heures. On observe que les missions sont extrêmement courtes dans les faits : 75 % durent moins de deux jours et 50 % moins d'une journée. Elles sont utilisées comme une solution d'appoint : comme je vous l'ai indiqué précédemment, 92 % de nos utilisateurs gagnent moins de 400 euros par mois. L'idée consiste à leur fournir une solution complémentaire à côté des aides dont ils peuvent bénéficier, comme les aides sociales ou les aides parentales.
Dans la lignée de nos ambitions en termes d'insertion des jeunes sur le marché du travail, nous avons créé en 2020 la StaffMe Academy, un organisme de formation professionnelle destiné aux jeunes travailleurs indépendants. Cet organisme met à leur disposition un éventail de formations sur-mesure, visant notamment à développer leur savoir-être, leur savoir-faire et à enrichir leurs connaissances du monde de l'entreprise, afin d'accompagner ceux qui le souhaitent dans leurs projets entrepreneuriaux de plus long terme. Plus de 2 500 jeunes ont été formés depuis son lancement par la StaffMe Academy. En plus des deux activités StaffMe Freelance et StaffMe Academy, nous avons lancé en 2021 notre entreprise d'insertion par le travail indépendant (EITI) : l'Accélérateur.
L'EITI est une nouvelle forme de structure de l'insertion par l'activité économique (SIAE), créée par la loi du 5 septembre 2018pour la liberté de choisir son avenir professionnel. L'EITI permet à des personnes sans emploi, rencontrant des difficultés sociales et professionnelles particulières, d'exercer une activité professionnelle en bénéficiant d'un service de mise en relation avec des clients et d'un accompagnement. La première EITI, qui est à l'origine du modèle même, est Lulu dans ma Rue.
Le dispositif EITI est une expérimentation votée en 2018 et prévue initialement pour une durée de trois ans. Elle a été prolongée jusqu'en décembre 2023. Selon toute vraisemblance, parce que c'est le souhait du Gouvernement et des acteurs de l'insertion, cette expérimentation devrait être prolongée ou inscrite dans la loi.
Notre EITI s'appelle donc l'Accélérateur et a été conventionnée dès 2021 par la Direction régionale et interdépartementale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Drieets), pour accompagner 60 équivalents temps plein (ETP). Les bénéficiaires intègrent des parcours d'insertion de 24 mois maximum qui reposent sur trois leviers principaux : un accompagnement social pour lever les freins à l'emploi avec des travailleurs sociaux salariés de notre structure, qui leur prodiguent un accompagnement via des rendez-vous hebdomadaires et mensuels ; un accompagnement professionnel, en proposant des formations, en les aidant à la rédaction de leur CV (curriculum vitae), en développant leur employabilité ; et une mise en activité à travers la réalisation de prestations ponctuelles via la plateforme de mise en relation StaffMe.
Les bénéficiaires sont orientés à 98 % par des prescripteurs dits habilités tels que Pôle emploi ou les missions locales. Parmi les personnes accompagnées, nous comptons 80 % de jeunes de moins de 26 ans, 33 % de demandeurs d'emploi depuis plus de deux ans, 15 % de bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) et 34 % de personnes peu ou pas qualifiées (niveau inférieur au certificat d'aptitude professionnelle [CAP] ou brevet d'aptitude professionnelle [BEP]).
En 2022, 131 bénéficiaires ont été accompagnés. Ils ont réalisé plus de 1 500 prestations, permettant de générer au global 500 000 euros de chiffres d'affaires auprès de 350 entreprises différentes. Parmi les « accélérés » qui ont terminé leur parcours d'insertion, 81 % ont connu des sorties dynamiques qui se matérialisent par des emplois durables (en CDI ou CDD de plus de six mois) ou des sorties positives (reprises d'étude, notamment en alternance). En décembre 2022, nous avons été conventionnés pour lancer une seconde structure à Marseille, avec laquelle nous devons accompagner 30 ETP.
Enfin, en février 2023, nous avons lancé une nouvelle solution de travail pour les jeunes : StaffMe Intérim. Cette application s'appuie sur le modèle du travail temporaire et permet d'enrichir notre portail de services en faveur de l'emploi des jeunes.
L'intuition est simple : même si nous considérons que le travail indépendant est un outil très adapté pour permettre aux étudiants de travailler facilement à côté de leurs études en leur offrant de la flexibilité et une rémunération favorable, beaucoup d'entre eux ne souhaitent pas devenir ou ne sont pas travailleurs indépendants. Conscients que le futur du travail ne se conjugue pas qu'au travers du travail indépendant, il nous a semblé naturel de lancer cette solution qui s'appuie sur le travail salarié.
Avec StaffMe Freelance et StaffMe Intérim, nous laissons le choix aux étudiants du mode de travail qui leur convient le mieux, indépendant ou salarié, selon ce qu'ils recherchent.
Comment s'effectue la rémunération des indépendants ? Les entreprises vous payent-elles avant que vous ne rémunériez les étudiants ? Êtes-vous simplement une plateforme de mise en relation ? Quelle est votre commission ?
Nous assurons la mise en relation entre une entreprise et un étudiant. L'entreprise publie par exemple sur la plateforme une offre pour de la saisie de données, qui est ensuite envoyée aux étudiants qui correspondent aux critères de la prestation. Le premier d'entre eux qui répond positivement se voit attribuer la prestation et l'entreprise en est avertie. Lorsque celle-ci est achevée, l'étudiant indique le nombre d'heures qu'il souhaite facturer à l'entreprise. Cette facture est ensuite validée par l'entreprise. Ensuite, deux factures sont émises : une première facture de l'étudiant auprès de l'entreprise et une seconde par StaffMe au titre de la commission.
Par exemple, sur une prestation à 20 euros de l'heure qui a duré cinq heures, l'entreprise paiera 100 euros ; l'indépendant émettra une facture de 80 euros correspondant au montant de sa prestation et StaffMe émettra une facture de frais de mise en relation de 20 euros. Cette répartition de 80/20 est opérée, quel que soit le type de prestation.
Avez-vous déjà fait l'objet de contrôles de la part de l'Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (Urssaf) ou de l'inspection du travail ?
Des contrôles de ces deux organismes ont effectivement eu lieu dès 2019 aussi bien auprès d'entreprises utilisatrices de notre solution qu'au sein de nos propres locaux. Ces contrôles ont simplement donné lieu à des observations, que nous avons corrigées. Nous n'avons reçu aucun commentaire particulier depuis.
Les observations concernaient essentiellement notre mode de fonctionnement en interne. Sur le modèle en tant que tel, nous n'avons pas reçu de retour de la part de l'inspection du travail.
Comment vous assurez-vous du respect de la législation du travail ? Par exemple, dans l'hôtellerie-restauration, il n'est pas possible d'effectuer un extra en dehors d'un contrat de travail salarié d'une entreprise d'intérim. Un travailleur indépendant ne peut donc pas remplacer un chef cuisinier. Avez-vous un service juridique interne qui vérifie l'ensemble des offres proposées par les entreprises ?
La possibilité de travailler en tant qu'indépendant est déterminée par les conditions d'exécution de la prestation, au terme de la jurisprudence Société Générale. Cette présomption d'indépendance peut être renversée s'il reçoit des directives, si son donneur d'ordre en contrôle l'exécution et le sanctionne en cas de mauvaise exécution.
Partant de ce principe, à part quelques métiers particuliers, il n'existe pas, selon moi, d'exclusion à l'utilisation de travailleurs indépendants, même dans la restauration. De notre côté, nous faisons de la mise en relation, nous n'avons pas vocation à examiner si, dans le cadre de sa prestation, l'étudiant reçoit des directives, si elles sont contrôlées et si leur mauvaise exécution est sanctionnée.
