Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Réunion du jeudi 30 mars 2023 à 15h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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Jeudi 30 mars 2023

La séance est ouverte à quinze heures dix.

(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)

La commission d'enquête entend M. David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT).

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Chers collègues, nous avons l'honneur d'accueillir en visioconférence David Thesmar, Professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Monsieur Thesmar, nous vous souhaitons la bienvenue et vous remercions de vous être rendu disponible pour participer à cette audition.

À partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international de journalisme d'investigation (ICIJ) ont publié ce qui est désormais convenu d'appeler les Uber files, s'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine, datés de 2013 et 2017. Cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC), venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes réservé jusqu'alors aux taxis.

Notre commission d'enquête poursuit un double objet : d'une part, identifier l'ensemble des opérations de lobbying qui ont été menées par Uber pour s'implanter en France, le rôle des décideurs publics de l'époque et émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d'intérêts ; d'autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales, environnementales du développement du modèle Uber en France – de l'ubérisation de l'économie – et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Les Uber files évoquaient notamment l'étude que vous avez produite avec l'économiste Augustin Landier, cosignée par un employé d'Uber, M. Daniel Szomoru. Vous y décriviez le profil des chauffeurs Uber en France, soulignant que cette entreprise permettait à des milliers de jeunes exclus du marché du travail d'exercer une activité leur assurant une rémunération équivalente au double du Smic. Publiée en mars 2016, cette étude mentionnait qu'elle avait été commandée par la société Uber. Cependant, elle a donné lieu à des controverses.

Nous souhaiterions connaître l'origine des données et statistiques sur lesquelles vous vous êtes appuyé : étaient-elles issues du Gouvernement ou de l'entreprise Uber ? Avez-vous choisi ou non de comptabiliser des auteurs qui avaient délaissé l'application ? Avez-vous cherché à maquiller le fait que la rémunération indiquée, brute, ne prenait pas en compte les charges qui incombent aux chauffeurs ?

En effet, cette étude a pu être utilisée par Uber pour promouvoir l'utilisation de son application auprès de ses chauffeurs ou de travailleurs potentiels. Les documents internes publiés dans le cadre des Uber files expliquent que la démarche d'Uber consistait à faire objectiver son modèle économique par des scientifiques ou des économistes de renom. Cette audition vous permettra donc d'expliquer la démarche scientifique et intellectuelle que vous avez adoptée.

Je précise que cette audition est publique et retransmise en direct et en différé sur le site de l'Assemblée nationale.

Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. David Thesmar prête serment.)

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Je vais d'abord me présenter. Je suis universitaire. Après avoir travaillé dix ans en tant que chercheur, économiste et enseignant à l'Insee, où j'ai appris l'analyse des bases de données, j'ai choisi de poursuivre une carrière uniquement académique. J'ai été enseignant-chercheur à HEC, et, depuis sept ans, je suis professeur d'économie financière au MIT à Boston.

La recherche et l'enseignement représentent mon activité principale. En parallèle, je réalise des missions de conseil et je participe au débat public, à travers la rédaction d'articles et de livres, cosignés en grande partie avec Augustin Landier. Mes activités de conseil sont de deux natures : les premières, à but non lucratif, sont menées auprès du Gouvernement. J'ai ainsi été longtemps membre du Conseil d'analyse économique. Certains des rapports que j'ai rédigés ont d'ailleurs été exposés auprès de la Représentation nationale. J'ai également été conseiller auprès de la Banque centrale française et de la Banque centrale européenne sur des questions relatives à la politique monétaire ou à la supervision bancaire.

Par ailleurs, je réalise des activités de conseil aux entreprises. Rémunérées, elles prennent généralement la forme d'accords confidentiels. Dans ce cadre, j'analyse les données auxquelles les entreprises me donnent accès et leur donne mon avis. Dans de rares cas, ces missions de conseil sont publiques : elles visent à fournir à l'entreprise des arguments qui valident sa démarche et lui permettent d'expliquer ce qu'elle apporte à la société. Ces études doivent être réalisées dans la plus grande transparence : je suis garant de la véracité de leur contenu.

