Jeudi 30 mars 2023
La séance est ouverte à douze heures.
(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)
La commission d'enquête entend, à huis clos, Mme Alice Navarro, directrice adjointe de l'Agence française anticorruption, ancienne conseillère juridique du directeur général du Trésor et référente déontologue et alerte de la direction générale du Trésor du ministère de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique.
Mes chers collègues, nous avons l'honneur d'accueillir Mme Alice Navarro, en sa double qualité de directrice adjointe de l'Agence française anticorruption (AFA) et d'ancienne conseillère juridique et référente déontologue et alerte de la direction générale du Trésor du ministère de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique.
Madame Navarro, nous vous souhaitons la bienvenue et nous vous remercions de vous être rendue disponible pour participer à cette audition, qui, je le précise, se déroule à huis clos pour faciliter nos échanges sur des aspects parfois confidentiels. Un compte rendu sera donc établi et diffusé après votre relecture et accord.
Vous le savez, à partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber Files : s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine, datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes, réservé jusqu'alors aux taxis.
Dans ce contexte, notre commission d'enquête a deux objectifs. D'une part, elle a pour objet d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s'implanter en France et le rôle des décideurs publics de l'époque, ainsi que d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts. D'autre part, elle a pour ambition d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber – l'ubérisation – en France et les réponses apportées et à porter par les décideurs publics en la matière.
Votre audition s'inscrit davantage dans le champ de notre premier sujet, compte tenu de votre fonction de directrice adjointe de l'AFA, mais également de votre expérience en tant qu'ancienne référente déontologue et alerte au ministère de l'Économie.
En premier lieu, nous souhaiterions que vous nous rappeliez brièvement les missions de l'AFA, en nous précisant si elle a déjà été confrontée à des cas de corruption, de trafic d'influence, de prise illégale d'intérêt, de détournement de fonds publics ou de favoritisme impliquant des plateformes numériques telles qu'Uber ou d'autres.
Dans l'affirmative, pouvez-vous nous indiquer la nature des faits suspicieux, l'objet des contrôles réalisés, les plateformes concernées, les suites données par l'AFA, et, le cas échéant, par le procureur puis le juge pénal ?
Au cours de nos auditions, plusieurs témoignages ont indiqué que la plateforme Uber aurait soudoyé des chauffeurs VTC pour conduire des manifestations ou des actions violentes. Cela entre-t-il dans le champ de compétences de l'AFA ?
J'ai par ailleurs noté que des administrations comme des entreprises peuvent solliciter l'expertise de l'AFA : de quel type d'expertise s'agit-il ? Des administrations ou des entreprises vous ont-elles déjà saisie pour des problématiques relevées dans le secteur des plateformes numériques ?
En deuxième lieu, en tant qu'ancienne référente déontologue au sein du ministère de l'Économie, pouvez-vous nous indiquer votre rôle et les moyens dont vous disposiez pour former les agents de l'État à leurs obligations déontologiques et, le cas échéant, pour les rappeler à l'ordre ?
De façon plus générale, quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées en tant que déontologue du ministère de l'Économie ? Quelles seraient vos recommandations pour améliorer les règles et pratiques en vigueur afin de favoriser la transparence dans les rapports entre représentants d'intérêts et décideurs publics ?
Je vous remercie d'avance pour la qualité de vos réponses. Avant de vous laisser la parole pour vous présenter en quelques minutes, répondre à ces premières interrogations et entamer les échanges, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. ».
(Mme Alice Navarro prête serment.)
Je vous présenterai tout d'abord les missions de l'AFA, qui a été créée par la « loi Sapin 2 » de 2017. C'est un service à compétence nationale placé sous la double tutelle du ministre de la Justice et du ministre chargé du Budget. Elle a pour mission principale d'aider les autorités compétentes et les personnes qui y sont confrontées à prévenir et à détecter les faits de corruption, de trafic d'influence, de concussion, de prise illégale d'intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme – soit les délits d'atteinte à la probité, même si j'évoquerai souvent, par facilité de langage, la notion de corruption.
Afin d'assurer cette prévention, la loi impose aux acteurs économiques de mettre en place un dispositif de prévention de la corruption, qui repose sur des mesures et des procédures définies dans la loi. Elles sont au nombre de huit et ne concernent que les entités de plus de 500 salariés et dont le chiffre d'affaires est supérieur à 100 millions d'euros. Ces acteurs économiques doivent mettre en place un code de conduite, un dispositif d'alerte interne, une cartographie des risques, des procédures d'évaluation de la situation de leurs clients et fournisseurs – que l'on appelle les procédures d'évaluation d'intégrité des tiers –, des procédures de contrôle comptable, de contrôle interne et de contrôle externe, un dispositif de formation destiné aux cadres et aux personnels les plus exposés, un régime disciplinaire et un dispositif de contrôle et d'évaluation interne de la mise en œuvre de l'ensemble de ces mesures.
En application de la loi, les acteurs publics ont également l'obligation de mettre en place un dispositif : sont concernés les administrations de l'État, les collectivités territoriales et leurs établissements publics, les sociétés d'économie mixtes et les associations et fondations reconnues d'utilité publique. Pour autant, le législateur n'a pas fixé un cadre méthodologique, soit une liste de mesures et de procédures à mettre en œuvre. Si l'AFA dispose du pouvoir de contrôler ces acteurs publics, lorsqu'elle le fait, elle s'assure en réalité que l'ensemble des dispositifs qui s'appliquent déjà aux acteurs publics – par exemple, l'ensemble des règles de déontologie, le dispositif sur l'engagement budgétaire ou encore le dispositif pénal – sont correctement mis en œuvre, avec un prisme spécifique visant à prévenir les actions de corruption.
Je ne vous le cache pas, cela crée une sorte d'asymétrie, puisque, dans les contrôles d'acteurs publics que nous avons réalisés, nous avons constaté que l'appropriation de leurs règles à des fins de prévention de la corruption n'était pas toujours correctement comprise. L'AFA a établi des lignes directrices – c'est-à-dire des recommandations – pour leur fournir cette méthodologie et pour les inciter à utiliser l'ensemble de ces règles et à les orchestrer aux fins de prévention des atteintes à la probité. Néanmoins, nous remarquons que cette approche méthodologique globale – faire une cartographie des risques pour comprendre où se situe la plus forte exposition aux risques, puis prendre les mesures nécessaires de prévention, de contrôle interne et de contrôle a posteriori pour atténuer ces risques – n'est, malheureusement, pas toujours correctement assimilée par ces acteurs.