Notre rôle se limite à être une plateforme qui reçoit des offres, que nous adressons ensuite aux personnes les plus susceptibles de les réaliser. La plateforme met ensuite à la disposition des indépendants un outil leur permettant de facturer plus facilement leurs prestations. Mais il s'agit là de notre seul champ d'intervention.
Évaluez-vous les étudiants de la plateforme ? Les entreprises vous font-elles part de leur retour d'expérience ? Pouvez-vous être conduits à retirer de la plateforme des étudiants, le cas échéant ?
L'évaluation s'effectue dans les deux sens : à la fin de chaque prestation, les étudiants évaluent l'entreprise, laquelle les évalue également. Cette double notation est facultative, mais elle permet d'assurer une qualité de service de la part de l'étudiant et une qualité « d'accueil » du côté de l'entreprise. Cette notation ne peut pas conduire à l'exclusion des étudiants qui utilisent la plateforme. En revanche, s'ils cumulent les mauvaises expériences sur la plateforme, ils seront rétrogradés et recevront moins d'offres que ceux qui ont obtenu de meilleures évaluations. Ce système de classement est assez classique dans ce genre de dispositif.
Quand l'étudiant arrive sur la plateforme, la règle du « premier arrivé, premier servi » s'applique. Il n'y a donc pas d'adéquation entre les compétences de l'étudiant et celles requises pour la prestation. Mais au fur et à mesure de son expérience sur la plateforme et du profil qu'il se bâtit à partir des notes qu'on lui attribue, aura-t-il plus ou moins accès à des offres ? Gardera-t-il la même chance d'accéder prioritairement à l'offre qu'il aura sélectionnée en premier ?
La règle du « premier arrivé, premier servi » s'applique à ceux qui ont reçu l'offre. Dans le cas de l'aide administrative que j'ai évoquée plus tôt, l'offre est envoyée à une trentaine d'étudiants localisés dans la zone géographique concernée et qui ont manifesté leur souhait de réaliser ce type de prestation.
Parmi ces trente personnes, le premier qui répondra positivement recevra l'offre de prestation. Je précise que 350 à 500 offres sont postées tous les jours. Ce volume laisse une chance à tout le monde de recevoir des offres, sauf s'il y a peu d'entreprises demandeuses de prestations dans la localisation choisie.
Les secteurs que vous couvrez concernent notamment la vente, le marketing, les tâches administratives. Cela me rappelle les jobs que j'ai pu effectuer lorsque j'étais étudiante. Or je les réalisais sur la base de contrats de travail, ce qui m'a permis de cotiser pour la retraite.
J'ai retrouvé des propos que vous avez tenus dans un média. Vous indiquiez que « la fin du salariat est une fable. Les entreprises auront de plus en plus recours aux freelancers , mais cela ne correspond qu'à certains moments de la vie […]. Et puis nous soutenons une sécurisation du statut de micro-entrepreneur auprès du Gouvernement et d'Emmanuel Macron. Leur ouvrir le droit à l'assurance chômage serait un vrai progrès ».
Finalement, on retrouve dans vos propos une demande qui a pu être portée par Uber ou Deliveroo ou d'autres plateformes, celle de l'instauration d'un tiers statut, ni indépendant ni salarié, mais permettant l'accès à un certain nombre de droits sociaux. Vous avez d'ailleurs commencé cette démarche en instaurant une assurance pour prendre en charge la responsabilité civile professionnelle et une assurance prévoyance accidents du travail. Participez-vous à l'Arpe ?
Vous avez sans doute suivi les débats relatifs à la directive sur la présomption de salariat, qui fait désormais l'objet d'une recommandation de la part du Parlement européen et qui sera négociée dans le cadre du trilogue. Quel est votre point de vue à ce sujet ? Pensez-vous qu'il faudrait, par le dialogue social, permettre l'accès à des droits sociaux et, par là même, ne pas transformer ces statuts indépendants en statuts salariés, même si le rapport de subordination le justifiait ?
Tout d'abord, j'ai toujours travaillé en tant qu'étudiant, en intérim notamment, dans de nombreux secteurs. J'ai toujours trouvé compliqué de travailler de manière ponctuelle en parallèle des études, en raison de l'inadaptation du cadre de travail ou des horaires.
Mon combat au quotidien porte sur l'instauration d'un dispositif de travail étudiant ponctuel, qui permettrait aux jeunes de générer des revenus. Cet outil de lutte contre la précarité étudiante leur offrirait aussi la possibilité de gagner en employabilité, en ajoutant des lignes à leur CV. En prenant le cas spécifique de StaffMe, une partie du problème serait résolue par l'instauration d'un statut de travailleur ponctuel simplifié pour les entreprises ou les étudiants, comme cela peut exister en Allemagne ou en Belgique. Ces pays proposent en effet des dispositifs de travail ponctuel faciles d'accès et limités dans le temps. De fait, un étudiant doit se consacrer en priorité à ses études. En Allemagne, ce travail est limité à vingt heures par semaine ; en Belgique, la limite est annuelle (pas plus de 475 heures). Ma recommandation consisterait à trouver une voie passant par le salariat via un contrat de travail étudiant facile d'accès.
D'un point de vue plus global, le travail indépendant constitue une aspiration profonde partagée par toute une génération. Plus de 50 % des jeunes de moins de trente ans font part de leur désir pour l'entrepreneuriat, contre 25 % chez les plus âgés. L'autoentrepreneuriat, créé il y a dix ans, concerne aujourd'hui près de deux millions de personnes. Nous assistons à un moment de transition pour les droits des travailleurs. Il faudrait décorréler les droits du statut pour aller vers un statut de l'actif permettant de générer des droits dont on peut profiter après.
Ce phénomène est déjà à l'œuvre, notamment dans le domaine de la formation avec la création du compte personnel de formation (CPF). Il s'agit pour moi d'une conviction profonde : les droits devraient être liés à un statut d'actif. Il ne devrait plus y avoir de séparation forte entre le salariat et l'indépendance. Ces schémas me semblent dépassés. L'essentiel consiste pour moi à renforcer les protections pour tous ceux qui travaillent, qu'il s'agisse du chômage, de la retraite ou de la formation.
Je suis assez dubitatif sur le développement de l'Arpe. Tout d'abord, le dispositif est limité à un seul secteur, celui de la mobilité, qui attire beaucoup d'attention, compte tenu de la nature des acteurs étrangers aux pratiques parfois contestables. Le phénomène est également très visible, puisque nous voyons tous les jours ces chauffeurs et livreurs dans nos rues. Il est donc dommage que l'Arpe porte sur le seul secteur de la mobilité, dans la mesure où le développement des plateformes d'indépendants concerne bien d'autres secteurs.
Ensuite, l'approche uniquement centrée sur le dialogue social me semble limitée. Il faudrait conduire des réformes beaucoup plus importantes pour prendre en compte la nouvelle réalité des travailleurs de plateforme. Nous attendons de voir quelles seront les évolutions concernant la directive européenne. Vous en savez certainement plus que moi sur les étapes conduisant à la mise en place d'une législation européenne sur le sujet.
Je suis en total désaccord avec une partie de vos propos. Je pense en effet que seul le code de travail permet de générer plus de droits et de protections pour les salariés.
Vous avez développé StaffMe Freelance pour les étudiants en statut d'autoentrepreneur sur des missions très courtes, mais vous avez aussi mis en place StaffMe Intérim. Vous constatez bien que les entreprises font état d'un besoin ponctuel, qui relève normalement de l'intérim. Comment envisagez-vous la concurrence entre la situation d'intérimaire et celle de l'autoentrepreneuriat ?
Le code du travail doit être enrichi, mais il ne doit pas se restreindre au travail salarié ; il devrait plutôt concerner les actifs, c'est-à-dire les personnes en activité.