Je ne réalise ces missions qu'à la condition que la démarche de l'entreprise me semble conforme à mes valeurs, qui reposent sur le soutien au libéralisme, à l'initiative individuelle et à l'épanouissement des individus dans l'économie par le travail, et, potentiellement, par la consommation. L'étude que j'ai réalisée pour Uber, en toute transparente, rentrait dans ce cadre.

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Je souhaitais en effet savoir si les travaux à but lucratif que vous meniez s'inscrivaient dans un projet intellectuel libéral de soutien à l'entrepreneuriat, à l'innovation et à l'initiative individuelle.

Est-il habituel, dans le monde universitaire américain ou français, de mener des missions de conseil lucratives en parallèle de l'activité d'enseignant-chercheur ?

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

C'est à la fois fréquent et souhaitable. En tant que spécialiste des secteurs productifs de l'économie, il m'est difficile de mener des travaux de recherche « en chambre » sans intervenir sur le terrain : de même, un professeur de droit exerce généralement un travail d'avocat en parallèle de son poste d'enseignant.

Il faut en revanche différencier les deux types de prestations. Mon employeur principal est le MIT : je consacre la majeure partie de mon temps à ce poste et la recherche que j'effectue dans ce cadre est libre de droits d'exploitation et de publication. Même si elle s'appuie sur les données d'une entreprise, elle n'est pas rémunérée par cette dernière. Par ailleurs, une entreprise peut me demander de l'aider à défendre sa position dans le débat. Dès lors, ce travail entre dans le cadre d'un service marchand qui fait l'objet d'un contrat et d'une rémunération.

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Pouvez-vous nous décrire la nature de votre relation avec Uber et de la mission qui vous était affectée ? Quelle a été votre méthodologie ? Comment l'indépendance intellectuelle et la méthodologie scientifique sont-elles garanties dans le cadre d'une relation marchande avec une entreprise qui cherche à défendre son modèle économique et à définir sa stratégie de lobbying  ?

En outre, près de dix ans après les faits, quel regard portez-vous sur ces travaux, à l'aune de l'évolution du modèle économique d'Uber et de son expérience en France et à l'étranger ? Vos conclusions sont-elles toujours d'actualité ?

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

L'étude que nous avons réalisée relevait d'une activité d'experts : nous étions rémunérés pour les compétences que nous apportions, en tant qu'économistes, à Uber, et qui consistaient en la rédaction d'un rapport fondé sur l'analyse de diverses données, pour certaines internes à Uber, pour d'autres publiques, notamment issues de l'Insee, et enfin tirées d'un sondage. Les conclusions ne prétendent pas être objectives, mais ce qui est écrit dans la note est correct. Nous avons construit une analyse cohérente, qui conclut qu'Uber offre un apport positif la société.

En revanche, il n'est pas demandé aux experts d'exercer des activités de lobbying. Lors de nos discussions avec Uber, nous n'avons jamais échangé avec les équipes de relations publiques. Nos interlocuteurs étaient Jonathan Hall, qui a suivi des études de doctorat en économie à Harvard, et Daniel Szomoru, spécialiste des données et docteur en physique. Ils nous ont fourni les données à partir desquelles nous avons travaillé et dont j'ai toutes les raisons de penser qu'elles étaient correctes.

Si cette note a été utilisée pour organiser des rencontres avec des députés ou des rencontres avec des cabinets, nous n'en sommes pas responsables. Nous étions seulement chargés de répondre aux éventuelles questions techniques des journalistes sur notre étude.

S'agissant de votre deuxième question, à l'époque, les conclusions de l'enquête étaient correctes : Uber attirait sur le marché du travail des segments de la population qui n'y avaient pas accès ou du moins pas autant que les autres. Notre étude montrait également que les plateformes avaient la spécificité d'offrir aux individus une occasion d'expérimenter l'activité indépendante de chauffeur, comme s'ils étaient entrepreneurs. Ce constat correspondait aux conclusions d'une étude que j'ai publiée dans une revue à comité de lecture sur le plan d'aide au retour à l'emploi (Pare), lancé en 2004.

Depuis la publication de cette étude, je travaille sur d'autres sujets. Je n'ai pas suivi l'évolution de la réglementation. Je ne peux donc pas vous en dire davantage. Mon sentiment reste que les plateformes mettent en relation des producteurs et des consommateurs et que la liberté qu'elle leur accorde est positive.