Outre ces fonctions principales de contrôle, nous avons une mission générale d'appui à ces acteurs. À ce titre nous répondons à leurs questions de diverses manières :
- par la publication de recommandations qui sont la déclinaison pratique des mesures et procédures à mettre en œuvre pour disposer d'un système efficace de prévention et de détection de la corruption (« mode d'emploi »). Ces recommandations sont régulièrement mises à jour pour tenir compte des meilleures pratiques et ainsi mieux orienter les acteurs assujettis aux obligations de la loi « Sapin 2 » en matière de dispositif de prévention de la corruption ;
- par la publication de guides pratiques sectoriels ou thématiques comme par exemple sur le cycle de l'achat public, le guide sur la gestion des cadeaux et invitations tant au sein des entreprises que pour les acteurs publics et les guides sectoriels pour le BTP ou les fédérations sportives ;
- par des actions de sensibilisation et de formation au dispositif anticorruption à travers des interventions de sensibilisation ou de formation directes, telles que des webinaires, soit auprès d'acteurs publics (ministères, collectivités), soit dans un cadre de type associatif (associations d'élus, fédérations professionnelles), soit encore auprès des universitaires et think tanks (l'Observatoire de l'éthique publique par exemple), des organismes de formation comme l'Institut de français de l'audit et du contrôle internes (IFACI), des associations professionnelles telle la Conférence des inspecteurs et auditeurs territoriaux (CIAT), etc. Les actions de formation sont également parfois réalisées en partenariat avec les instituts de formation et écoles du Réseau des écoles du service public (ESP) comme l'Institut des hautes études de défense nationale, l'Ecole nationale de la magistrature ou l'Institut national de service public, les universités et écoles de commerce ou encore l'Ecole française du barreau ;
- par la mise à disposition de ressources de sensibilisation et de formation à distance dont notamment un jeu sérieux de sensibilisation à la prévention de la corruption disponible sur le site de l'AFA et intitulé « En quête d'intégrité », le Quiz de l'AFA, des cours en lignede l'AFA et du Centre national de formation de la fonction publique territoriale « Corruption, favoritisme, détournement… comment les prévenir dans la gestion locale ? » et « Contenu d'un programme anticorruption pour un acteur public » ainsi que des émissions radiophoniques.
Cette documentation, que nous enrichissons régulièrement, est destinée à répondre à l'essentiel des questions que soulève l'application de notre dispositif de prévention de la corruption et se nourrit des nombreux échanges que l'AFA entretient avec les professionnels, dans ce cadre ou à l'occasion des contrôles.
L'AFA répond par ailleurs à l'ensemble des questions écrites que lui adressent les requérants par courriel ou courrier. Ces saisines portent le plus souvent sur des questions juridiques portant sur des thématiques diverses, notamment le périmètre de l'article 17 de la « loi Sapin II », l'évaluation des tiers au regard du risque de corruption, les contrôles comptables anticorruption, les dispositifs d'alerte interne ou le dispositif de formation anticorruption. Trente-huit des saisines concernaient des sollicitations à intervenir dans des événements ou des ateliers pratiques dans le cadre des missions de sensibilisation et de formation de l'AFA ou des demandes spécifiques d'appui dans la mise en œuvre d'un dispositif de conformité anticorruption.
Nous jouons également un rôle de coordination interministérielle – l'AFA est un service à compétence nationale et non pas une autorité indépendante, même si son directeur est protégé par la loi, qui précise qu'il ne peut recevoir ni solliciter d'instructions dans le cadre de ses contrôles. Nous menons aussi une forte action à l'international –à travers la conclusion de nombreuses conventions avec des autorités similaires à l'étranger et la participation aux prises de position de la France au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et dans les instances internationales.
Par ailleurs, nous sommes chargés d'une importante activité, qui ne relève pas strictement du contrôle d'initiative des acteurs, à savoir le contrôle des programmes de conformité consentis dans le cadre des conventions judiciaires d'intérêt public (CJIP). Il s'agit d'un dispositif permettant au procureur, et particulièrement au parquet national financier, de ne pas aller jusqu'à une audience, s'agissant d'affaires dans lesquelles sont en cause des infractions à la probité ; une transaction judiciaire est négociée avec les entreprises, qui, sans déclaration de culpabilité, peuvent continuer à participer à des appels d'offre. En contrepartie, des entreprises s'engagent à mettre en place un programme de conformité – que l'AFA contrôle – pour prévenir la réitération de ces infractions. Actuellement, nous terminons la CJIP d'Airbus, particulièrement intéressante. Les autorités étrangères américaines et britanniques ayant participé à la poursuite des infractions commises par Airbus ont accepté que l'AFA soit la seule agence chargée du contrôle du programme subséquent de mise en conformité.
S'agissant de mes précédentes fonctions, je considère avoir pu les exercer dans une configuration optimale. Je dois préciser que cela tient au fait, au-delà de la confiance dont j'ai toujours pu bénéficier, que j'étais tout à la fois référente déontologue et conseillère juridique placée auprès du directeur général du Trésor. Cela me permettait de disposer d'une autorité, d'une indépendance et d'une légitimité très fortes auprès de l'ensemble des agents, quel que soit leur niveau dans la hiérarchie. En outre, ma qualité de magistrat judiciaire ayant exercé des fonctions pénales a contribué grandement à cette crédibilité et à la confiance dont ont fait preuve à mon égard les agents, qui étaient assurés de la plus complète confidentialité de nos échanges. Le cumul de ces deux fonctions m'a permis, en outre, d'avoir la possibilité de proposer au directeur général du Trésor ou au secrétariat général des évolutions des procédures en matière de déontologie (cumul d'emploi, déport, départ vers le privé, etc.) à la rédaction desquelles je participais pour les adapter aux situations internes qui étaient portées à ma connaissance et pour lesquelles cette adaptation me paraissait utile. Par ailleurs, mes travaux en tant que conseillère juridique m'ont permis de bien connaître les attributions des différents bureaux et ainsi de mieux conseiller les agents et apprécier les risques réels de prise illégale d'intérêt. Enfin, de nombreuses réunions réunissant l'ensemble des référents déontologues du ministère étaient organisées par le référent déontologue ministériel pour traiter de questions communes.