Sur notre double activité de travail temporaire et de freelancing, nous nous plaçons du côté des personnes qui travaillent. Nous souhaitons laisser aux personnes le choix de leur statut et de la solution la plus adaptée à leur situation de vie. Du côté du freelancing, cela peut impliquer plus de flexibilité, des prestations plus courtes, mieux payées mais moins protégées. Du côté du travail salarié, les prestations sont plus longues, moins flexibles et moins bien rémunérées mais avec plus de protections.
La répartition se fait assez naturellement entre les deux activités, sans véritable situation de concurrence. Ces solutions sont très complémentaires entre, d'un côté, des prestations très courtes dans des domaines très définis et, de l'autre, des prestations plus longues. Ce constat correspond à nos intuitions initiales, malgré les oppositions que nous avons rencontrées de la part du secteur de l'intérim ; nous proposons les deux services au sein de notre société, qui peut être considérée comme un laboratoire à notre échelle.
Je vous remercie pour vos réponses très précises et très claires. Nous vous transmettrons peut-être d'autres questions. Je vous remercie également pour les réflexions plus larges que vous nous avez données sur l'Arpe et sur l'avenir du travail.
La commission d'enquête entend M. Jérôme Fournel, directeur général des finances publiques et Mme Carole Maudet, sous-directrice du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal au sein de la Direction générale des finances publiques.
Chers collègues, nous avons l'honneur de recevoir M. Jérôme Fournel, directeur général des finances publiques. Monsieur Fournel, nous vous souhaitons la bienvenue et vous remercions de votre présence aujourd'hui.
Je vous rappelle que notre commission d'enquête poursuit un double objectif. D'une part, il s'agit d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France etle rôle des décideurs publics de l'époque et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts. D'autre part, nous cherchons à évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France ou de l'ubérisation, ainsi que les réponses apportées et à apporter en la matière par les décideurs publics.
Votre audition intervient dans le cadre du second point qui nous intéresse car nous avons eu l'écho de certaines pratiques en matière fiscale de la part d'Uber ou d'autres plateformes qui nous interrogent quant aux conséquences du développement de l'ubérisation sur les finances publiques.
En premier lieu, le recouvrement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) pèse plutôt actuellement sur les chauffeurs Uber que sur la plateforme elle-même, y compris sur la part du chiffre d'affaires correspondant à la commission d'Uber. Par conséquent, le chauffeur, considéré comme un travailleur indépendant, se retrouve dans une situation financière pénalisante. Selon vous, est-ce une pratique légale et normale ? Si tel n'est pas le cas, l'administration fiscale a-t-elle engagé des poursuites contre Uber ou d'autres plateformes pour qu'elles acquittent elles-mêmes la TVA sur la partie correspondant à leurs commissions ?
Nos travaux nous ont également conduits à constater que dans certains secteurs, dont ceux du transport par VTC et de la livraison, les tribunaux ont souvent été amenés à requalifier les travailleurs indépendants en salariés en raison de l'existence d'un lien de subordination avec la plateforme. Dans ce cas, le chauffeur salarié peut-il obtenir le remboursement du montant de la TVA qu'il a acquitté à tort pour le compte de la plateforme ? Dans l'affirmative, comment doit-il procéder ? Quelles sont les conséquences pour la plateforme employeuse ? L'administration fiscale lui réclame-t-elle le paiement de la TVA due ?
En deuxième lieu, nous avons constaté que la société Uber a pu choisir d'installer son établissement principal aux Pays-Bas afin de réduire le montant de son impôt sur les sociétés. Ce sujet dépasse bien évidemment le champ des plateformes de type « Uber » et renvoie notamment aux Gafam. La société Uber a également créé aux Bermudes une filiale détentrice de brevets. Cette filiale lui permettrait d'éviter toute fiscalité sur les redevances versées au titre de l'utilisation de son application. Pouvez-vous évaluer le manque à gagner pour la France ? Cette pratique est-elle généralisée ou non parmi les plateformes d'emplois ? Que convient-il de mettre en œuvre, selon vous, pour éviter ce type de pratiques d'optimisation fiscale à l'avenir ?
Je rappelle enfin que l'audition ouverte à la presse est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. Avant de vous laisser la parole et d'entamer les échanges sous la forme de questions-réponses, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jérôme Fournel et Mme Carole Maudet prêtent serment.)
Je suis accompagné de Mme Carole Maudet, sous-directrice du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal au sein de la Direction générale des finances publiques (DGFiP).
Par essence, la DGFiP a pour rôle d'élaborer la loi fiscale à travers la Direction de la législation fiscale (DLF), puis d'asseoir l'impôt, de le recouvrer et de le contrôler. Dans le cadre de sa mission de contrôle, la lutte contre l'évasion et la fraude fiscales constituent des enjeux majeurs de souveraineté et de redressement des comptes publics. Il s'agit de priorités assumées par la DGFiP, y compris à l'égard des nouvelles activités économiques. En pratique, près de dix mille agents se chargent du contrôle fiscal. Un nombre plus important d'agents contribue naturellement à différentes étapes du contrôle. Le chiffre de dix mille agents vous apporte néanmoins un ordre de grandeur de notre mobilisation en tant que garant du civisme fiscal et de l'égalité devant l'impôt.
Avant d'entamer les échanges, je souhaite mettre en exergue plusieurs aspects. Premièrement, dans le cadre de l'internationalisation et la dématérialisation de l'économie, les sujets liés aux plateformes et à l'économie numérique restent majeurs. Nous avons connu des évolutions textuelles en la matière au cours des dernières années, dont certaines concernent directement Uber et d'autres sociétés de ce type. En effet, celles-ci ont désormais l'obligation de nous déclarer chaque année les revenus perçus par leurs chauffeurs. Nous disposons également d'outils de « listes noires » pour les sociétés les plus récalcitrantes. En tout état de cause, les plateformes sont concernées par des dispositions particulières dès l'étape déclarative.
Deuxièmement, le sujet des contrôles des acteurs numériques se joue à plusieurs niveaux, à savoir les contrôles exercés sous la conduite exclusive de la DGFiP et les contrôles multilatéraux menés par les administrations de différents pays. En effet, pour l'attribution du lieu de taxation de l'activité, c'est-à-dire la France ou l'étranger, il s'agit généralement d'un jeu à somme nulle. Nous devons donc trouver un accord avec nos partenaires. Cet impératif s'applique aussi bien aux contrôles multilatéraux des profits qu'aux accords préalables sur les prix de transfert, ces accords étant couramment demandés par les entreprises du secteur numérique afin de se sécuriser.
S'agissant de la TVA, je répondrai ultérieurement à vos questions concernant les règles particulières qui s'appliquent. Je dois néanmoins effectuer une mise en garde temporaire : certains éléments sont couverts par le secret fiscal. Je ne peux les apporter dans le cadre de la présente commission d'enquête ouverte à la presse mais les tiens à la disposition du président et de madame la rapporteure.
Précisément, dans le cas d'Uber, une double activité est en jeu, à savoir une activité d'intermédiation, d'une part, et une activité de prestation de service exercée par les chauffeurs, d'autre part. Ces deux activités sont assujetties à la TVA. Cependant, celle des chauffeurs est appréhendée de manière classique, tandis que l'autre dépend d'un régime particulier mis en place par l'Union européenne et fixé par la « directive TVA ». Ainsi, dans le cadre du régime d'autoliquidation de la TVA, le « bout de la chaîne » supporte le paiement de la TVA pour le compte de l'acteur intermédiaire chargé de la mise en relation.
Dans cette logique d'autoliquidation de la TVA, la prestation d'intermédiation revêt une valeur, donne lieu à une facturation et demeure elle-même soumise à la TVA. Toutefois, dans ce cas de figure, nous simplifions la logique de collecte de la TVA en recherchant la prestation d'intermédiation directement chez son bénéficiaire et non pas chez l'auteur de la prestation.