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Votre audition a pour objet d'éclairer la stratégie de lobbying d'Uber car vous êtes mentionné dans les Uber files dans la mesure où votre étude aurait servi cette stratégie. Mark MacGann, lanceur d'alerte qui a permis la transmission de ces données à l'ICIJ, précise : «  Le pire, c'est que ces études étaient biaisées dès le départ. Nous étions très sélectifs dans les données que nous fournissions aux économistes afin de faire en sorte que les résultats de leurs études soient conformes à la commande  ». Il concède qu'il existait «  un mélange des genres qui demande un besoin de clarté : si l'on travaille pour Uber ou BNP Paribas quand on est économiste, il faut juste le dire  ». Vous l'avez en effet rendu public – du moins parfois.

Les données transmises par Uber sur lesquelles s'appuyait votre étude étaient manifestement partielles. Le filtrage auquel a procédé la société ne représentait-t-il pas une entrave à votre déontologie de chercheur ?

Selon les Uber files, vous n'auriez ainsi pas eu accès aux données des chauffeurs qui avaient été déconnectées avant la réalisation de votre étude. Le confirmez-vous ? Le cas échéant, pourquoi ne les avez-vous pas demandées ?

Pourquoi avez-vous accepté de signer un accord de confidentialité sur les données d'Uber ? Vous savez par exemple combien les données publiques de l'Insee sont utiles à nombre de travaux scientifiques. En effet, c'est en confrontant des interprétations différentes sur la base de données identiques que la recherche peut progresser. Or, les données que vous avez utilisées n'étaient pas accessibles à d'autres confrères.

Pour quelles raisons avez-vous mentionné dans vos conclusions que les chauffeurs d'Uber gagnaient plus de deux fois le Smic horaire ? Les Uber files révèlent que vous n'auriez pas pris la précaution d'indiquer qu'il s'agissait d'une évaluation brute, à laquelle il convenait de soustraire toutes les charges des chauffeurs, comme la location, le crédit voiture ou encore l'essence.

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Il ne s'agissait pas d'une expertise indépendante de Uber et cela n'a jamais prétendu l'être. Une note située en bas de la première page du rapport précise qu'il s'agit d'une étude commissionnée par Uber. Elle vise à accumuler des arguments qui défendent la contribution de cette société à l'économie française. A nouveau, il ne s'agissait pas d'une étude académique indépendante. Ce point a toujours été très clair, même si les médias ne l'ont pas relayé. J'ai pourtant insisté sur cette précision chaque fois que j'ai échangé avec un journaliste.

Néanmoins, j'étais garant de la solidité de la méthodologie. Même si je n'ai pas accédé à l'ensemble des données brutes dont dispose Uber, j'ai travaillé à partir de données, certes quelque peu retraitées, mais très proches des données initiales. Je les ai manipulées moi-même, de même que celles de l'enquête. J'ai produit les statistiques de l'étude. Notre mission, en tant qu'universitaires, était en effet de transformer des données en un rapport cohérent.

Une entreprise ne donne jamais accès librement à ses données. De même, bien que l'Insee mette en ligne certaines de ses données, la plupart des données micro ne sont consultables qu'après accord d'un comité qui examine le projet présenté. L'accès à ces données micro est donc très restreint et difficile à obtenir. Que l'on travaille dans le cadre d'une étude publique ou non, les données sont toujours confidentielles, en raison de la nécessité de respecter la vie privée des individus qu'elles concernent.

Vous suggérez que nous avons surestimé les revenus des chauffeurs Uber. Dans l'étude, nous indiquons clairement que la recette horaire moyenne s'établit à 20 euros. Il est précisé qu'il faut soustraire l'usure du véhicule, l'essence et d'autres paramètres. Nous rappelions également que le statut du chauffeur a une incidence sur le taux d'imposition sur son revenu – 25 % s'il est autoentrepreneur, et 50 % s'il est à son compte.

Nous ne nous serions jamais aventurés à estimer le profit net avant impôt de cette activité, tout simplement parce qu'il aurait été très difficile de le faire. Je ne sais pas si la moyenne aurait ou non été supérieure au Smic ; bien entendu, elle n'aurait pas atteint le double du Smic, en raison des frais mentionnés. L'étude le montrait très clairement.