La charte de déontologie constitue, après la loi, le principal instrument sur lequel s'appuie le référent déontologue. Comme l'AFA le vérifie dans le cadre de ses contrôles, cette charte doit être accessible à tous et communiquée lors des prises de fonctions. De plus, l'application des principes qu'elle énonce doit faire l'objet d'un suivi et de sanctions disciplinaires le cas échéant. L'identité du référent déontologue doit être également portée à la connaissance de tous les agents, ainsi que ses missions et les conditions de sa saisine. Les agents doivent aussi être informés que les échanges avec le référent déontologue sont confidentiels. Enfin, et c'est là le plus important, le référent déontologue doit procéder à des actions de sensibilisation à la déontologie et aux atteintes à la probité fréquentes pour permettre à chaque agent d'en être parfaitement informé, même dans des administrations de grande taille où les mobilités sont fréquentes et les agents contractuels nombreux.
Les contrôles de l'AFA portent sur les grandes entreprises, sans distinction selon leur modèle d'affaires. La notion de plateforme n'est pas une forme spéciale en droit des sociétés. La catégorie de société exploitant de telles plateformes n'a pas été identifiée comme présentant à ce seul titre des risques de corruption spécifiques. Nous n'avons donc pas identifié de typologie ou de scénarios de corruption qui seraient propres à ces plateformes.
Je ne connais pas le montant de leur chiffre d'affaires. La difficulté est similaire à celle existant quant au devoir de vigilance : le dispositif législatif français a fixé des seuils mais les sociétés ne révèlent pas publiquement leurs données, notamment le nombre de salariés. Il faudrait regarder dans les comptes de la société Uber France si le chiffre d'affaires déclaré excède 100 millions d'euros et si le nombre de 500 salariés est atteint.
Uber France se dissocie de la société Uber installée aux Pays-Bas. Or le chiffre d'affaires de l'ensemble des courses passe par les Pays-Bas et non pas par Uber France. Je suppose donc qu'Uber a la possibilité d'échapper totalement à ces seuils, d'autant plus que la société estime avoir peu de salariés – il en existe au niveau du siège mais les chauffeurs VTC ne sont pas considérés comme tels. Ma question est double. Quel regard portez-vous sur les révélations des Uber Files, qui sont antérieures à la création de l'AFA et à la « loi Sapin 2 » ? Qu'en aurait-il été, selon vous, si cette loi avait été en vigueur durant la période concernée ? Par ailleurs, vous avez indiqué que les plateformes n'avaient pas fait l'objet de contrôles : est-ce dû au fait qu'il n'y a pas eu d'alerte, à l'absence de motivation pour les faire ou parce que vous n'avez pas eu d'informations concernant les seuils ? En tant que parlementaires, de quels moyens disposons-nous pour savoir quelles ont été les rencontres officiellement reconnues, depuis 2017, entre les lobbys des plateformes – Uber ou d'autres – et les décideurs publics ?
Je vous confirme que nous n'avons pas été destinataires de signalements dénonçant des actes de corruptions dont ce type de sociétés se seraient rendues coupables. Il m'est difficile de fournir une appréciation concernant Uber puisque je n'ai pas les éléments du dossier à disposition. Il est cependant évident que le fait d'être représentant d'intérêts n'est pas constitutif d'une infraction d'atteinte à la probité – l'Assemblée nationale l'a rappelé et la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) le reconnaît. Il s'agit plutôt d'une question politique de traçabilité de l'influence, à laquelle répond le registre des représentants d'intérêts instauré par la loi « Sapin 2 ». Cependant, dans ce domaine comme en matière de corruption, lorsque les personnes ne veulent pas jouer le jeu de la transparence, nous n'avons que très peu de moyens de les y contraindre.
Une évolution récente de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne relative à la possibilité d'exploiter les données de connexion, c'est-à-dire d'identifier l'auteur d'un appel émis et d'un appel reçu, interdit, même dans le cadre d'une enquête pénale, de recourir à une telle exploitation des données sauf dans les affaires relevant de la criminalité grave.
Même s'il existe désormais un délit de non-enregistrement auprès de la HATVP, les services d'investigation n'arriveraient probablement pas à établir l'existence de ces appels et encore moins d'en rapporter le contenu. D'où l'intérêt d'avoir renforcé la protection des lanceurs d'alerte qui sont les principaux pourvoyeurs de ces informations.
Il me semble qu'il faut avoir une approche globale du lobbying et s'intéresser aux interlocuteurs des lobbyistes, sans forcément créer de contrainte juridique. Cette approche peut s'appuyer sur la formation à la déontologie et sur la mise en œuvre de mesures efficaces de prévention des atteintes à la probité qui existent déjà, tant pour les décideurs au plus haut niveau – ce que prévoit la « loi Sapin 2 » –, mais aussi pour les agents qui ne sont pas visés par le dispositif sur les représentants d'intérêts.
À l'AFA, nous avons toujours traité ensemble les acteurs publics et économiques car les faits de corruption impliquent toujours les deux. Une approche systémique est donc importante mais il me semble que la réglementation des représentants d'intérêts, étant focalisée sur les entreprises, est insuffisante.
Il faut inciter les acteurs publics, sans nécessairement recourir à la réglementation, à informer par exemple leurs interlocuteurs que leurs rencontres doivent faire l'objet d'une information au registre, ce qui je fais pour ma part. Cependant, il n'est pas évident, en lisant les textes, de savoir que la directrice adjointe de l'AFA est concernée par une telle obligation. Par conséquent, quand des individus viennent me rencontrer à des fins de lobbying, notamment pour travailler sur l'évolution d'un texte législatif, je considère qu'il en va de ma responsabilité de le leur rappeler.