Nous sommes confrontés aux « carrousels de TVA » depuis de nombreuses années. Lorsque des prestations franchissent les frontières de l'Union européenne, nous éprouvons une certaine difficulté à appréhender ces dispositifs, notamment lorsque les acteurs intermédiaires sont nombreux. Dans le cadre d'un carrousel de TVA, le prestataire basé dans un certain pays réalise des ventes dans un autre pays, par exemple. La marchandise ou le service franchit alors la frontière à plusieurs reprises, donnant lieu à l'enregistrement de débits et de crédits de TVA à chaque occurrence. Les acteurs intermédiaires étant fréquemment des entreprises éphémères, les pays européens sont conduits à rembourser la TVA sans pouvoir en collecter la partie correspondante.
L'une des manières de lutter contre ces fraudes aux carrousels de TVA consiste à développer des logiques d'autoliquidation. En pratique, il est plus difficile de collecter la TVA auprès d'une société sise aux Pays-Bas qui effectue une prestation d'intermédiation. En revanche, le sujet est plus simple à appréhender au moment de la prestation finale, lorsque l'activité est directement localisée sur le territoire français.
De ce point de vue, la logique d'autoliquidation est protectrice des finances publiques. Selon le schéma habituel de la TVA, il s'agit de capter la valeur ajoutée de chaque prestation de la chaîne et d'établir la balance des débits et crédits des opérations de TVA. Dans le cadre de l'autoliquidation, l'enjeu est de se protéger des difficultés de recouvrement de la TVA induites par la localisation du prestataire à l'étranger ou par l'existence de chaînes d'intermédiation et la vitesse des opérations. Cette logique d'autoliquidation ne modifie rien sur le plan économique. La prestation d'intermédiation réalisée par la société Uber est effectivement taxée, bien que cette taxation s'effectue auprès du chauffeur, en tant qu'acteur redevable de la TVA.
Par ailleurs, la différence de traitement entre l'aspect fiscal et l'aspect social est loin d'être totale et ne s'applique pas uniquement au cas de la société Uber. Lorsque la question de la subordination constitue un point important de l'appréhension et l'appréciation de la relation économique, les décisions de justice relatives à Uber ont toutes porté sur des cas et des contrats particuliers. Les jurisprudences consécutives n'ont pas conduit au besoin de modifier la législation fiscale. Ces cas particuliers n'ont pas débouché sur une jurisprudence fiscale, dans la mesure où les jurisprudences ont émané, par exemple, de la chambre sociale de la Cour de cassation.
Dans le cas de la plateforme LeCab, la requalification en contrats de travail des contrats de service et des contrats commerciaux n'a pas été retenue et ce, après un examen très précis des faits et des obligations qui pèsent sur le chauffeur et qui sont imposées par la plateforme. Cet aspect évolue d'ailleurs dans la durée. Ainsi, la société Uber a modifié certaines conditions de ses contrats.
Parallèlement, la loi d'orientation des mobilités est venue fixer un certain nombre d'obligations. À l'examen des faits survenus entre 2013 et 2015, nous pourrions noter des différences de traitement des aspects sociaux et fiscaux. En réalité, sur le plan fiscal, il n'est pas nécessaire de modifier l'appréhension de la qualification ni, en conséquence, la perception de la TVA au titre de l'activité de chauffeur. À cet égard, l'Urssaf a adopté la même position, puisqu'elle n'a pas engagé de mouvement de cotisation. Il aurait d'ailleurs été étrange que la position fiscale évolue avant la modification du traitement des sujets sociaux.
En outre, de nombreux chauffeurs souhaitent rester des artisans autonomes et indépendants et refusent de basculer vers le statut du salariat. Quoi qu'il en soit, les contentieux engagés par des chauffeurs revendiquant un statut d'indépendants restent extrêmement rares. J'ajoute que les différences de situation ne sont pas propres à la plateforme Uber. Par exemple, les traducteurs-interprètes du ministère de la Justice sont des collaborateurs occasionnels du service public. Du point de vue social, un lien de subordination est reconnu pour ce qui les concerne. Pour autant, ces collaborateurs sont considérés comme relevant de la catégorie des bénéfices non commerciaux selon l'approche fiscale. Ils sont donc assujettis à la TVA.
Dans la durée, il existe donc une séparation entre la reconnaissance d'un lien de subordination sur le plan du droit du travail et ce qui est reconnu sur le plan fiscal en matière d'assujettissement à la TVA.
Je le confirme. Cependant, un lien de subordination avec l'employeur public est reconnu sur le plan social. Ces traducteurs-interprètes réalisent exclusivement des prestations pour le ministère de la Justice. Ils sont probablement soumis à des règles contraignantes au regard du secret des audiences. Leur lien de subordination est même fort. Cependant, il n'emporte pas de conséquence du point de vue fiscal. Leurs revenus sont considérés comme des bénéfices non commerciaux.
S'agissant des activités d'Uber, nous relevons que l'activité est exercée par Uber BV aux Pays-Bas. Initialement, Uber BV ne s'était d'ailleurs pas interposée. Les groupes tels qu'Uber changent fréquemment de forme en lien avec les règles fiscales et sociales et le droit du travail qui s'appliquent à eux. De manière générale, lorsque ces groupes s'agrandissent, ils créent des structures intermédiaires chargées de gérer un marché ou une série de marchés. En l'occurrence, les activités menées en dehors du continent américain ont été placées sous la houlette d'Uber BV. Plus récemment, d'autres évolutions de structure ont eu lieu, notamment à travers le lancement d'Uber Eats. Nous devons donc nous adapter à la volatilité de structure des groupes, laquelle peut avoir des conséquences fiscales importantes.
Par ailleurs, pour ce qui a trait à la localisation du profit, nous distinguons des activités de deux natures. Il s'agit d'une marque ou d'une licence rémunérée d'une part, et des activités support, comme le marketing, qui sont présentes dans les pays d'implantation d'autre part. La question est de déterminer le niveau de rémunération de ces activités au bénéfice de ces sociétés et la part des revenus à laisser remonter vers le centre.
Le débat entre les différents pays porte sur le niveau suffisant de redevance à laisser en France. Dans ce cadre, notre « rôle préféré » est de faire remonter la part de redevances qui doit revenir sur le territoire français pour y être fiscalisée. Bien entendu, mes homologues néerlandais tiennent une position rigoureusement inverse, d'où l'existence de différents types de résolution des conflits.
Il peut s'agir d'accords préalables sur les prix de transfert. La société Uber ne fait pas l'objet d'un tel accord préalable. En outre, le programme expérimental de l'Organisation européenne de coopération économique (OCDE), intitulé ICAP (International compliance assurance program), consiste à tenter de sécuriser a priori le niveau de redevance à plusieurs pays, couvrant l'ensemble des flux financiers de l'entreprise concernée lorsqu'elle opère dans plusieurs marchés.
L'autre solution de résolution des conflits prévoit de réaliser un contrôle multilatéral, afin d'éviter que les entreprises soumises à de multiples contrôles se voient opposer des positions incohérentes entre elles et fassent l'objet d'une double imposition. Les contrôles multilatéraux aboutissent parfois. Cependant, dans certains cas, les positions des pays sont trop antagonistes pour parvenir à un accord. À cet égard, la presse s'est faite l'écho de dissensions entre la France et différents pays d'une part, et les Pays-Bas d'autre part, s'agissant des niveaux de redevance acceptables. Ces divergences peuvent perdurer et ne débouchent pas nécessairement sur un accord in fine.