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Vous n'avez pas répondu à la question relative au fait que vous n'aviez pas eu accès aux données des chauffeurs déconnectés par Uber, ce qui a pu fausser la réalité, comme l'a souligné Marc MacGuann.

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Vous avez cité les propos de M. MacGann, avec lequel je n'ai jamais été en relation. Je ne sais pas s'il sait comment fonctionne les données et la méthodologie statistiques. Nous avons demandé à Uber un extrait d'activité des chauffeurs Uber sur un ou plusieurs mois de l'année 2015. Si des chauffeurs s'étaient déconnectés de l'application en 2013 ou en 2014, ils ne faisaient pas partie des données sur lesquelles nous avons travaillé. J'ignore si l'intégration de ces données aurait modifié les résultats de notre étude et si leur absence représentait un biais.

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En tant qu'économiste, vous ne pouvez douter du fait que l'intégration de données relatives aux chauffeurs déconnectés aurait modifié le résultat sur les recettes moyennes.

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Pour ma part, sur le plan méthodologique, je m'interroge sur la réelle pertinence d'intégrer ces données antérieures. C'est comme si l'on disait : le salaire moyen d'une entreprise doit prendre en compte le salaire des employés qui ont été licenciés ou qui ont démissionné. Je me trompe peut-être, mais moi-même je m'interroge sur la pertinence de votre remarque.

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Les lanceurs d'alerte nous expliquent que les données étaient triées. Les chauffeurs déconnectés – sans qu'en soit précisée la raison – n'étaient pas pris en compte. Ainsi, l'étude vantait la situation de promotion sociale des chauffeurs sans tenir compte de ceux qui avaient été licenciés.

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Votre question est intéressante. L'étude aborde la question de la déconnexion au cours de l'année 2015 et l'explique notamment par la génération d'un chiffre d'affaires horaire par certains chauffeurs plus faible que par d'autres, poussant ces derniers à mettre fin à leur activité.

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Quel était le contenu du contrat proposé par Uber ? La commission d'enquête a-t-elle la possibilité de le consulter ? Ce contrat prévoyait-il que vous soyez invité à présenter votre étude dans les médias, comme semblent le révéler les Uber files  ?

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Le contrat ne le prévoyait pas. Nous avions été assez clairs à ce sujet. À l'origine, nous devions produire une étude. Les relations publiques d'Uber souhaitaient que nous en assurions la présentation devant des décideurs au cours d'échanges divers. Ils nous ont également demandé de faire une conférence académique pour montrer que l'étude était universitaire : nous avons refusé, puisqu'il ne s'agissait pas d'un travail académique mais d'une mission d'experts.

Les relations publiques d'Uber ont diffusé l'étude auprès des journalistes. Certains d'entre eux nous ont contactés : je me suis contenté d'expliciter le contenu de l'étude. Je n'ai rien fait de plus que cela.

Le contrat est confidentiel. Je ne pense pas que je puisse vous le transmettre. Il précisait que la commande consistait en une étude, que nous travaillerions avec le personnel d'Uber, et il rappelait les règles de propriété intellectuelle sur les données.

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Soixante-dix chercheurs spécialistes de l'économie des petits boulots ont publié une tribune sur la plateforme Medium pour critiquer votre étude et le fait que, les données transmises par Uber relevant de cet accord de confidentialité, il était impossible que d'autres chercheurs puissent en vérifier le contenu et les conclusions. Comment avez-vous réagi à cette tribune ?

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Cette tribune a été écrite quatre ans après la publication de notre étude. Je ne l'ai pas lue et je n'y ai pas réagi. S'agissant de son contenu, je ne suis pas hostile à l'idée que les entreprises rendent leurs données libres lorsqu'elles souhaitent produire une étude publique ou que la loi les y contraignent. Ce sujet dépasse sans doute le cadre de cette commission. Cependant, les instituts statistiques eux-mêmes ne rendent pas publiques toutes leurs données. Lorsqu'elles sont très détaillées, en effet, ces données micro peuvent permettre d'identifier des individus.