Cette pratique pourrait également être reprise dans les cabinets ministériels. Un code de conduite des cabinets pourrait être élaboré afin de les inciter à demander à leurs interlocuteurs s'ils sont bien enregistrés. Cela contribuerait au respect de la loi sur les représentants d'intérêt. Néanmoins, si les personnes concernées souhaitent garder secret leur échange, aucune règle ne sera suffisante.
Pendant la période des Uber files, les documents transmis par le lanceur d'alerte Mark MacGann au consortium international des journalistes d'investigation, que nous consulterons bientôt puisque nous lui en avons officiellement demandé l'accès dans le cadre de cette commission d'enquête, font état d'au moins dix-sept échanges particuliers entre le ministre de l'Économie, Emmanuel Macron, son équipe et des dirigeants d'Uber. Néanmoins, ces discussions sont antérieures à la loi « Sapin 2 ».
Nous vous adresserons de nouvelles questions écrites, étayées par des rencontres et des échanges, afin que votre expertise éclaire ces données.
Est-il possible que la commission d'enquête soit informée des plateformes enregistrées au répertoire des représentants d'intérêts et qu'elle sache si c'est le cas d'Uber ou de Getir ?
La commission peut-elle accéder aux déclarations que doivent remplir les ministres depuis la loi « Sapin 2 » lorsqu'ils rencontrent des représentants d'intérêts ?
Notre agence n'est pas chargée de la tenue du répertoire des représentants d'intérêt, qui relève de la HATVP, même si nous nous y intéressons.
En effet, par exemple, quand une entreprise ou une organisation publique, qui peut être une collectivité locale ou une administration, est contrôlée par l'AFA, la bonne mise en œuvre du dispositif de prévention des atteintes à la probité devrait conduire ses instances dirigeantes et ses responsables de la conformité, lorsqu'ils recourent à des représentants d'intérêts, à s'assurer, dans la cadre de leur obligation d'évaluation des tiers, de leur inscription au répertoire de la HATVP. L'obligation de procéder à ce rappel constitue une bonne pratique. De même, les agents dont la fonction est susceptible d'entraîner, en cas de contact avec un représentant d'intérêts, une mention dans le répertoire des représentants d'intérêts devrait rappeler aux lobbyistes leur qualité et le fait que leur rencontre doit être mentionnée auprès de la HATVP. Ces bonnes pratiques peuvent être promues dans les codes de conduite, qu'il s'agisse d'acteurs privés ou publics.
Il me semble que la difficulté pour la HATVP réside dans le fait de savoir si une personne agit comme représentant d'intérêt.
Nous avons examiné une disposition concernant les taxis lors de la discussion du projet de loi relatif aux Jeux olympiques et paralympiques.
Une organisation privée de taxis souhaitant contacter les rapporteurs du projet de loi ou les ministres doit-elle être préalablement inscrite au répertoire de la HATVP, si sa masse salariale et son chiffre d'affaires l'y obligent ?
Inversement, si des parlementaires ou des ministres veulent la rencontrer, doivent-ils lui faire savoir qu'elle doit être enregistrée et que leur échange sera inscrit parmi les actions de représentations d'intérêts ?
Seul le représentant d'intérêts a l'obligation légale de déclarer la rencontre, me semble-t-il. Cependant, vous aimeriez encourager les députés et les ministres à inciter les représentants d'intérêts à s'enregistrer auprès de la HATVP et à déclarer leurs rencontres.
La HATVP est l'organisme qui procède aux contrôles individuels, dans la mesure où elle examine les déclarations de patrimoine et d'intérêts et assure la tenue du répertoire des représentants d'intérêts.
L'AFA, quant à elle, est compétente pour contrôler le dispositif mis en œuvre par les entreprises, les administrations et les entités publiques. Nous contrôlons dans ce cadre la qualité et l'efficacité des mesures mises en œuvre pour prévenir et détecter les atteintes à la probité.
En effet, le régime du répertoire des représentants d'intérêts ne fait peser d'obligation que sur la personne exerçant l'influence. Il me paraît donc utile d'impliquer les acteurs publics, qui sont l'autre partie de la relation, pour qu'ils aient le réflexe d'aborder le sujet quand ils sont contactés par des représentants d'intérêts, enregistrés ou non, sans pour autant créer une obligation légale dont la réalisation serait difficilement vérifiable.
Ne pourrait-on pas envisager, comme cela se fait à Bruxelles et dans d'autres pays, que le législateur aille plus loin en demandant au décideur public de déclarer une rencontre avec un représentant d'intérêts ?
Il doit plutôt s'agir d'une obligation de transparence de l'agenda, qui ne va pas jusqu'à une déclaration systématique à la HATVP. Nous préconisons par ailleurs cette pratique dans notre mécanisme d'accompagnement et de contrôle de l'analyse des risques d'une structure, lorsqu'une entreprise interagit régulièrement avec le secteur public ou, dans l'autre sens, lorsqu'un acteur public échange fréquemment avec des sociétés.
Tant que l'inscription à l'agenda ne sera pas obligatoire et les manquements assortis d'une sanction, seules les rencontres où les parties assument la publicité de leur échange seront déclarées. Nous n'aurons jamais la possibilité de vérifier l'ensemble des échanges officieux qui pourraient avoir lieu mais l'instauration d'un cadre contraignant permettrait de limiter les effets systémiques.
Je ne citais les taxis qu'à titre d'exemple, d'autant que ces sociétés se trouveront très probablement sous la barre des 500 salariés car ce sont souvent des entrepreneurs individuels.
La difficulté, et c'est pourquoi j'ai tenu des propos peut-être un peu pessimistes dans mon intervention liminaire, est que si l'on ne veut rien montrer, on ne montrera rien. Vous pourrez adopter toutes les lois et toutes les sanctions pénales possibles, cela ne donnera rien. C'est la raison pour laquelle j'ai insisté sur une idée à laquelle je crois profondément, qui est la formation à la probité et l'inscription de rappels dans les codes de conduite et de bonnes pratiques. Il faut arriver à faire prendre conscience aux gens, en particulier aux acteurs publics, des effets délétères pour la démocratie des suspicions auxquelles peuvent conduire des rencontres ou des agendas cachés.