C'est la raison pour laquelle le gouvernement français a appuyé les démarches de l'OCDE qui visent à mettre en place des outils de fiscalité internationale instaurant des règles « a priori ». Je pense notamment à la règle qui s'applique aux entreprises internationales du secteur numérique qui prévoit qu'au-delà d'un niveau de profit de 10 %, 25 % sont répartis entre les pays de destination où se trouvent les consommateurs. Ces règles « a priori » permettent d'éviter des négociations bilatérales ou multilatérales au cas par cas. Le pilier 1 de l'OCDE fait actuellement l'objet de discussions dans ce cadre. Pour sa part, le pilier 2 est en cours de mise en place et a pour objectif de se prémunir des zones de non-fiscalisation complète en dessous de 15 %.
Dans quelle mesure la France accorde-t-elle une priorité aux négociations en cours au sein de l'OCDE au titre de son action diplomatique et multilatérale ? Est-ce un sujet porté auprès de nos partenaires ? A-t-il été placé au cœur de la présidence française de l'Union européenne ?
La visualisation multilatérale du problème s'est avérée progressive. Tous les pays perçoivent désormais le problème de fiscalisation des entreprises multinationales, aussi bien en matière de lieux de répartition des profits qu'en matière de niveau de fiscalisation, ce qui renvoie à la question des « paradis fiscaux ».
Dans le cadre des initiatives successives portées par l'OCDE et relayées à plusieurs reprises par les dirigeants du G7 et du G20, la France a joué un rôle extrêmement actif dans la conception du dispositif, à travers les nombreuses participations aux groupes de travail de l'OCDE.
S'agissant du pilier 2, plusieurs groupes de travail sont en cours afin de définir les règles fines de fonctionnement des systèmes de déclaration des grandes entreprises françaises et la manière de recueillir les informations des grandes entreprises étrangères qui opèrent sur le marché français. L'objectif est de s'assurer que la redevance des 15 % est bien perçue. Pour ma part, j'ai confiance dans les systèmes de reporting et je considère ne pas avoir besoin de reproduire des contrôles en aval.
En outre, la France a relancé le débat à plusieurs reprises sur ces différents sujets, notamment dans le cadre d'un chantier ayant duré plusieurs années. Des moments de « creux » ont nécessairement eu lieu au gré des évolutions politiques des différents pays. Les interventions françaises ont permis de poursuivre les initiatives, notamment sur le pilier 2. En tout état de cause, le travail de l'Union européenne a permis d'adopter des directives, lesquelles ont été transposées rapidement en France.
Ainsi, dans le cadre de l'adoption d'un projet de directive européenne, des difficultés ont parfois été rencontrées avec la Hongrie, la Pologne et l'Irlande. La France a alors annoncé son intention de mettre en œuvre le pilier 2 y compris en l'absence d'accord. Dans un communiqué de presse piloté par la France, plusieurs pays ont fait part de la même position, ce qui a conduit les autres à se rallier au projet de directive. En effet, si la France et ses partenaires avaient déployé le pilier 2 de l'OCDE, ils auraient capté directement une partie de la sous-fiscalisation y compris celle localisée dans des filiales lointaines. Mécaniquement, la France aurait donc prélevé de la « matière fiscale » à des pays qui n'auraient pas appliqué le pilier 2 de l'OCDE. Son annonce a donc incité tous les pays à aller de l'avant. S'agissant du pilier 1, un accord multilatéral demeure nécessaire car il est impossible de répartir les profits entre les pays si l'intégralité de ces derniers n'est pas impliquée.
En pratique, les travaux relatifs au pilier 2 ont progressé pour aboutir à la phase actuelle de mise en œuvre. Demain, je participerai à une réunion au titre de ma fonction de vice-président du forum des administrations fiscales de l'OCDE. Nous évoquerons à cette occasion la mise en œuvre concrète du pilier 2 et des besoins d'appui de certains pays, dont ceux dont les administrations sont les moins susceptibles de s'embarquer rapidement dans ce pilier. Plus généralement, la France porte continuellement ces sujets dans toutes les instances.
Les équipes de la sous-direction de l'international participent aux différents groupes de travail de l'OCDE. Ces derniers sont chargés de définir la norme et les échanges d'informations à mettre en place. La DGFiP a même créé une direction de projet spécialisée dans la réforme de la fiscalité internationale, ce qui traduit ses priorités.
La France a donc adopté une approche de quasi-désobéissance européenne en faisant « cavalier seul » pendant un certain temps, ce qui pourrait plaire à certains de nos collègues.
En l'occurrence, il s'agit davantage d'une approche de pionnier.
Je propose de dissocier les questions relatives à l'impôt sur les sociétés et celles de la TVA. Les Uber files ont révélé qu'Uber éludait complètement ses obligations fiscales non seulement grâce à une forme de bienveillance de l'administration néerlandaise mais également à travers son système de filiales, dont la filiale détentrice des brevets. Implantée aux Bermudes, celle-ci évitait à Uber toute fiscalité sur les redevances liées à l'utilisation de son application. Au total, plus de 500 millions de dollars d'impôts auraient été évités par Uber.
Que pensez-vous de cette stratégie d'optimisation fiscale ? Comment la DGFiP a-t-elle pu l'analyser ? À quel moment avez-vous été informés de cette stratégie d'optimisation fiscale, sachant qu'Uber est présent en France depuis plus de dix ans ? Quelle action la DGFiP a-t-elle pu engager concernant l'impôt sur les sociétés ?
Vous avez par ailleurs évoqué les approches nécessaires de contrôle multilatéral. Concrètement, quelles procédures ont-elles été engagées et quels résultats avez-vous pu obtenir en droits et en pénalités ? Quelles ont été les issues des procédures ? Ont-elles donné lieu à des redressements fiscaux, des contentieux judiciaires d'intérêt public ou des recours juridiques ?
En outre, la DGFiP a-t-elle effectué une analyse du manque à gagner pour les caisses de l'État ? Avez-vous pu accéder à des éléments précis concernant l'évaluation du chiffre d'affaires d'une société comme Uber en France ?
Ces questions relatives à l'impôt sur les sociétés nous intéressent fortement. Cependant, notre commission d'enquête parlementaire travaille plus globalement sur l'ubérisation de l'économie. À cet égard, le manque à gagner pour l'État résultant des stratégies d'optimisation fiscale ne concerne pas uniquement la plateforme Uber.
En résumé, qu'avez-vous pu récupérer dans les caisses de l'État et comment évaluez-vous le manque à gagner ? Où en sont les procédures engagées à l'égard de la plateforme Uber ou d'autres plateformes ?
À cet égard, vous nous avez indiqué que vous nous fourniriez ultérieurement un certain nombre de documents confidentiels.
Les sujets de la localisation de l'éventuel impôt sur les bénéfices, d'une part, et les questions de la fiscalisation du chiffre d'affaires au titre de la TVA, d'autre part, sont en pratique fortement imbriquées. En effet, la TVA représente en masse un montant plus élevé dans les caisses de l'État que l'impôt sur les sociétés. En matière de rendement fiscal, nous ne misons pas sur les résultats des jeunes entreprises au titre de leurs premières années d'exercice. Nous misons davantage sur les entreprises plus matures, dont les revenus sont plus consistants et pour lesquelles la taxation et la localisation de ces derniers prennent davantage d'importance.
Dans le cas d'Uber, notre premier défi a consisté à obtenir des informations et à éviter qu'Uber ne crée une économie « grise » ou « noire » échappant à la fiscalité, que ce soit au niveau de la part des commissions d'intermédiation devant être assujettie à la TVA ou au niveau des revenus des chauffeurs.
Nous nous sommes focalisés sur la recherche de ces informations, y compris auprès de nos interlocuteurs néerlandais. La DGFiP se montre habituellement réactive pour traiter les questions afférentes aux nouveaux arrivants, notamment lorsque ceux-ci présentent, comme Uber, une taille significative et une forte croissance. Ainsi, nous retrouvons la trace de contrôles dès le milieu des années 2010, y compris dans le cadre de décisions de justice.