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Le prix de l'étude s'élevait à 100 000 euros. Comment et par qui ce montant a-t-il été fixé ? L'économiste Charles Wyplosz déclarait : «  Une telle somme se situe à l'extrême limite du spectre de ce qui est habituellement offert, surtout pour une étude aussi simple. Il se peut aussi que des économistes particulièrement réputés se voient proposer des honoraires de cette taille, mais alors la question éthique se pose  ». Comment réagissez-vous à cette déclaration ? Quelle a été la part reçue par chaque co-auteur ?

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Chaque co-auteur a reçu 50 000 euros. Ce montant est aligné sur les pratiques du marché. Il n'a rien d'excessif. Nous avons fixé ce montant en estimant que nous devrions y consacrer dix journées à temps plein, soit 5 000 euros par jour et 600 euros de l'heure avant impôts. Ce montant ne se situe pas du tout en haut de la fourchette des prestations de consulting classique.

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Vous avez demandé la publication sur Internet des données sur les conflits d'intérêts en politique et dans l'administration en juillet 2010. Votre étude a été publiée en mars 2016. Pourtant, les Uber files révèlent que les premiers contacts entre Uber et M. Landier datent de 2015, alors qu'il était co-auteur d'une étude du Conseil d'analyse économique promouvant l'économie numérique. Or, ses liens avec la société Uber n'ont pas été dévoilés dans cette étude. N'y voyez-vous pas un conflit d'intérêts ?

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Je suis en effet un grand défenseur de la transparence. Les deux études de ce type que j'ai produites, pour Free Mobile et pour Uber, ont été réalisées dans la plus grande transparence. Je pense qu'Augustin Landier a dû être très clair. Il lui reviendra de vous apporter des détails. Il me semble que mes contacts avec Uber ont commencé à la fin de l'année 2015, en septembre ou en octobre. Il n'a été question de produire cette étude qu'en octobre ou en novembre 2015. Augustin Landier avait donc dû finir son rapport mais il vaut mieux lui demander.

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Vous dites que cette étude ne posait aucun problème déontologique, qu'elle était transparente et correcte. Or, les données sur lesquelles elle s'appuie procèdent d'un filtrage et ne sont pas publiques. Pourtant, à travers vos conclusions, elles laissent entendre que les chauffeurs gagnent deux fois le Smic horaire alors que la réalité était bien différente.

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Pas du tout ! Nous n'avons jamais écrit cela !

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Les éléments dont nous disposons révèlent une véritable stratégie de la part d'Uber dans sa commande. Dès lors, on comprend bien l'avis cinglant du lanceur d'alerte M. MacGann sur l'instrumentalisation d'économistes par la société Uber pour vendre auprès des médias une image de sa société très éloignée de la réalité.

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Je ne peux pas vous laisser dire cela ! Les données ont été filtrées, parce que nous avons travaillé sur une année précise. Nous sommes toujours contraints de travailler sur un sous-ensemble de données. Par ailleurs, les données ne sont jamais publiques dans le cadre de ce genre d'études. Enfin, nous n'avons jamais laissé entendre que le revenu horaire des chauffeurs Uber s'élevait à 20 euros nets.

Cette étude a été commandée par Uber et a été réalisée en totale transparence. La seule question déontologique qui se pose est de savoir qui nous serions prêts à défendre. Or, nos choix reposent toujours sur une forme de cohérence. Un universitaire doit pouvoir travailler pour une entreprise privée, même si des conditions de confidentialité existent.

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Le problème de la déontologie pourrait se poser dans le cas où une entreprise privée financerait officiellement, dans un cadre purement non lucratif, un organisme public, un centre de recherche ou un think tank, et si les chercheurs produisaient à cette occasion des études biaisées au soutien de cette entreprise. De nombreux think tanks ont déjà été épinglés à ce titre aux États-Unis. Or, dans le cas qui nous intéresse, si l'on peut s'interroger sur l'objectif de l'entreprise ou sur l'étude elle-même, la question de la déontologie et de la transparence ne se pose pas dans les mêmes termes puisqu'il s'agit d'une étude marchande.