J'en viens à la question de la corruption. Nous avons beaucoup parlé de lobbying, de représentation d'intérêts, c'est-à-dire de pratiques qui ne constituent évidemment pas de la corruption. Ce sont, la plupart du temps, des échanges légitimes entre des entreprises privées ou des syndicats et des décideurs publics. S'agissant des taxis, qu'il s'agisse de grandes entreprises comme G7 ou d'autres, avez-vous observé au cours des dernières années des cas de corruption ou avez-vous mené des procédures sur de tels cas, en lien avec la question des licences ou d'autres sujets de ce type ?
Nous ne sommes pas un service d'investigation pénale. Nous ne menons donc pas d'enquêtes sur des faits de corruption mais nous pouvons avoir connaissance d'éléments individuels dans le cadre de l'analyse des signalements qui nous sont adressés – nous sommes destinataires d'un nombre extrêmement élevé de signalements. Nous avons également été désignés à la suite de la loi « Waserman » autorité de recueil externe des signalements d'atteintes à la probité dans certains domaines, à savoir les marchés publics et les violations portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne. Dans ce cas, si les faits sont susceptibles de constituer une infraction pénale, nous les transmettons au parquet que nous estimons compétent.
À ma connaissance non, mais ce sont plutôt des sujets relevant du parquet.
Nous avons auditionné M. Bruno Mettling et des représentants d'organisations de chauffeurs de VTC. M. Mettling a travaillé pour la société Uber, qu'il a aidée à construire son plaidoyer auprès de la mission Frouin, par le biais du cabinet Topics Conseil, et a été rémunéré dans ce cadre. M. Mettling a ensuite été chargé par la ministre du Travail, qui était alors Mme Élisabeth Borne, de conduire une task force, avant d'être nommé président de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (Arpe). Il n'aurait pas déclaré à la HATVP qu'il avait été rémunéré indirectement – et non salarié – par Uber, dans le cadre de sa société de conseil. Il ne s'agit pas d'un cas de corruption, mais que pensez-vous, en tant qu'experte en matière de déontologie, de cette non-déclaration auprès de la HATVP ?
Si je comprends bien, cette personne a été recrutée pour occuper un emploi public qui la conduisait à prendre ou à pouvoir prendre des décisions susceptibles de porter sur des sujets qu'elle avait connus par le passé, est-ce bien cela ? L'enjeu est de savoir si cela constitue le délit de prise illégale d'intérêts.
M. Mettling n'a jamais été rémunéré par Uber. Il avait un cabinet de conseil qui réalisait notamment des missions d'expertise en matière de réglementation et de marchés publics. Il a effectué des centaines de missions, si je ne m'abuse, pour A.T. Kearney, un cabinet de conseil en stratégie assez connu. Parmi les clients de ce cabinet pour lesquels il a été amené à exercer une mission de conseil figure Uber. Des années plus tard, fort de son expérience en matière de dialogue social et de sa connaissance du secteur, il a fait partie des gens missionnés pour établir un rapport. Il n'a pas fait de déclaration, il nous l'a dit, parce qu'il n'était pas soumis à une obligation en la matière auprès de la HATVP, mais il n'en a pas fait mystère – il nous en a même parlé assez ouvertement. Il préside aujourd'hui l'organisation chargée du dialogue social dans la profession.
Il existe un dispositif pénal sanctionnant la prise illégale d'intérêts qui figure aux articles 432-12 et 432-13 du code pénal. Si l'intérêt en question avait été contemporain de l'époque où cette personne exerçait ses fonctions, elle se serait trouvée en situation de prise illégale d'intérêts. Si à la date où elle exerce ses fonctions, ses intérêts sont anciens et n'existent plus, l'infraction n'est pas constituée. On se trouve alors au cœur de la question des allers-retours entre le privé et le public et de l'emploi dans le privé d'agents qui viennent du secteur public. Au-delà du cadre réglementaire strict, limité à une période de temps de trois ans pour le pantouflage, la question n'est plus pénale mais participe plus des sujets de transparence et de neutralité qui président à l'exercice d'une activité de fonctionnaire.
L'AFA a publié un guide sur la prévention des conflits d'intérêts dans l'entreprise. L'idée, au-delà de ce qui est prévu en droit pénal et même s'il n'y a pas d'obligation en matière, est d'inciter les gens à déclarer spontanément leurs intérêts, afin de rendre leur exercice professionnel beaucoup plus serein. Nous expliquons en effet que si surgit la question d'un intérêt, même passé, c'est-à-dire qui n'est plus susceptible de recevoir une qualification pénale, les suspicions que cette révélation pourra générer sont susceptibles de discréditer l'action menée. Il faut faire de la pédagogie, en rappelant que les débats peuvent se cristalliser autour de cette question au détriment du débat de fond.
Par ailleurs, lorsque l'existence d'un intérêt est contemporain à l'exercice des fonctions publiques, les règles sur le déport doivent être édictées, diffusées et contrôlées. C'est ce que nous préconisons et vérifions dans le cadre de nos contrôles. Nous préconisons également, en-dessous des seuils légaux qui imposent, pour les plus hautes fonctions, un contrôle préalable à la désignation, que toute personne, dans l'administration, qui recrute un agent, qu'il vienne du secteur privé ou non, examine sa situation au regard d'éventuels conflits d'intérêts qui pourraient exister avec les fonctions qu'il va exercer et engage un dialogue à ce sujet, même si aucun texte ne l'impose, pour anticiper un éventuel déport. L'AFA préconise également dans ses recommandations de prévoir des déclarations écrites de conflit d'intérêts ou d'absence de tels conflits, notamment pour les fonctions les plus exposées (recrutement, marchés publics, etc.).
M. Mettling se défend d'avoir été salarié par Uber, ce qui est tout à fait juste. Le fait qu'il ait été rémunéré par cette entreprise avant de présider l'Arpe ne pose pas forcément un problème pénal mais ne pas l'avoir déclaré à la HATVP, même si cela n'était pas obligatoire, génère une suspicion. Le fait que M. Mettling ait pu être au service des intérêts de l'entreprise Uber, qui entre dans le champ d'action de l'Arpe, peut faire penser qu'il n'est pas un président indépendant par rapport aux deux parties, les plateformes et les travailleurs. Cela peut jeter la suspicion sur sa parole. Notre commission d'enquête pourrait recommander, pour l'exercice de fonctions au sein de l'Arpe, une obligation de déclaration auprès de la HATVP.