En d'autres termes, nous nous sommes intéressés à la société Uber dès le démarrage de son activité en France sous l'angle déclaratif. Au regard du faible volume d'informations à notre disposition, nous avons rapidement engagé des perquisitions fiscales. À travers ces outils, la direction nationale des enquêtes fiscales se projette dans les entreprises pour appréhender des éléments de fait. À titre d'information, nous réalisons environ deux cents perquisitions fiscales par an. Dans ce cadre, nous examinons les sujets de localisation de l'activité et des établissements. Ce type d'éléments nous permettent de caractériser un établissement stable ou d'obtenir des données de coûts et de comptabilité qui s'avèrent utiles pour évaluer le niveau de redevance.
En l'espèce, nous avons été censurés sur notre procédure de perquisition fiscale au sein d'Uber par une décision de justice défavorable à la DGFiP. Ce type de procédures est fortement encadré. Or une erreur avait été commise. Précisément, un représentant de l'entreprise doit être présent lors de la perquisition fiscale. Or le procès-verbal dressé par les enquêteurs n'en mentionnait aucun.
Elle a été engagée en juillet 2015. Par la suite, nous avons effectué des contrôles multilatéraux. En pratique, la majorité des grandes entreprises comme Uber sont contrôlées quasiment en permanence. Il est même rare qu'une période de trois ans ne fasse l'objet d'aucun contrôle de la DGFiP. Nous vérifions en permanence la réalité de l'activité et des déclarations de ces entreprises. Cependant, cette approche ne résout pas tous les problèmes, d'où les démarches engagées au sein de l'OCDE.
En tout état de cause, le traitement des questions de fixation des niveaux de redevances prend du temps, comme l'affaire McDonald's l'a récemment attesté. Cette affaire a débouché sur une convention judiciaire d'intérêt public ; les débats avec cette entreprise ont duré une dizaine d'années.
Plus généralement, nous nous efforçons d'utiliser tous les outils à notre disposition, dont le plus intrusif, c'est-à-dire la perquisition fiscale. Celle-ci demeure néanmoins inutile si aucun document n'est à saisir dans l'entreprise concernée. De plus, cette procédure est soumise à des contraintes particulières. Lors d'une perquisition fiscale dans un grand groupe français de luxe, nous avons perdu en première instance au titre des règles de la perquisition, le juge ayant estimé que nous n'avions pas apporté suffisamment d'éléments de suspicion et de présomption justifiant la démarche. La Cour de cassation nous a donné raison in fine. Quoi qu'il en soit, ces procédures sont lourdes et complexes et sont placées sous le regard du juge, lequel s'assure que l'atteinte à la liberté que constitue la perquisition est correctement proportionnée.
En juillet 2015, la perquisition a donc été censurée par une décision de justice au motif de l'absence de citation d'un représentant d'Uber dans le procès-verbal. Vous réalisez des contrôles pour toutes les périodes de trois ans d'exercices. Quelles ont donc été les perquisitions effectuées par la suite et quels ont été leurs résultats ?
Vous avez évoqué un sujet parallèle avec l'Urssaf. Celle-ci a effectué un contrôle et était en mesure de mettre Uber en demeure. En définitive, le processus a « avorté » en raison d'une faute de procédure de l'Urssaf. Nous retrouvons la même situation pour ce qui concerne les impôts. Le citoyen qui observe ces éléments s'interroge nécessairement sur les manquements de l'État à l'égard de ce type de plateformes.
D'autres contrôles ont eu lieu par la suite. J'ai évoqué le contrôle de 2014 car il a fait l'objet d'une décision de justice. Il est donc clos et public, d'une certaine manière. Dans un cadre couvert par le secret fiscal, je pourrai vous donner des éléments complémentaires sur les contrôles et les redressements effectués ou en cours. Malheureusement, je ne suis pas autorisé à m'exprimer sur ces aspects dans le cadre de la présente audition.
Je tiens par ailleurs à souligner que notre objectif vis-à-vis d'une société dont le niveau de profit n'est pas l'élément principal au démarrage de son activité est d'obtenir des informations concernant le nombre de chauffeurs, le volume d'activité, etc. Le cas échéant, ces informations pouvaient être obtenues dans le cadre de contrôles multilatéraux ou d'échanges de données entre administrations. En l'espèce, l'échange d'informations avec l'administration néerlandaise nous a permis de connaître la volumétrie du chiffre d'affaires et des chauffeurs sollicités, ce qui évite la création d'une zone de non-droit fiscal en matière de TVA et de revenus des chauffeurs.
Ainsi, nous avons formulé plusieurs centaines de demandes administratives. Ne doutez pas de la volonté de l'administration fiscale de rechercher le plus grand volume d'informations auprès d'Uber ou d'autres groupes. Nous pourrons vous communiquer la liste des demandes d'informations que nous avons soumises auprès de groupes étrangers, dont des plateformes. Plusieurs centaines de demandes d'assistance administrative ont été formulées auprès des administrations des entités principales concernées, c'est-à-dire Uber BV.
Nous étudions également les délais de réponse que l'on nous oppose. Dans le cas d'Uber, les délais de réponse de l'administration néerlandaise ont été relativement longs, notamment au sujet d'Uber BV. Ces délais ont parfois dépassé un an et se sont étendus à deux ans et demi, dans le cadre d'une réponse à une simple demande d'information. Cet aspect de lenteur de l'assistance administrative montre la limite de notre capacité d'action et ne vise pas uniquement l'administration néerlandaise.
En 2017, Uber payait 1,4 million d'euros d'impôt. En 2021, la presse nous rapporte que ce montant était de 7 millions d'euros. Votre administration a-t-elle pu évaluer le montant d'impôt que la société Uber devrait payer, ainsi que le montant d'impôt prévu pour 2022 ?
Nous n'effectuons pas d'évaluation d'un éventuel manque à gagner. Dans le cadre de nos contrôles et de nos échanges, nous avons pu aboutir à un niveau de redevances que nous estimons convenable. Nous pourrons vous transmettre des éléments qui montrent ces niveaux de redevance et les interrogations qui peuvent demeurer en la matière. S'agissant du niveau des profits, il ne faut pas s'attendre à des niveaux colossaux.
Par essence, les plateformes sont constituées de cascades de sociétés. En l'espèce, la société Uber BV est la filiale néerlandaise de la société américaine Uber. Les stratégies d'évitement, d'évasion ou de localisation de trésorerie dans des paradis fiscaux et dans des États à fiscalité privilégiée ne concernent parfois pas l'assiette française de l'impôt mais l'assiette globale européenne. Pour ce qui concerne les sujets de profit, nous nous assurons que la rémunération de l'activité française, qui se traduit par une redevance payée par la société néerlandaise, se situe au niveau où nous sommes en droit de l'attendre.
Je vous propose d'élargir la réponse au sujet des groupes. Aujourd'hui, en lien avec les piliers 1 et 2 de l'OCDE et la réforme de la fiscalité internationale des sociétés multinationales, nous sommes régulièrement interrogés par ces dernières. Parfois, ces sociétés nous sollicitent pour mettre en place un accord sur les prix de transfert.
Historiquement, dans le cadre de l'OCDE, il s'agit fréquemment d'activités de type « cost plus » : aux coûts des filiales de distribution et de support local s'ajoute une marge à négocier au regard des pratiques du secteur économique afin de déterminer la rémunération localisée en France du bénéfice.