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On peut avoir un débat. En aucun cas, je n'ai estimé qu'il y avait là des choses répréhensibles d'un point de vue légal. Cependant, je suis pour ma part choquée : plusieurs économistes ont été payés par la société Uber pour contribuer à en promouvoir une très belle image afin qu'elle vende à la société un rêve en décalage complet avec la précarité du quotidien des chauffeurs VTC. C'est ce qui a poussé un lobbyiste tel que Mark MacGann, qui soutenait pourtant activement Uber, à rompre avec ce modèle et à devenir lanceur d'alerte : il estimait en effet que la société avait menti. Les Uber files révèlent la stratégie de communication et de lobbying employée par Uber pour créer dans la sphère médiatico-politique un soutien académique à son modèle, absolument nécessaire pour imposer un état de fait à un état de droit et pour obtenir de la part des décideurs publics des modifications législatives ou réglementaires en leur faveur. Cette étude a participé à cette stratégie.

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David Thesmar, Professeur d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Un grand nombre de sociétés défendent leur modèle économique, pour des raisons généralement sincères, et s'appuient pour cela sur des études. Les chauffeurs de taxi en ont fait de même. Toutes les entreprises utilisent des arguments économiques pour défendre leur activité. A la fin, on peut débattre de ces arguments.

S'agissant du contenu de l'étude, nous avons mené une enquête auprès des chauffeurs Uber. Sur les 7 000 chauffeurs interrogés, nous avons obtenu un taux de réponse d'environ 10 % – ce qui est habituel. Nous leur demandions comment ils envisageaient leur travail, et si ce dernier représentait pour eux d'un métier d'appoint ou à temps plein. Nous avons couplé les résultats du sondage avec les données fournies par Uber, afin de savoir combien d'heures par jour ils utilisaient l'application. Une majorité des répondants considéraient cette activité comme un travail à temps plein : ils y consacraient plus de trente heures par semaine et l'envisageaient sur le long terme.

Cette enquête a aussi permis d'obtenir des informations sur l'âge, le genre et le niveau de diplôme des chauffeurs. Nous avons ainsi pu évaluer le taux de chômage auquel ils étaient exposés. Il s'agit majoritairement de jeunes dont le niveau de diplôme ne dépasse pas le bac. Le taux de chômage de cette catégorie de population était très élevé en France : il était de 12 %, soit deux points de plus que celui de la population générale. Ainsi, nous en avons conclu qu'Uber attirait sur le marché du travail des personnes qui en sont éloignées.

S'agissant enfin de la question de la déconnexion, il faut d'abord noter que le travail indépendant peut s'appréhender sous deux angles différents. D'une part, on peut considérer que les travailleurs savent que ce statut leur convient : dès lors, la plateforme peut décider de ne sélectionner que les meilleurs chauffeurs en élevant des barrières importantes à l'entrée. D'autre part, si on estime que les travailleurs souhaitent seulement expérimenter ce statut, il est préférable de leur permettre d'utiliser l'application très facilement – aussi parce qu'il est très coûteux d'empêcher des personnes de travailler. Nous avons montré que la plateforme entraîne ce type de comportements : étant donné que la génération de recettes horaires est très hétérogène entre les chauffeurs – certains parvenant mieux que d'autres à maximiser leurs revenus, en profitant par exemple de la hausse des prix pendant les heures de pointe –, ceux qui ne sont pas satisfaits de leurs gains ont davantage tendance à quitter la plateforme. Je suppose qu'il en allait de même en 2014, même si je n'ai pas eu l'occasion d'observer les données relatives à cette année. Peut-être que M. MacGuann a d'autres informations.

Il s'agit donc d'une étude qui a demandé beaucoup de travail : il a fallu faire les questionnaires, les relire, analyser les réponses, lire la littérature sur le sujet, analyser les résultats par rapport aux données de l'emploi dans la profession, faire les tableaux, récupérer les données d'Uber, définir l'échantillon, analyser l'échantillon, etc. – tout cela prend du temps – puis rédiger l'étude, soit facilement dix jours pleins de travail comme je vous l'ai dit.

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Je vous remercie du temps que vous nous avez accordé.

La commission s'achève à seize heures cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. – Mme Anne Genetet, M. Benjamin Haddad, Mme Danielle Simonnet

Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Amélia Lakrafi, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault, M. Charles Sitzenstuhl