J'ai reçu, dans le cadre d'une audition en tant que rapporteure, d'anciens travailleurs de la plateforme Getir. Ils m'ont appris que cette société s'était adressée à des ministères pour demander, dans son intérêt, des modifications du cadre législatif et réglementaire. Ne faudrait-il pas rendre publiques les interpellations de ce type afin d'éclairer les décisions politiques et démocratiques ?
Il faudrait peut-être faire des distinctions selon les types d'interpellations. Je reçois chaque jour, comme la rapporteure, des centaines de courriels émanant de représentants d'intérêts, qui vont de simples citoyens à des ONG en passant par des entreprises, des lobbys ou encore des ambassades. Il serait impensable d'avoir à déclarer chacune de ces interpellations. Quand il y a un véritable échange, c'est-à-dire quand on répond ou que l'on reçoit les gens, je pense en revanche qu'une question très intéressante se pose. On pourrait d'ailleurs aller plus loin que ce que vous préconisez, en prévoyant une obligation de publication de l'agenda ou de transparence du décideur public qui reçoit des représentants d'intérêts, comme cela se fait, je crois, dans certains pays anglo-saxons. Quand il s'agit d'une simple initiative d'une entreprise qui envoie un courriel ou des documents, sans véritable échange par la suite, une obligation déclarative conduirait à un casse-tête administratif.
Trop d'information tue l'information et une obligation déclarative constituerait à mon sens une obligation disproportionnée qui pourrait entraver l'action de l'administration. En revanche, le changement de mentalité est très important. Je le mesure bien pour avoir été déontologue pendant cinq ans au sein de la direction générale du Trésor.
S'agissant des intérêts à considérer, la loi retient ceux qui sont concomitants à une prise de décision ou postérieurs à celle-ci, jusqu'à trois ans lorsqu'ils résultent d'une embauche ou d'une prestation de conseil rendue au bénéfice d'une entreprise que l'agent aurait contrôlée pendant ses fonctions publiques.
Je ne pense pas qu'il serait opportun d'imposer de faire une déclaration d'intérêts à la HATVP en dehors des cas déjà prévus par la loi.
À mon sens et au regard de mon expérience de déontologue, ce qui compte c'est avant tout qu'un dialogue permanent se fasse entre un agent et son supérieur hiérarchique, avec les conseils, si nécessaire, du référent déontologue pour évoquer en temps réel le risque de conflit d'intérêts et les moyens de l'éviter pour se protéger de l'infraction pénale de prise illégale d'intérêts. Cela permet une révélation d'intérêts plus proportionnée et mieux adaptée.
Dans l'exercice de l'activité normative parlementaire ou gouvernementale, la transparence des influences permet de s'assurer que l'instruction de la solution légale proposée a bien été menée objectivement et que l'ensemble des termes d'un problème a été appréhendé pour permettre une décision éclairée.
Si l'on veut garantir une certaine transparence, pour assurer la traçabilité des influences qui ne sont pas en soi répréhensibles et contribuer à la sérénité et à la qualité du débat démocratique, il pourrait être intéressant, et je ne pense pas que cela existe déjà expressément, de renseigner précisément pour les projets de textes du Gouvernement, dans l'étude d'impact ou la fiche d'impact, le cas échéant, la personne qui est à l'origine de la proposition Cette obligation devrait avoir son pendant dans les propositions de loi si cela n'existe pas déjà, même si le texte proposé diffère dans sa rédaction d'un amendement qui aurait été transmis par un tiers. Il n'y aurait pas d'obligation en la matière mais cette transparence permettrait d'enrichir le débat sur l'opportunité de la mesure proposée et de mettre les décideurs face à leur responsabilité politique en cas de révélation ultérieure d'influence déterminante qui n'aurait pas été mentionnée.
Vous soulevez la question de l'organisation du débat public et plus particulièrement de la transparence, qui doit permettre de connaître la source des arguments utilisés. Nous avons passé la journée d'hier sur la proposition de loi de notre collègue Kasbarian, qui concerne le logement. J'ai dit à de multiples reprises, dans les débats, que je défendais tel amendement après avoir échangé avec la Fondation Abbé Pierre (FAP), par exemple. Indiquer l'origine de mes argumentaires, voire de la rédaction de mes amendements, ne me pose pas de problème. Cela permet de connaître l'inspiration de ce que je propose et d'éviter toute tromperie dans le débat – à moins de supposer que j'ai été payée par la FAP, ce qui nous ferait basculer dans une autre dimension, celle de la corruption. Néanmoins, il n'est pas forcément évident d'assurer la traçabilité de tous les amendements : si je reprends une proposition de la FAP mais que je modifie trois virgules ou trois formulations, l'obligation de déclaration qu'on peut choisir de s'imposer ne s'applique pas.
Les études d'impact jointes aux projets de loi et les auditions publiques au sujet des propositions de loi permettent aussi d'éclairer les débats. Si je reprends l'exemple de la mesure concernant les taxis dans le texte relatif aux Jeux olympiques, le débat est différent selon qu'on précise ou non qu'on a reçu en audition untel et untel. Il arrive que les avis soient différents : quand on reprend l'un d'entre eux, on tranche. Dans le cas dont nous parlons, on ne sait pas qui a été entendu, ce qui ne favorise pas le débat public.
Selon les révélations issues des Uber files, des amendements déposés par des députés avaient été suggérés par des plateformes. Ce que je conteste, ce n'est pas le fait que des députés aient relayé des amendements rédigés par des plateformes, parce qu'ils peuvent très bien être d'accord avec leur contenu, mais l'absence de transparence sur l'inspiration de ces amendements. Il serait intéressant que notre commission d'enquête entende ces députés pour qu'ils nous disent comment l'inspiration leur est venue et s'ils l'assument, comme je l'ai fait pour les amendements issus de la FAP, et pour voir quelles recommandations nous pourrions formuler dans ce domaine.