Dans certains cas, nous contestons cette pratique du « cost plus ». Au regard de la logique de fiscalisation internationale de type « partage des bénéfices », qui est en germe dans le pilier 1, nous raisonnons en termes de « division de la marge » afin de fixer la redevance. Le principe est celui du partage de la marge en fonction des marchés de destination, du support ou du lieu des brevets, des licences et de la marque ou encore du « quartier général » de l'entreprise.
Ces débats sont conduits entreprise par entreprise et nécessitent de bons arguments. La production de richesse est réalisée en France et n'existe pas in abstracto hors du territoire dans lequel le service est produit. Dès lors, il convient d'adopter une logique de « profit split » entre les activités en France et les activités des maisons-mères. Nous nous efforçons de promouvoir cette logique auprès des entreprises du secteur numérique.
Une autre convention judiciaire d'intérêt public a d'ailleurs porté sur Google en 2019. Une fois de plus, le sujet portait sur le niveau de rémunération permettant de s'assurer que la France récupère une part importante de la fiscalité, en lien avec la logique de partage global de marge, et non pas de « cost plus », soit les coûts assortis d'un petit supplément.
À chaque cas de ce type, je dois mener un débat avec mes homologues étrangers, qui arguent que les brevets et licences localisés dans leurs pays permettent à l'activité de se déployer en France. Ces questions se trouvent donc au cœur de nos discussions de manière permanente. À ce titre, les équipes du service juridique et du contrôle fiscal cherchent en permanence à localiser la part de profit la plus importante en France. Toutefois, si l'évasion fiscale se produit par ailleurs dans un autre pays, je ne peux connaître son existence et ne peux contrôler Uber BV.
Nous travaillons également sur la mise en place d'accords préalables en matière de prix de transfert (APP) entre autorités fiscales compétentes. La signature d'un APP peut parfois prendre deux à trois ans. En revanche, cette solution offre une sécurité juridique. Pour les finances publiques, il s'agit même d'une solution « gagnant-gagnant ». Les APP mis en place sur trois ou six ans assurent des rentrées fiscales certaines et sécurisent les processus.
Notre échange est frustrant, dans la mesure où nous ne parvenons pas à évaluer le montant des sommes qui arrivent dans les caisses de l'État du fait d'Uber, des autres plateformes et de l'ubérisation. Il nous manque cette estimation. Comment évaluons-nous les déficits dans le cadre de la négociation avec nos partenaires ? Je conçois la complexité de la situation. Toutefois, s'agissant de la question des paradis fiscaux, je considère pour ma part que la France est très loin d'avoir mené la bataille qui aurait dû être la sienne.
En tout état de cause, nous vous transmettrons tous les éléments chiffrés nécessaires. Je ne peux les fournir dans le cadre de l'audition d'aujourd'hui. Précisément, nous pourrons vous communiquer les montants déclarés, les différents contrôles réalisés et la hausse du niveau de bénéfice fiscalisé en France, ainsi que ce que nous pouvons percevoir dans la durée. Dès lors que nous évoquons des contrôles et des chiffres précis, les éléments sont tenus par un principe de confidentialité.
Je pourrai également vous remettre les éléments de volumétrie présents dans les déclarations de la plateforme Uber, tout comme le nombre de chauffeurs et de livreurs déclaré par Uber et Uber Eats. L'entreprise Uber est d'ailleurs un bon déclarant du dispositif adopté par les plateformes en 2018. Désormais, le taux de qualité des déclarations est de très bon niveau pour les entreprises comme Uber. L'information fait ainsi l'objet d'un reporting rigoureux.
Les différentes révélations des Uber files nous apportent quelques déclarations. Ainsi, M. Mark MacGann, lobbyiste à l'origine de ces révélations, exprimait la crainte suivante : « Notre structure fiscale en termes de politique européenne pure est le talon d'Achille de l'entreprise ».
Uber avait la volonté de créer une diversion en se défaussant sur ses chauffeurs en ouvrant le débat sur la TVA de ces derniers. Uber souhaitait ainsi donner un « os à ronger » aux autorités fiscales en leur proposant de collecter les taxes directement auprès des chauffeurs. Il s'agissait donc de focaliser l'attention sur la question de la TVA, qui demeure un sujet extrêmement important par ailleurs.
Le rendement fiscal de la TVA étant plus élevé et plus immédiat, l'État n'a-t-il pas eu la volonté de se concentrer sur cette taxe plutôt que sur les démarches relatives au volet des profits, qui nécessitent des accords préalables et des contrôles multilatéraux avec les autres autorités ? En d'autres termes, Uber avait intérêt à focaliser l'attention de l'autorité fiscale sur la question de la TVA. Comment la DGFiP a-t-elle pu gérer ses priorités au regard de ces éléments ?
J'ignore si nous avons eu une volonté délibérée. Par essence, nous contrôlons tous les impôts, que ce soit l'impôt sur les sociétés ou la TVA. Le sujet de la TVA et celui des chauffeurs n'étaient pas négligeables, au regard du grand nombre de chauffeurs et de la masse financière conséquente et ce, indépendamment du niveau de bénéfice de l'entreprise Uber. À ce titre, les deux sujets de l'impôt sur les sociétés et de la TVA restaient complexes à appréhender. Entre 2013 et 2019, l'accès aux données ne s'inscrivait pas dans le cadre juridique que nous connaissons aujourd'hui, avec l'obligation de déclaration des revenus versés par la plateforme Uber aux chauffeurs.
En outre, le sujet des VTC dépassait le périmètre d'Uber. Il s'agissait également d'éviter qu'une économie « grise » ou « noire », c'est-à-dire une économie plus difficile à appréhender, se développe. Je ne crois pas que les administrations fiscales aient été manipulées par Uber, sachant qu'une perquisition fiscale prévoit d'aborder tous les sujets et de récolter l'ensemble des informations.
Lors de notre première perquisition, nous cherchions aussi bien les informations de coûts, de localisation des activités et de justification éventuelle de capacité à taxer les bénéfices des établissements présents en France que les informations relatives aux chauffeurs rémunérés par Uber en France. Rien ne me laisse penser que nous avons été coupables de faiblesse.
Abordons à présent le sujet de la TVA. Afin de minimiser son impôt, la société Uber a toujours affirmé qu'elle n'était pas une société de transport mais une simple opératrice de plateforme numérique mettant en relation les usagers et les chauffeurs et qu'il revenait à ceux-ci, en leur qualité d'entrepreneurs indépendants, de supporter seuls la TVA.
Or la décision de la Cour de justice de l'Union européenne de 2017 a qualifié Uber de société de transport et non de plateforme d'intermédiation. Cette décision a-t-elle modifié la position de l'administration fiscale, notamment en matière de collecte de la TVA ? À cet égard, plusieurs contrôles opérés par votre administration ont montré que certains chauffeurs ne produisaient pas toujours leurs déclarations. Pouvez-vous faire le point sur les contrôles liés à la TVA pour ce qui concerne Uber et les chauffeurs de VTC ?
En premier lieu, la règle qui s'applique dans le fonctionnement de la TVA, y compris au niveau européen, est celle de la logique d'autoliquidation. Celle-ci concerne également de multiples plateformes ou prestations de service à distance.
La TVA est un impôt relativement « ductile » : qu'elle soit appréhendée chez le consommateur ou chez le collecteur final, qui aura majoré sa facture du montant de la TVA, les termes économiques ou financiers restent globalement inchangés. Cet aspect nous rend donc « agnostiques » sur ce sujet car la même masse d'argent est payée et le même prix est supporté par le consommateur in fine. Le consommateur supporte la TVA de sa course au titre du prix du transport et au titre de la commission d'intermédiation qui revient à Uber.
Par ailleurs, la TVA peut bénéficier d'un abattement de base pour les chauffeurs qui perçoivent de faibles revenus. L'article 239 B du code général des impôts permet d'accéder à un régime de franchise en base de TVA et de ne pas facturer cette dernière dès lors que le chiffre d'affaires ne dépasse pas le seuil de 34 400 euros pour les prestations de services réalisées l'année passée. En revanche, ce régime ne permet pas au chauffeur de déduire la TVA sur ses achats. Nous pourrons vous apporter des éléments chiffrés sur ce sujet.
Le développement massif de l'activité d'Uber s'est effectué dans des conditions peu régulières au démarrage, d'où la loi d'orientation des mobilités. Dans ce cadre, nous avons diligenté 1 700 contrôles afin d'identifier les acteurs qui ne remplissaient pas leurs obligations fiscales. Le fait que la société Uber préfère ce système d'autoliquidation de la TVA pour sa simplicité et pour s'exonérer d'obligations administratives et fiscales est probable. Cependant, ce système est conçu pour simplifier les démarches de paiement de la TVA mais également pour simplifier le contrôle de ses activités.
Vous semblez décrire l'autoliquidation comme un artifice administratif et semblez indiquer qu'Uber paie la TVA in fine, bien que, par voie de simplification, ce sont bien les chauffeurs qui s'en acquittent. Pour autant, dans le débat public et selon les critiques exprimées à l'égard d'Uber, cette société fait supporter un coût supplémentaire à ses chauffeurs. Si l'entreprise payait directement la TVA, les chauffeurs obtiendraient un gain. En d'autres termes, vous paraissez décrire l'autoliquidation comme une opération neutre et simplement administrative alors que la problématique porte sans doute sur un transfert financier entre les chauffeurs et Uber.
Bien entendu, le fait de faire supporter la fiscalité par un acteur n'est pas totalement neutre et peut influer sur le rapport de force, ce dernier étant globalement défavorable aux chauffeurs. Ce sujet n'est pas neutre dans la fixation du prix ou de la commission d'intervention. Le rapport de force économique est si déséquilibré que la TVA est globalement imputée sur la marge du conducteur.
J'ignore le bon prix d'une course et de la rémunération des chauffeurs d'Uber. Nous pourrions effectivement imaginer un niveau de prix plus élevé afin d'intégrer le paiement de la TVA. J'indique simplement que dans le cas d'un rapport de force équilibré, l'endroit où la TVA doit être appréhendée importe peu.
Si vous demandiez à la société Uber de s'acquitter de la TVA directement, elle prendrait une marge plus importante sur les chauffeurs.
Il est quand même particulièrement choquant que la TVA payée par les chauffeurs soit imputée sur le prix de la course, mais également sur la commission prélevée par Uber. La DGFiP pourrait estimer que, pour ce qui concerne la commission prélevée par la plateforme, la situation soit différente entre le chauffeur et Uber.
Il existe bien deux TVA. Je distingue celle qui est liée à la prestation de service de transport. En règle générale, elle est réglée par le consommateur final car il bénéficie de la prestation. Le prix de la course est bien majoré de la TVA. Il est normal qu'elle soit acquittée par le chauffeur. L'autoliquidation porte bien sur la commission d'intervention de la plateforme. En effet, cette commission est autoliquidée par le chauffeur. Le restant est liquidé dans des conditions normales par le chauffeur et le client.
Le seul aspect particulier réside donc dans le fait que la commission est autoliquidée par le chauffeur et non pas par Uber. Je rappelle que le régime d'autoliquidation n'a pas été conçu pour Uber mais pour de nombreux secteurs de l'économie et dans le but de lutter contre la fraude. Quel que soit le rapport de force entre le chauffeur et Uber, les mêmes flux financiers peuvent se retrouver in fine. Tout dépend de la capacité des chauffeurs à imposer un prix supérieur.
Le Parlement européen a adopté une préconisation visant à instaurer une présomption de salariat des travailleurs des plateformes. Le débat en la matière poursuit son cours. Si la directive est définitivement adoptée par le trilogue et transposée en droit français, Uber deviendrait employeur et les chauffeurs de VTC salariés. En quoi ce changement faciliterait-il la collecte de l'impôt et son contrôle ?
Il m'est difficile de me prononcer à ce stade. S'ils deviennent salariés, les chauffeurs déclareront l'ensemble de leurs revenus en salaires et non plus en bénéfices industriels et commerciaux. Ils n'auront plus à payer de TVA sur leurs opérations de transport. En outre, la société Uber BV sera redevable de la TVA en France au titre des distances parcourues par ses salariés présents sur notre territoire. Nous retrouvons ainsi le régime classique d'une entreprise.
En revanche, il n'est pas certain que ce changement apporte davantage de transparence. Récemment, des guichets uniques ont été mis en place au niveau européen pour le paiement de la TVA sur des prestations de services. Uber pourrait intégrer ce cadre, auquel cas l'administration fiscale néerlandaise collecterait la TVA à l'aide de son guichet unique et la redistribuerait aux différents pays dans lesquels Uber BV possède des salariés.
Ce système existe d'ores et déjà. Nous collectons de la TVA pour d'autres pays européens. La réciproque est également vraie. Pour l'heure, nous travaillons sur le bouclage d'ensemble de ce système relativement récent. J'ajoute que, dans le réseau de la DGFiP, nous avons mis en place un service chargé du point d'entrée unique sur les questions de TVA. Enfin, il s'agirait, le cas échéant, d'examiner le schéma juridique en détail.
J'ai l'impression que la majorité des questions qui se posent à vous concernant la fiscalité des grandes plateformes numériques ne portent pas véritablement sur la légalité ou l'illégalité de leur comportement mais davantage sur le manque de normes multilatérales européennes. S'agit-il d'une mauvaise lecture de ma part ?
Non. Nous effectuons de nombreux contrôles et appliquons de fréquents redressements à ces entreprises. Le grand public n'en est pas nécessairement informé. Les entreprises préfèrent habituellement nous régler ce qu'elles nous doivent, quitte à demander un dispositif de sécurisation par la suite. D'ailleurs, l'acceptation du redressement ne conduit pas automatiquement à un accord préalable plus favorable en matière de prix de transfert car nous cherchons à rester cohérents dans notre politique de fiscalisation.
La complexité est intrinsèque au sujet du prix de transfert car il n'existe pas de vérité absolue en la matière. Le fait de rémunérer une marque, une licence, un brevet ou un réseau de distribution à un niveau donné dépend d'un jugement de valeur qui n'est pas uniquement juridique. Ce jugement est aussi économique. L'analyse doit être menée au cas par cas. C'est la raison pour laquelle les règles de l'OCDE nous intéressent particulièrement, dans la mesure où elles constituent un référentiel plus rigide, donc plus sécurisant pour les entreprises et les administrations fiscales.
Cette question n'est pas simplement issue du secteur numérique. Une politique de prix de transfert sert à déterminer la manière de rémunérer des actifs présents dans les différentes filiales d'un groupe, ainsi que les actifs immatériels de la société mère. Parfois, les parlementaires s'étonnent des négociations engagées par l'administration fiscale. En pratique, les questions de prix de transfert restent complexes. L'équilibre pertinent de notre point de vue d'administration fiscale et du point de vue de l'entreprise n'est pas toujours aisé à trouver. Il ne s'agit pas d'une faiblesse de notre part.
Nous vous remercions. Naturellement, nous serons intéressés par les documents que vous nous transmettrez ultérieurement. Nous veillerons bien entendu à respecter les règles de confidentialité pour la publication du rapport. Nous vous soumettrons probablement des questions supplémentaires sur ces sujets complexes et intéressants. Je vous souhaite une excellente journée.
La séance s'achève à treize heures dix.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Benjamin Haddad, M. Alexis Izard, Mme Danielle Simonnet, M. Frédéric Zgainski
Excusés. – Mme Anne Genetet, Mme Béatrice Roullaud, M. Charles Sitzenstuhl