Il a beaucoup été question aujourd'hui, lors de nos auditions, de la HATVP. Nous allons d'ailleurs recevoir son président, Didier Migaud. Si on élargit un peu la perspective, les modèles anglo-saxons, que je connais bien pour avoir travaillé à Washington, où il existe un encadrement des think tanks et des lobbys – et je pense que les institutions européennes s'inspirent un peu de ces modèles – ont tendance à pousser plus loin que nous l'exigence de transparence mais c'est le contrepoids d'une absence beaucoup plus marquée de régulation. Le financement de la vie politique américaine en est le meilleur exemple : des milliards de dollars sont dépensés lors des élections présidentielles – et certaines entreprises privées vont jusqu'à financer les deux camps – mais il existe une obligation de transparence. La philosophie de ce système est qu'il ne peut pas y avoir de corruption puisqu'on sait exactement d'où viennent les fonds. Dans les faits, on se rend compte que l'action publique a tendance à être biaisée par l'influx d'argent. Ces modèles permettent aussi les allers-retours entre le public et le privé.
Ne risquons-nous pas d'exiger de la transparence sans avoir sa contrepartie qui est la fluidité du système ? Je pense notamment aux allers-retours entre le privé et le public. Nous avons des règles assez contraignantes, par exemple pour ce qu'un ancien ministre peut faire, notamment depuis la loi « Sapin 2 » : il ne peut pas travailler dans une industrie qui serait entrée dans ses anciennes prérogatives, parce que cela pourrait l'exposer à des conflits d'intérêts. N'a-t-on pas tendance à confondre, avec ce genre de règles – nous en avons parlé avec Mme Genetet –, la possibilité d'un conflit d'intérêts et son existence ? Le fait d'être exposé à un lien d'intérêt ne veut pas dire qu'on est corrompu ou qu'il y a effectivement un conflit d'intérêts. En imposant de la transparence et, en plus, des règles assez contraignantes au sujet des allers-retours entre le public et le privé, ne se prive-t-on pas – mais c'est peut-être un biais philosophique de ma part – de personnes qui ont développé une expertise dans le privé et qui voudraient ensuite utiliser cette expérience dans le public, au sein de la vie politique ou dans l'administration, pour répondre à des besoins de l'État, et inversement de personnes qui auraient envie de passer un peu de temps dans le privé, en monétisant non pas leurs contacts, mais – pardon de le dire en des termes un peu crus – leur expérience, leurs compétences, dans le cadre de carrières et de parcours individuels ?
J'ai servi dans une administration, la direction générale du Trésor qui, par les sujets qu'elle traite, a une forte interaction avec les entreprises – et c'est normal. Les agents font face à une injonction contradictoire : on les incite statutairement à exercer une mobilité qui peut se faire dans le privé à un moment de leur carrière, pour s'enrichir d'une expérience spécifique, ce qui est logique et extrêmement utile à l'administration à laquelle on reproche souvent de travailler hors sol, et il y a en même temps des règles extrêmement rigoureuses en matière de pantouflage et de prise illégale d'intérêts.
Pour répondre à votre question sur le lien d'intérêt et sa sanction pénale, il ne suffit pas, en droit pénal, d'avoir un intérêt dans une activité économique quand on est fonctionnaire, ou agent de l'État en général, pour qu'une infraction soit constituée. Ce qui est réprimé, c'est le fait de prendre une décision à l'égard d'une entité ou d'une opération dans laquelle on a un intérêt, ou d'accepter après avoir quitté son emploi public, d'être rémunéré pour un emploi ou une prestation de conseil, par une entité que l'on a contrôlée alors que l'on exerçait dans le public. Nous avons tous, plus ou moins, pour peu qu'on ait un parcours un peu varié, des intérêts mais ce n'est pas en soi l'existence ou la suspicion d'un intérêt qui suffit à constituer une infraction.
À titre personnel, je suis d'accord avec vous : on peut se dire, dans une démarche un peu philosophique, que les règles de transparence permettent d'avoir un dialogue, un débat contradictoire, parfois au risque de s'invectiver, sur les raisons pour lesquelles on peut donner l'impression d'être aligné sur la façon de penser d'une structure dans laquelle on a travaillé auparavant. Il faut des règles car la crédibilité de l'action de l'administration est en jeu. Dans les situations où des agents sont amenés à prendre des décisions individuelles, il ne faut pas que l'on puisse croire – en la matière, l'apparence d'indépendance est aussi importante que la réalité des faits – qu'une éventuelle absence d'intervention ou une décision a eu lieu et se trouve ensuite rémunérée par l'octroi d'un poste ou d'une prestation de conseil. En dehors de ces hypothèses, il ne me paraît pas nécessaire d'ajouter d'autres contraintes si ces agents sont correctement sensibilisés aux questions de déontologie et d'atteinte à la probité et bénéficient des conseils d'un référent déontologue qui a leur confiance.
Le recours à des agents venant du privé est tout aussi intéressant pour enrichir l'action de l'administration et est encouragé par les réformes récentes mais ces agents n'ont pas forcément de culture administrative. Les référents déontologues doivent pouvoir les former et toucher l'ensemble des nouveaux agents. Il faut leur dire de faire attention lorsqu'ils ont un pouvoir de décision. Même s'ils n'ont pas l'obligation de faire une déclaration d'intérêts, on doit les inciter à jouer franc jeu pour ne pas risquer de se trouver en difficulté : il faut regarder attentivement quels sont leurs intérêts, y compris familiaux, en raison du travail de leur frère ou de leur conjoint, par exemple. Il est essentiel de mener ce dialogue, qui n'a pas forcément vocation à être rendu public, pour que le climat soit serein. Afin de pouvoir gérer les risques, il faut en avoir connaissance. On peut ensuite recourir à de nombreuses méthodes, comme les règles en matière de déport. À la direction générale du Trésor, dans la mesure où beaucoup de personnes étaient amenées à travailler sur des sujets systémiques qui pouvaient avoir des effets sur le cours de bourse d'entités cotées, le code de déontologie définissait, sans que la loi l'impose, une catégorie d'agent qui, à raison des sujets traités, n'avaient pas le droit de détenir des instruments financiers dans des sociétés cotées, sous peine de sanction disciplinaire. Cela fait partie des mesures de bon sens que l'on peut utiliser, sans qu'il soit nécessaire de les inscrire dans la loi, pour adapter les règles déontologiques à des situations spécifiques.
J'entends ce que vous dites sur la nécessité de former, d'éduquer à la culture démocratique et à l'exigence de transparence donc de donner des moyens pour développer les services de déontologie. Néanmoins, compte tenu de la nature oligarchique du système, liée à la porosité entre nombre de décideurs publics et de dirigeants clefs des secteurs économique et médiatique, et à la place des grandes écoles – tout le monde pense à l'ENA, l'École nationale d'administration, mais il n'y a pas qu'elle –, qui conduisent à recruter le même personnel dans les champs politique, économique et médiatique, je ne pense pas qu'on puisse établir seulement par la formation une véritable séparation entre l'État et les lobbys, une démocratie vraiment indépendante des intérêts privés. Il faut aussi réfléchir au développement de contre-pouvoirs démocratiques et à l'instauration d'un cadre législatif plus contraignant, plus coercitif, afin que la transparence ne dépende pas simplement du bon vouloir des acteurs concernés.
Le cas d'Uber est très intéressant. Ses dirigeants ne sont pas stupides. Ils ont recruté aux États-Unis M. Plouffe, ancien conseiller de M. Obama, au niveau européen l'ancienne commissaire Neelie Kroes, et en France Grégoire Kopp, qui a fait partie du cabinet de M. Vidalies. La stratégie est claire : il s'agit, partout, d'aller prendre au sein du monde politique des gens qui sont au cœur des processus décisionnels et de mettre la main, par le biais de cabinets de lobbying, sur les coordonnées des parlementaires, afin de leur envoyer des amendements, et de tous ceux qui pourraient servir de relais pour modifier le cadre législatif et réglementaire. Face à cette approche systémique, on a l'impression que l'État est totalement désarmé, qu'il se laisse phagocyter dans une opacité absolue.
L'objet de notre commission d'enquête parlementaire n'est pas de relever les illégalités commises, même si nous en découvrons dans la façon de procéder d'Uber, au-delà de la sphère politique, mais un tel mode de fonctionnement est quand même le signe que notre démocratie est plus que malade.
Je n'ai pas le sentiment que l'on soit totalement désarmé. Le droit pénal fixe des limites : il n'est pas acceptable de prendre une décision quand on a un intérêt dans l'affaire ou de rejoindre une entreprise alors qu'on a été amené à la contrôler lorsqu'on était dans la fonction publique.
Une évolution législative qui viserait à interdire absolument le passage du public au privé, et inversement, me paraîtrait disproportionnée. Soit une atteinte à la probité a été commise, et dans ce cas s'applique déjà un dispositif pénal, soit il n'y a pas de délit et dès lors on se priverait inutilement de compétences.
Comment expliquez-vous, alors que l'Agence française anticorruption est chargée d'élaborer des recommandations et de contrôler l'existence et l'efficacité des dispositifs mis en place, qu'elle n'ait pas été saisie de la question des plateformes ? Les révélations des Uber Files montrent l'existence d'un système bien rodé.
Je ne suis pas certaine que le fait qu'il s'agisse de plateformes soit un élément déterminant en matière de typologie des risques d'exposition. Nous recevons, de la part de lanceurs d'alerte, des signalements à propos d'éventuelles situations de corruption auxquels nous donnons suite en les transmettant au parquet : c'est notre quotidien.
Vous n'avez pas eu, pour le moment, de signalement concernant des plateformes, ou bien est-ce une question à laquelle vous ne voulez pas répondre ?
Nous n'avons pas été destinataires de signalement portant spécifiquement sur des faits de corruptions imputables à des entreprises exploitant des plateformes.
Cependant, nous ne faisons pas uniquement des contrôles quand il y a des suspicions de corruption : ce que nous contrôlons avant tout, car nous ne sommes pas le parquet, c'est que les organisations ont mis en œuvre les bonnes mesures pour prévenir les atteintes la probité, Cela étant, le fait que des signalements montrent l'existence de risques systémiques dans certaines catégories d'organisations établit à nos yeux l'intérêt d'un contrôle.
Je rappelle, afin d'éviter toute confusion sémantique ou intellectuelle, que le lobbying, la corruption et les liens d'intérêt sont des notions assez distinctes – vous avez été claire à ce sujet. Les Uber Files ne font à aucun moment mention de cas de corruption de dirigeants politiques ou d'agents des administrations publiques. Le lanceur d'alerte l'a lui-même rappelé à plusieurs reprises, spontanément, lors de son audition. Il nous a dit qu'il n'y avait jamais eu, par exemple, de « valises de billets ».
Par ailleurs, les faits n'entrent même pas vraiment dans le champ de la HATVP. Je laisse de côté la question de la publication des agendas mais aucun des dirigeants dont il a été question n'est ensuite allé travailler pour Uber ou une autre plateforme. En France, il n'y a quasiment pas eu de porosité entre ce secteur et la sphère publique, le seul cas, me semble-t-il, étant celui d'un ancien membre de cabinet ministériel. Aucun dirigeant politique, aucun membre d'une administration n'a bénéficié d'un retour d'ascenseur de la part des plateformes. Les Uber Files le montraient déjà, et le lanceur d'alerte l'a acté très explicitement la semaine dernière.
J'ai trouvé son audition très intéressante : elle conduit en effet à se poser des questions, presque philosophiques, sur la transparence des relations entre le public et le privé, et sur la façon dont on pourrait assurer une meilleure régulation, peut-être en s'inspirant d'exemples étrangers. Faut-il renforcer la formation ou les règles en vigueur ? J'ai encore un doute, pour ma part.
Madame Navarro, je vous remercie pour votre disponibilité et pour la qualité de notre échange. Nous vous adresserons peut-être des questions complémentaires ou des demandes de documents dans les prochaines semaines.
La séance s'achève à treize heures cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Anne Genetet, M. Benjamin Haddad, M. Philippe Schreck, Mme Danielle Simonnet
Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Amélia Lakrafi, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault, M. Charles Sitzenstuhl